En moins de dix ans, Hamadi Redissi publie son troisième grand livre. Après “Les Politiques en Islam. Le Prophète, le roi et le savant” (L’Harmattan 1998), “L’exception islamique” (Seuil, 2004) ; voilà “Le pacte de Nadjd”, ou comment l’Islam sectaire est devenu l’islam” (Seuil 2007). L’œuvre prend de l’ampleur et l’auteur devient, incontestablement, l’un des plus brillants analystes de l’histoire des idées dans l’Islam moderne et contemporain.
“Le pacte de Nadjd” est d’abord le premier récit historique d’une doctrine très médiatique, mais très mal connue : le wahhabisme. Né dans le désert de Nadjd (dans l’actuelle Arabie Saoudite) dans la première moitié du XVIIème siècle, le wahhabisme devient plus de deux siècles et demi plus tard un enjeu idéologique et politique mondial après les attaques du 11 Septembre 2001. A-t-il contribué à l’émergence du salafisme jihadiste ? Voilà l’une des questions majeures au début de ce XXIème siècle.
Hamadi Redissi ne se contente pas de cela. Il entreprend un gigantesque travail documentaire sur les différentes étapes du wahhabisme, des origines jusqu’à aujourd’hui. Il va même sur les lieux qui ont vu un prédicateur s’allier à un prince en 1744 (ou 1745) dans ce fameux pacte de Nadjd. Redissi y hume l’atmosphère, ausculte la géographie pour comprendre l’extraordinaire expansion d’une secte hérétique devenue aujourd’hui l’orthodoxie. C’est cela la principale intuition de Redissi. Il va l’argumenter sur trois cents trente pages.
Pourquoi un livre sur le wahhabisme?
D’abord par rapport à mon propre itinéraire de chercheur. Mon livre “L’exception islamique”* a été plutôt théorique et j’avais besoin de faire une enquête empirique afin d’examiner de près les enjeux théoriques que pose un cas concret. Cela pour la raison générale ; maintenant pourquoi le wahhabisme ? Parce que j’ai eu l’intuition que nombre des souffrances de l’Islam d’aujourd’hui remontent au wahhabisme, secte que beaucoup de gens ne connaissent que vaguement.
Vous développez dans votre livre, à propos du wahhabisme, un concept qui peut paraître paradoxal : la secte orthodoxe. C’est quoi exactement?
En examinant le wahhabisme in-concreto, je me suis rendu compte qu’il y avait un aspect tout à fait sectaire : anticommunautaire, fanatique, misogyne, misanthrope et antisémite. D’un autre côté le wahhabisme participe à l’orthodoxie générale de ce qu’on appelle “les gens de la Sunna (tradition prophétique) et de la communauté”. Ce statut ambigu a permis au wahhabisme d’avoir une telle longévité (plus de deux siècles et demi). Je tiens à préciser que la notion de secte n’est pas du tout péjorative, mais qu’elle décrit un phénomène particulier.
Comment avez-vous procédé pour votre enquête empirique sur le wahhabisme ?
J’ai constitué mon enquête empirique à travers deux grands corpus. Le premier est documentaire. Il est fait de manuscrits que j’ai eu beaucoup de peine à trouver. J’ai constitué un corpus documentaire fait de textes rares et épars dans différentes bibliothèques : aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en France… J’ai mis beaucoup de temps et d’énergie à collecter ces textes.
Le deuxième corpus est une enquête sur le terrain que j’ai effectuée en Arabie Saoudite. Je suis allé sur les lieux et les traces du wahhabisme des origines : Al Dirya et le Najd central. Région où Muhammed Ibn Abd al-Wahhab a vécu. Tous les auteurs du XIXème siècle décrivent Al Dirya comme un amas de ruines. J’ai tellement lu sur cette ville que quand j’y suis parti je la connaissais maison par maison.
Votre enquête de terrain vous a-t-elle permis de sentir le souffle wahhabite ?
Absolument. Al Dirya est un lieu inaccessible. Cela permet de comprendre la géopolitique d’une secte. Prendre un lieu inaccessible et faire des raids hors territoire en étant soi-même protégé par des montagnes, que ce soit à Alamut (pour les Hachachines / Assassins, une secte du chiisme ismaélien), à Tora Bora (pour Al Qaïda de Ben Laden) ou Al Dirya, cela vous donne une supériorité guerrière extraordinaire. Si le wahhabisme a pu se développer et résister, c’est à cause de cela essentiellement. Le wahhabisme s’est appuyé aussi sur les Anazas, la plus grande confédération tribale de l’Arabie Saoudite au XVII ème siècle.
Si vous aviez à définir le wahhabisme d’une manière succincte, que diriez-vous ?
On peut dire que le wahhabisme des origines est un néo-kharijisme (les kharijistes sont une secte qui a vu le jour au premier siècle de l’Hégire, connue par son fanatisme et rigorisme extrême). Cela est clair d’après la trame tribale et aussi par la doctrine : un puritanisme foncier égalitariste et le refus de toutes formes d’intercession. Ils estimaient que les Musulmans vivaient dans une néo-jahylia (la jahylia désigne la période anti-islamique des Arabes) et qu’il fallait les réislamiser par le jihad. Le wahhabisme des origines est une révolte à la Saheb el Himar (chef kharijite qui s’est rebellé contre le pouvoir fatimide en Tunisie) au nom du dogme de l’unicité.
Entre le pacte de Najd, qui a scellé le début effectif du wahhabisme en 1744 (ou 1745) et sa victoire définitive en 1932 (la réunification de l’Arabie centrale par les Al Saoud) il y a près de deux siècles. Comment expliquez-vous que cette secte ait pu résister pendant deux siècles ?
Les bastions wahhabites étaient éloignés des lieux du culte, la Mecque et Médine, de plus de huit cents kilomètres. Ils n’intéressaient pas les grands empires environnants, que ce soit l’ottoman ou le britannique. Les wahhabites étaient quasiment en dehors de l’histoire et de la géographie, ce qui leur permit, même suite à des défaites militaires, de pouvoir se reconstituer loin des regards ennemis. Quand Mohamed Ali d’Egypte les défit au début du XIXème siècle, il était obligé de retourner chez lui. Une fois les armées parties, les bédouins wahhabites “reprirent” du poil de la bête.
Il faut ajouter que les descendants d’Ibn Abd al-Wahhab, c’est-à-dire les garants de la pureté doctrinale, avaient eu l’intelligence de ne jamais interférer dans les luttes intestines des Saoud. Ils ont toujours ratifié l’imamat des vainqueurs. Nous sommes obéissants à l’intérieur, mais belliqueux à l’extérieur. Cela scellait durablement le pacte de Najd, conclu entre Muhammad Ibn Saoud et Muhammad Ibn Abd al-Wahhab.
Qu’est-ce qui a fait que les wahhabites triomphent en 1932 ?
Cela revient en grande partie à la constitution des “Frères”. C’est un genre de communisme de guerre. Voilà des nomades, même pas des bédouins, que les wahhabites sédentarisent et endoctrinent. On leur dit que tout le monde extérieur est impie. Ces campements militaires, constitués en 1912, ont été de l’avis de tous les chercheurs le bras armé qui a rendu la victoire d’Abdelaziz Ibn Saoud possible en 1932. Les expériences précédentes ont montré que les bédouins étaient inconstants et les citadins ne pouvaient pas guerroyer plus de quatre mois par an. Les “Frères” constituaient des camps militaires qui vivaient uniquement pour la guerre.
A l’image de ce que fut la Koufa du temps du second Calife, Omar Ibn al-Khatttab…
Absolument, et les “Frères” sont les Qurra (Récitants du Coran) dont la vie était partagée entre la prière et la guerre. Je dirais aussi que le wahhabisme est pour les chercheurs une chance extraordinaire. Il nous permet de voir une secte médiévale in-vivo. Si vous voyez un cheïkh wahhabite ajourd’hui, vous pouvez imaginer ce qu’était des sectes comme les kharijites ou les ismaéliens au Moyen-âge.
Si les wahhabites sont des néo-kharijites, pourquoi vouent-ils une grande haine aux “sectes hérétiques” comme les kharijites et les chiites ?
Je pense que cela est dû à la culture dogmatique. On peut être contre le fanatisme et être, cependant totalement fanatique. Mon livre est, en quelque sorte, un rapport de police philosophique sur le fanatisme.
Le débat qui a opposé les wahhabites à l’Islam institutionnel durant un siècle et demi montre à quel point l’Islam institutionnel s’est opposé au wahhabisme. Qu’est-ce qui fait que cette opposition ait quasiment disparu aujourd’hui ?
A part le récit historique sur le wahhabisme dans mon livre, le cœur de mon questionnement était celui-là : J’ai fait état de plus cinquante réfutations du wahhabisme sur une base théologique sérieuse écrite par des ulémas. Je me suis posé la question suivante : comment se fait-il qu’après une campagne aussi dure et étendue contre le wahhabisme, on a même accusé Ibn Abd al-Wahhab d’athéïsme et de prétention à la prophétie, subitement le wahhabisme a été réhabilité. Je propose une piste pour la discussion : le wahhabisme a été réhabilité par la tradition, parce que l’hérésie est devenue la nouvelle orthodoxie. L’Islam sectaire et anti-orthodoxe a vaincu à la fin du XIXème siècle.
Plus précisément…
La tradition tardive est constituée par des ulémas qui connaissaient parfaitement leurs classiques. Ils refusaient l’Ijtihad, s’alliaient aux Saints et aux marabouts. Ils étaient citadins, notables et obéissants. Cet Islam là va être battu à la fin du XIXème siècle par les nouveaux clercs de l’Islam. Ils sont en dehors de l’institution religieuse. Ils écrivent dans les journaux. C’est le mouvement Nahda initié par El Afghani et Abdoh. Les réformistes disent : l’Islam est en déclin, les responsables sont les ulémas, les marabouts et les princes tyranniques. C’est exactement ce que disait Ibn Abd al-Wahhab au XVIIème siècle.
Le réformisme est une hérésie mineure de l’intérieur. C’est une bonne hérésie parce qu’elle permet à l’Islam de se réformer. Mais cette hérésie mineure a ouvert la boite de Pandore: tous les Musulmans sont devenus des Fakih et cela dure jusqu’à maintenant. Auparavant personne n’osait parler en présence des cheïkhs d’Al Azhar ou de la Zitouna. C’est cela ma thèse.
Vous dites dans votre livre que c’est Rachid Ridha, disciple d’Abdoh, qui a réalisé la jonction entre le réformisme et le wahhabisme
Absolument. Rachid Ridha était un agent wahhabite. Il a publié la plupart de leurs tracts à leurs frais. Il en a commenté quelque-uns et les a défendus avec acharnement dans une série d’articles qu’il a plus tard publiés dans un livre “Les Wahhabites et le Hijaz”. Rachid Ridha a fait la jonction entre le réformisme hérétique du XIXème siècle et le wahhabisme comme faisant partie des “gens de la tradition et de la communauté”. Il n’est pas le seul à avoir fait cela. Il y a Mohyeddine al Khatib en Egypte, Tahar Al-Jazaïri en Syrie, Chokri Alussi en Irak et bien d’autres… C’est un néo-fondamentalisme qui hérite du réformisme d’El Afghani et de Abdoh. Ceux-là n’étaient pas des wahhabites. Ils sont parfois anti-wahhabites, mais ils participent de la même conception de la tradition. Résultat : le wahhabisme a été réhabilité bien avant l’ère du pétrole, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens.
On aurait pu penser, en vous écoutant, que le mouvement des “Frères Musulmans”, fondé par l’Egyptien Al Banna en 1928, serait une continuation du wahhabisme… alors que vous dites dans votre livre qu’il n’en est rien…
Dans un premier moment les “Frères Musulmans” n’ont rien à voir avec le wahhabisme, bien que leur culte du secret rappelle, lui aussi, les sectes hérétiques du Moyen-Âge. Les signes de reconnaissance, une bague particulière, et les chiffres magiques, le nombre dix, fait d’eux, à leur début, une sorte de loge maçonnique. Mais ils formaient quand même un parti moderne dans une Egypte libérale. Al Banna n’est jamais allé en Arabie Saoudite. Jusqu’en 1954 les leaders des Frères Musulmans avaient des critiques dures contre le wahhabisme. Certains d’entre eux le qualifièrent de régime corrompu et monarchique. Les “Frères Musulmans” étaient foncièrement anti-monarchiques. C’est la répression d’Abdennasser qui va rapprocher les Frères Musulmans des wahhabites. Il y a eu alors une greffe dans les deux sens. Le wahhabisme a été idéologisé et les Frères Musulmans ont été traditionnalisés.
Est-ce qu’on peut dire que ce sont les Frères Musulmans qui ont introduit le wahhabisme dans l’histoire ?
Sur le plan intellectuel, absolument. Sans les Frères Musulmans le wahhabisme serait resté une idéologie locale et provinciale. C’est l’argent du pétrole et l’idéologie islamiste qui ont donné au wahhabisme une dimension mondiale.
Vous avez parlé tout à l’heure d’un siècle et demi de réfutation du wahhabisme dont on retrouve la trace en Tunisie et au Maroc. Ces réfutations sont-elles toujours d’actualité?
Pour l’essentiel ces réfutations appartiennent au monde du passé.
Le wahhabisme était plus “moderne” que ses réfutateurs ?
Oui, si l’on maintient les guillemets pour moderne. L’une des plus grandes critiques des ulémas aux XVIIIème et XIXème siècles était que le wahhabisme ouvrait les portes de l’Ijtihad et refusait l’imitation des anciens. Les ulémas reprochaient aux wahhabites leur refus de toute intercession, fût-elle celle du Prophète. Ce débat n’intéresse plus personne aujourd’hui. Ce qui est encore d’actualité, c’est la question de l’Ijtihad (et là les wahhabites étaient en avance sur la tradition) et deuxièmement le takfir (l’anathème) et là on retrouve les passerelles avec l’Islam sectaire radical.
Le wahhabisme a-t-il eu une influence sur l’Islam non-arabe ?
Oui. Le wahhabisme a eu une grande influence sur les Musulmans de l’Inde au XIXème siècle. On y retrouve les mêmes débats et polémiques autour du wahhabisme.
Les wahhabites ont-ils eu une influence sur la Jamaa Islamyaa de l’Indo-Pakistanais Al-Mawdoudi ?
Pas au début. Plus tard, à l’instar des Frères Musulmans, il y a eu des connexions et des convergences. Voilà que des gens qui ne se connaissent pas et qui ont des filiations idéologiques différentes se retrouvent et se rejoignent. Il y a des affinités électives qui donnent lieu à des liaisons dangereuses. Ces liaisons dangereuses reposent sur une matrice commune que j’ai appelée la destruction mosaïque : c’est-à-dire ériger une destruction au sein des Musulmans eux-mêmes entre la vraie et la fausse religion.
Le wahhabisme a anticipé ce mouvement, d’où sa réhabilitation. La thèse devient : c’est l’hérésie (le réformisme et l’islamisme) qui réhabilite l’hérésie (le wahhabisme). Maintenant c’est l’hérésie qui est devenue la nouvelle orthodoxie.
Dans ce passage de l’hérésie à la nouvelle orthodoxie, qu’est-ce qui a changé dans le wahhabisme ?
Rien. La grande victoire du wahhabisme est qu’il n’a rien changé. Ce sont les autres qui ont changé.
Après le 11 septembre 2001, le wahhabisme est-il en train de changer ?
Oui. Le wahhabisme est devenu la tradition. Il a repris les mêmes arguments que ses anciens réfutateurs contre ce qu’il appelle les néo-kharijites (les salafistes, jihadistes).
Le jihadisme est-il une excroissance du wahhabisme ou de l’islamisme ?
Les deux à la fois. Les jihadistes se réclament des deux traditions.
Le salafisme-jihadisme est-il une chance ou une catastrophe pour le wahhabisme ?
Aujourd’hui le wahhabisme est dans de beaux draps ! Il est dans une phase très défensive. La monarchie tente d’ouvrir de nouveaux ponts avec les islamistes modérés (les Frères Musulmans) afin que les wahhabites ne soient plus les seuls piliers du régime. Les wahhabites, tout en étant contre l’Islam violent, refusent toujours les réformes libérales.
Y a-t-il, en Arabie Saoudite, une critique ouverte contre le wahhabisme ?
Oui. J’y ai consacré le dernier chapitre de mon livre. Il y a des critiques ouvertes contre le wahhabisme dans des journaux comme “Al Watan”, mais uniquement en phase critique. Quant les choses se calment, la critique disparaît.
Sur quoi reposent les critiques des intellectuels saoudiens ?
Le premier reproche des intellectuels saoudiens est l’exclusivisme des Ecoles du rite. Le wahhabisme a interdit le malékisme, le hanafisme et le chaféisme. On n’enseigne que l’école hanbalite. Ces intellectuels demandent de mettre fin à cet exclusivisme des écoles. Le second se rapporte aux réformes politiques. Les intellectuels accusent les wahhabites d’être la cause des difficultés du pays.