L’HOMME QUI VOULAIT BOIRE UNE BIÈRE À ALGER
Alger est une ville de lumière. Mais il suffit que le jour décline pour que la Blanche se transforme en gouffre. Vers dix-sept heures, et avant que les milliers de minarets ne hurlent la prière du crépuscule, les rues se vident d’un coup des filles et des femmes, déjà toutes voilées et il ne reste, collés aux murs, qu’un magma d’hommes, barbus, moustachus, ou coiffés à l’iroquoise et dégoulinant de gel, fumant clope sur clope. Alger devient alors une coulée de mélancolie. Tout y tombe en ruines, les hommes, les chats famélique, jaunes et sales, les immeubles haussmanniens dont toutes les cages d’ascenseur n’ont plus d’ascenseur depuis des lustres; et même la mer perdue sous des rafiots qui crachent leur mazout avec des bananes, de la semoule, de l’ail chinois et des escalopes de dindes importées de Patagonie. Le ciel, noir, se remplit alors du parfum d’Alger, de la pisse mélangée à l’huile de friture des sardines. J’y étais il y a trois semaines. Et un soir, je ne sais pas pourquoi, je me suis dit, je vais prendre une bière. Pourquoi ? Comme ça pour le plaisir.
Les yeux fermés, je me suis dirigé vers la brasserie des facultés, la Brass, notre Flore à nous, comme on dit, située juste en face du lycée Delacroix où se trouvait notre département de littérature française.
J’ai poussé la porte, le lieu était vide, deux serviteurs perdus au milieu d’une salle avec des nappes rouges et sales m’accueillent :
– C’est pour prendre un verre ?
– Oui, par exemple.
– On ne sert plus.
Le plus jeune me regarde d’un air méprisant. je lui demande s’il existe encore un autre bistrot dans le coin. Il me répond :
– Non, je ne peux pas vous le dire. C’est haram.
J’ai claqué la porte. Je me suis dit il suffit que j’aille juste à côté, à la rue Charasse, là il y a le Marhaba, le bar fait les meilleurs sandwichs à la viande hachée et à la coriandre fraîche et il est juste à côté de la librairie Dominique où pour dix dinars, j’achetais l’intégrale de Soljenitsyne et de Maïakovski.
J’ai pris la rue Charasse. Le Marhaba n’existe plus, ainsi que la librairie scientifique. Dominique est devenue librairie Ijtihad, (exégèse coranique).
Qu’à cela ne tienne, il suffit de descendre vers Maurétania; au bout, il y a la grande brasserie Maurétania juste en face de l’immense immeuble bleu d’Air France, et si elle est fermée, il suffit de prendre à gauche, le boulevard Amirouche et passer devant le magasin des beaux-arts, l’Arc en ciel, avant d’arriver au Boul Mich. L’établissement jouxte le restaurant universitaire. Il dispose d’une salle au sous-sol, avec un dancing et ses fenêtres donnent sur le port d’Alger. On y mangeait des sardines servies à foison avec de la pelure d’oignon avec nos copines étudiantes qui fumaient des Craven A.
J’ai pris la rue Charasse, la brasserie a été remplacée par un magasin de meubles, l’immeuble d’air France n’existe plus, pas plus que l’Arc en ciel et j’ai poussé la porte du Boul Mich. A la place des filles fumant des Craven A, une foule de barbus sirotant des cafés crème et suçant avec avidité des cigarettes électroniques.
Je ressors, face au commissariat central et sous les arcades de la banque extérieure d’Algérie, des dizaines de femmes, avec des bébés et des enfants, disposent des cartons et ou des couvertures par terre pour passer la nuit. Je demande au policier ce qui se passe :
– Ce sont des jeunes mariées, chassées par leur mari. Elles viennent passer la nuit face au commissariat central pour ne pas être violées. Elles partent à l’aube.
Je me rappelle alors du Coq Hardi, la brasserie mythique d’Alger, avec Wahab on y passait du temps, elle est située au cœur de la rue Didouche avec une double baie vitrée, les serveurs étaient en nœud papillon et on y vendait le Monde à la criée.
J’ai repris la rue Berlioz, où le Berlioz n’existe plus, en haut de l’escalier, un immense trou a remplacé la pâtisserie la Parisienne, ah les croissants de la Parisienne ! Je me suis dit que je devrais passer par le passage souterrain de la place Audin. Sur les escaliers, il y avait un joueur de banjo aveugle et à l’intérieur un disquaire aux cheveux très longs qui m’avait fait découvrir le 666 des Aphrodite-Childs. Au fond du passage, il y avait un pèse personne automatique et un horoscope mécanique rouge. On y glissait une pièce de 20 centimes et on avait imprimé sur du papier kraft toujours cette même prédiction : « Bonjour, vous allez être très heureux et connaître beaucoup de bonheur. ». Longtemps, j’ai soupçonné Boumediene lui-même d’être l’auteur des messages de cet horoscope démoniaque.
Dans le passage, il n y a plus de musicien, mais des vendeurs à la sauvette de fausses Nike et de vraies culottes rouges; le disquaire a disparu, il est sûrement grand père et a dû vendre toute sa collection de Rock pour se payer un Voyage à la Mecque et laver son « passé », comme on dit.
Plus haut, je cherche le Coq Hardi partout et ne le trouve pas. J’arrête des gens :
– Les coq quoi ?
– Le coq Hardi, c’est bizarre, c’était au temps de la France ?
– Non au temps de Boumediene.
– Et on acceptait des noms comme ça ?
– Et il faisait quoi le coq hardi, il vendait du poulet ?
– Non c’était une brasserie.
Souvent l’échange se terminait ainsi :
– Qu'Allah vous ramène dans le droit chemin.
Je tombe à la fin sur un algérois, un fils du quartier :
– Vous cherchez quoi ?
– Le Coq Hardi, je ne rêve pas il était bien là, sur ce trottoir. Je ne rêve pas !
– Oui, il était bien là, mais la ville d’Alger l’a rasé.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il gênait la circulation.
– Mais il n’était pas au milieu de la route, il était sur le trottoir.
– Justement, les gens picolaient à la terrasse et ça gênait les gens qui passaient en voiture.
La brasserie faisait pourtant partie de l’histoire de la bataille d’Alger …
En remontant la rue Didouche, j’ai vu que les librairies, Ibn Khaldoun et les Beaux-Arts avaient fermé. Le cinéma l’Algéria, également ainsi que tous les autres bistrots, le Debussy, le Tassili, la Cafette, le Quatz’Arts, le Kenko, …
Je suis remonté jusqu’au Rostand, transformé en magasin de chaussures. Quant au Debussy qui était l’une des plus belles salles de la ville, il a été transformé ainsi que le Français en dépotoir.
Au Debussy, je crois que j’ai vu tous les films de Visconti et j’ai même assisté aux émeutes provoquées par « Cris de Femmes » de Jules Dassin. Le film avec Mélina-Mercouri était une variation autour du mythe de Médée. Mais le titre était trompeur et tous les Algérois avaient compris qu’il s’agissait d’un film sur l’orgasme. Le jour de la première, il a fallu faire intervenir la police anti-émeutes pour contenir les assauts de la foule et Jules Dassin lui-même était sidéré par cette marée de cinéphiles, venus de Cap Matifou, de Tipaza, de Tizi et même de Boussaâda pour voir Mélina-Mercouri.
Le lendemain el Moudjahid, notre Pravda titrait « Le public algérois en liesse pour la mythologie grecque. La preuve que le niveau intellectuel des masses populaires augmente de jour en jour grâce au socialisme ». Ce que le quotidien ne disait pas, c’est que la salle, au bord de l’explosion, se vidait dix minutes après le début du film.
Je me suis rendu compte aussi de l’absurdité de la situation, il est impossible d’arrêter quelqu’un dans la rue et lui demander s’il connaît une brasserie. C’est con de se faire lyncher pour une Kronenbourg.
La nuit tombe. Alger s’enfonce davantage dans le noir. Les jeunes délabrés se confondent avec les murs délabrés. Des policiers sales hurlent dans des talkies walkies d’un autre âge. Sur les balcons, tous condamnés par de lourdes grilles en fer, des femmes adipeuses secouent des nappes trouées.
De tout Alger que j’ai connu, il ne reste qu’une seule boutique « L’étoile d’or », un bouquiniste chez qui on peut trouver le chasseur français de 1964, ou les œuvres complètes de Castoriadis. Malgré le temps qui a passé on se reconnaît. Il faut dire que j’y allais presque tous les jours.
– Tu es passé où ?
– A Paris.
– Comment tu fais pour vivre là-bas, les bouquins sont hors de prix ?
– Et toi, comment tu fais pour tenir ?
– Pour le plaisir. Chaque jour j’ai dix offres pour faire de la boutique une pizzeria mais je préfère crever au milieu des livres que de la mayonnaise.
A Alger, la mayonnaise est considérée comme un signe de luxe, on en recouvre les pizzas et même les glaces à la vanille.
Vers 19 heures, j’ai traversé le marché Meissonnier, je suis descendu vers la rue Hoche et là je vois un établissement avec une porte blindée, gardée par un cerbère large comme un frigo américain. Je lui murmure à l’oreille :
– Mon frère, c’est un bar ?
Lui me susurre à son tour :
– Oui, vite rentre.
Je pousse la porte. D’abord il y a la fumée et puis cette odeur âcre de la transpiration quand on essaye de la camoufler avec des litres d’eau de Cologne. Une lumière tamisée. Des hommes assis, ou affalés devant des tables recouvertes de monticules de bières.
Personne ne parle à personne. Chacun boit seul. Chacun soliloque dans son coin. Au fond de la salle, il y a un immense poster avec des montagnes du Canada enneigées. A côté des toilettes, deux putes, qui doivent être là depuis René Coty et qui achèvent de tomber en poussière. On entend les toilettes qui débordent et on voit l’eau qui arrive à la salle. Personne n’est là pour s’en rendre compte. Au bar, une serveuse, les cheveux passés mille fois à l’eau oxygénée, les dents en or, le décolleté qui lui arrive jusqu’à la pomme d’Adam et le ventre qui tombe sur les genoux.
Elle vient en courant vers moi :
– Que puis-je vous servir, Monsieur ?
A ce moment-là retentit l’appel à la prière de la nuit, la dernière. Je me sens d’un coup las et au bord de la conversion. Je sens que ce bar algérois sera mon chemin de Damas. Je jette un coup d’œil aux putes qui rient, aux hommes saouls, et je me sens dans la peau de Saint Paul quittant dans un couffin la chapelle d’Ananie. Je regarde la serveuse dans les yeux et lui dis :
– Je voudrais un verre d’eau et un tapis de prière bien frais, ma sœur. Qu'Allah nous protège tous les deux.