Lahouari Addi : Ce que j’appelle le
discours religieux est aussi bien la connaissance savante des oulémas que la
représentation populaire de la religion. Ce discours est en crise parce qu’il
ne correspond plus au monde actuel. Il est issu de l’interprétation du Coran
qui date de plusieurs siècles et qui ne s’est pas renouvelée, alors que le
monde a changé depuis. La théologie musulmane est encore celle de Ibn Hanbal,
al Ghazali et Ibn Taymiyya. En comparaison, le christianisme a renouvelé la
pensée d’Augustin et de Thomas d’Aquin.
Quant à l’autre aspect de votre
question, le discours est l’espace où se reproduit la représentation du monde
qui légitime le lien social et qui dit ce qui est mal et ce qui est bien. Le
discours est une construction sociale de la réalité. Dire, c’est faire, nous
apprend la sociolinguistique. Du fait du poids de la religion dans la société
algérienne, qui n’est plus traditionnelle, mais pas encore moderne, la crise du
discours religieux est une crise sociale.
Leila ZAIMI : Si l’on
comprend bien votre raisonnement, la crise du discours religieux musulman,
c’est d’abord une crise de la culture…
Lahouari Addi : La culture est une
construction humaine ; elle est la manifestation sociale de la pensée. Les
rapports entre les êtres humains, en dehors de la reproduction biologique, ne
sont pas naturels, ils sont culturels. Nous vivons avec l’illusion que la
religion domine la culture ; en fait, c’est l’inverse ; c’est la culture qui
domine la religion. L’anthropologie religieuse montre que la religion est
portée, exprimée par une culture.
La crise dont nous parlons n’est pas la crise
de l’islam, mais la crise de la culture qui le véhicule aujourd’hui.
L’intolérance de notre société provient de notre culture et non du Coran. Vous
allez me dire mais il y a des versets intolérants dans le Coran ; c’est vrai,
mais il y a aussi des versets de tolérance, et c’est la culture qui choisit
entre les versets. Il en est de même pour la Bible. La culture d’aujourd’hui ne
respecte pas de nombreux versets du Coran, dont «pas de contrainte en
religion».
Les êtres humains n’accèdent au sacré qu’à travers la culture et à
travers la métaphysique qui la sous-tend. La religion peut être portée par n’importe
quelle culture, qu’elle soit humaniste ou non. La culture et la transcendance
sont liées comme le verre et le liquide, mais le verre et le liquide sont deux
choses distinctes. Le liquide prend la forme du verre comme l’islam vécu épouse
la culture de la société.
La question qui nous intéresse est la suivante :
est-ce que l’islam est compatible avec la liberté de conscience et avec la
modernité ? L’interprétation du Coran de al Ma’ari et de Ibn Roshd, certainement
; celle de al Ghazali et Ibn Taymiyya, non. Cela ne veut pas dire que al Ma’ari
ou Ibn Roshd ont la vraie interprétation de l’islam, car la vraie
interprétation n’est connue que par Dieu et les prophètes. Les anciens sont
sages en disant «Allah ou a’lam» (dieu sait).
Leila ZAIMI : Le sous-titre de votre livre est «Le nécessaire
passage de Platon à Kant». Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?
Lahouari Addi : La religion est
d’abord une philosophie, une métaphysique. A l’origine, en islam, il y a eu des
philosophes-théologiens (al Kindi, Ikhwane Es-Safa, al mu’tazilas…). Il y a eu
ensuite une évolution qui a distingué les philosophes des moutakalimoune
(théologiens). L’islam récuse le mot «théologie» qui prétend étudier Dieu. Les
moutakalimoune étudient le kalam, le mot de Dieu.
Le courant antiphilosophie a
commencé avec Ibn Hanbal qui était irrité que Platon et Aristote soient souvent
cités et élevés au rang de prophètes bibliques. C’est lui l’inventeur du
concept de salafiya (le fait de se relier aux pieux prédécesseurs) qui cherchait à revenir aux salafs (les pieux prédécesseurs, premiers califes de l'islam, dits aussi "errachidoun") pour ne pas citer les
philosophes grecs. Ce mouvement a triomphé avec al Ghazali et Ibn Taymiyya qui
ont quasiment interdit la philosophie.
«Ta-mantaqa, ta-zandaqa» (pratiquant la dialectique, il tombe dans le manichéisme), écrivait Ibn
Taymiyya.
Ce faisant, ces auteurs et leurs disciples ont fermé toute
possibilité d’évolution de la pensée musulmane. Philosophie et pensée
religieuse vont de pair ; si vous interdisez la philosophie, la pensée
religieuse perd le contact avec la réalité humaine et la transcendance divine.
Leila ZAIMI : Pouvez-vous en quelques mots dire la différence entre
Platon et Kant ?
Lahouari Addi : Je considère Platon
et Kant comme faisant partie des plus grands philosophes de l’humanité. Ils ont
produit deux systèmes philosophiques cohérents, mais différents.
Si je dois
résumer la différence qui les sépare je dirais que :
- Pour Platon l’homme est un
atome d’un cosmos composé d’un monde sensible corruptible à qui le corps
appartient, et d’un monde idéal parfait qui accueillera l’âme après la mort du
corps. Entre-temps, et pour rendre supportable sa vie dans le monde sensible,
il doit utiliser la raison en obéissant à la logique d’ensemble du système supra-organique
auquel il appartient. Il lui reste à espérer que son âme rejoindra, après la
mort du corps, l’Olympe où règne la perfection éternelle.
- Pour Kant, l’homme
n’a pas les moyens de connaître sa condition. Notre structure mentale, dit-il,
fait que nous ne connaissons que la réalité pour soi et non la réalité en soi.
Nous percevons les phénomènes et non les noumènes. La science étudie les
phénomènes et la métaphysique spécule sur les noumènes. Nous connaissons Dieu à
travers les limites de notre raison et non dans sa réalité transcendantale. La
compréhension de l’essence des choses est au-dessus de nous.
Platon alimente
les guerres de religions et Kant les fait cesser. Avec Platon, la foi se base
sur la raison ; avec Kant, elle se fonde sur la conscience. Or, la raison est
belliqueuse, puisque chacun croit avoir raison contre les autres, alors que la
conscience est pacifique.
C’est avec Kant que l’espace public est pacifié, pas
avec Platon.
Leila ZAIMI : Comment expliquez-vous que la culture musulmane n’a
pas dépassé la vision platonicienne ? Comment expliquez-vous cette stagnation
par rapport aux Européens ?
Lahouari Addi : La pensée musulmane
n’a pas évolué parce que les monarchies, aidées par les théologiens, ont
persécuté la pensée libre, avec l’exception de al Ma'moun (entre 813 et 823) qui
avait protégé les mu’tazilas. Il y avait des potentialités énormes. Al Ma’ari
est le précurseur de David Hume et de Dante avec son livre «Rissalat al
Ghoufrane» ; Ibn al Moukaffa’ annonce les fables de Jean La Fontaine ; Ibn
Toffeil a écrit un livre (Hay Ibn Yakdhan) similaire au roman «Robin Crusoé»
(qui est un conte philosophique) ; Ibn Roshd a eu une influence indirecte dans
la genèse de la philosophie occidentale ; Ibn Khaldoun est le précurseur de
Hobbes et de Durkheim, etc.
Il y avait un potentiel énorme de modernité
intellectuelle, mais l’oppression politique et l’aliénation religieuse ont
étouffé cette évolution. Par ailleurs, au niveau du dogme, islam et
christianisme ne doivent pas être comparés comme on le fait souvent en
insinuant que le christianisme est meilleur que l’islam. Judaïsme,
christianisme et islam sont une même religion. Le Coran reconnaît Moïse et
Jésus comme des prophètes; et ce qui est oublié, c’est que la première réforme
du christianisme, c’est l’islam.
Le Coran déclare rétablir dans sa vérité le
message de Moïse et de Jésus en récusant la divinité de Jésus et le clergé.
Je
trouve séduisante l’hypothèse de Mohamed Shahrour qui parle de
«christianisation» de l’islam après la mort du prophète avec la promotion des
hadiths et l’évolution des oulémas vers un statut de clergé. Ce n’est pas ce
que voulait le prophète, qui refusait qu’on le sacralise comme Jésus chez les
chrétiens.
En effet, pour Shahrour, l’imam Chafei a sacralisé la parole du
prophète alors que seul le Coran est sacré. Pour lui, le sunnisme est une
déviation par rapport à la norme coranique. Il en est de même chez les chiites
qui ont sacralisé ahl el beit et ont reconduit le mythe chrétien du Messi
attendu. Si on compare les dogmes, l’islam est plus proche de la sécularisation.
Leila ZAIMI : En écrivant un tel ouvrage, votre intention, entre
autres, était «de rappeler ce que le discours religieux musulman doit à la
métaphysique grecque, en particulier au dualisme platonicien autour duquel
s’est élaborée la théologie du monothéisme abrahamique, dans ses versions
juive, chrétienne et musulmane». Quels sont vos arguments ?
Lahouari Addi : Mes arguments sont
développés dans le livre que vous avez lu. L’hypothèse que je défends est que
le monothéisme abrahamique a utilisé la philosophie de Platon pour se donner
une argumentation rationnelle. La philosophie de Platon est dépassée en Europe,
remplacée par celle de Kant.
La culture musulmane contemporaine est
platonicienne, alors que la culture occidentale est kantienne. Kant est le
penseur de la modernité intellectuelle et de la sécularisation. C’est ici que
réside le secret de l’avance des Occidentaux sur le monde musulman.
Vous allez
me dire est-ce qu’une interprétation kantienne de l’islam est possible ? La
philosophie morale de Kant est confirmée par plusieurs versets du Coran, mais
il faut passer par le naskh, l’abrogation, c’est-à-dire faire abroger des
versets par d’autres versets. Il ne faut pas avoir peur de ce mot qui
appartient à la culture musulmane. Nous pratiquons l’abrogation, dans un sens
ou dans un autre, tous les jours consciemment ou inconsciemment dans notre
comportement social.
La théologie musulmane s’est construite sur l’abrogation
implicite de nombreux versets du Coran, notamment celui qui énonce «pas de
contrainte en religion» (S.2, V.256). Mais l’abrogation est inévitable. J’ai un
voisin non musulman là où j’habite à Lyon avec qui j’ai des relations de bon
voisinage. En me comportant ainsi, j’ai abrogé le verset qui me recommande de
tuer les juifs, les chrétiens (S.9, V.5). Mais si je tue mon voisin, j’aurais
aussi abrogé le verset qui dit «pas de contrainte en religion».
Les oulémas
font peur aux croyants sur le sujet de l’abrogation alors qu’eux-mêmes abrogent
les versets humanistes.
Leila ZAIMI : Dans votre essai, on peut lire «à partir du 16e
siècle, l’Europe et l’islam ont commencé à diverger intellectuellement. Galilée
avait ruiné le savoir aristotélicien des docteurs de l’Eglise, provoquant une
crise grave dans le savoir profane sur lequel l’autorité ecclésiastique avait
bâti sa légitimité intellectuelle. La culture musulmane n’a pas connu cette
crise parce que ‘ilm al-kalâm n’avait pas fondé sa pertinence sur le savoir
aristotélicien…».
D’après vous, le monde musulman a-t-il besoin d’un choc
culturel et de pensée au sens épistémologique du terme ?
Lahouari Addi : L’Eglise latine avait
lié son discours à la science profane, appelée la scolastique, qui était
principalement d’origine grecque. Lorsque ce savoir s’était effondré à la suite
des découvertes scientifiques, l’autorité intellectuelle de l’Eglise a été
remise en question.
Cette évolution n’a pas eu lieu en islam car les oulémas
avaient rompu les liens avec le savoir profane, dont la philosophie,
l’astronomie, la chimie, etc. Il n’y avait pas de lien entre la théologie et
les sciences profanes.
Al Ghazali avait disqualifié la causalité
aristotélicienne, affirmant que si le feu brûle le bois, c’est en raison de la
volonté divine et non pas en raison des lois de la nature comme le prétend
Aristote. D’ailleurs, dit-il, Dieu fait des miracles quand il veut en
suspendant les lois de la nature. C’est ainsi que la théologie musulmane s’est
désintéressée du savoir profane qui était cependant condamné s’il contredisait
la parole des oulémas.
La société musulmane est devenue indifférente à la
science.
Mohamed Abdou avait raison quand il avait écrit que l’islam n’aurait
pas condamné Galilée comme l’a fait l’Eglise. Un théologien musulman aurait dit
à Galilée «ta découverte montre la puissance divine».
Leila ZAIMI : Dans le cinquième chapitre, vous tentez d’analyser le paradoxe de la société
musulmane contemporaine qui «accepte la technologie la plus moderne tout en
refusant la philosophie du sujet qui l’accompagne».
Quels sont les résultats de
cette analyse ?
Lahouari Addi : Les musulmans acceptent la technologie moderne à la suite de la Nahdha (renaissance) du 19e
siècle, en disant qu’elle a pour source la raison que Dieu a donnée à l’être
humain. Selon Mohamed Abdou, les Européens ont utilisé ce don de Dieu qui a été
négligé par les musulmans. Mais ce qui est oublié, c’est que cette technologie
a été créée par un sujet historique conscient de lui-même. Les découvertes de
Galilée et de Newton ont conduit successivement à Descartes et à Kant.
La science
occidentale s’est développée parallèlement à l’émergence du concept de
conscience inconnu dans la pensée grecque et que refuse la théologie médiévale.
Leila ZAIMI : Que répondez-vous à ceux qui disent que vous n’êtes pas habilité à traiter de
ces questions, puisque vous n’êtes pas théologien ?
Lahouari Addi : La théologie est un savoir humain qui a une fonction sociale et, à ce titre,
elle relève de la sociologie de la connaissance. Elle fait partie de la
culture, et tout ce qui est culturel intéresse la sociologie.
Ma réflexion
porte sur le caractère historique et épistémologique du discours religieux dans
ses rapports avec la philosophie et avec les représentations culturelles comme
vision du monde.
La théologie étudie les textes sacrés ; la sociologie de la
connaissance étudie l’usage social du discours sur le texte sacré.
Leila ZAIMI : Votre livre, me semble-t-il, fait suite à un autre
important de vos ouvrages, «le Nationalisme arabe radical et l’islam
politique», publié en Algérie et aux Etats-Unis. Le premier est un courant
marqué aujourd’hui du sceau de l’échec et ne parvient plus à produire une
idéologie mobilisatrice, comme il y a cinquante ans ou plus, le second est
synonyme d’un problématique retour aux origines avec, depuis une quarantaine
d’années, une déclinaison violente dont l’horreur est atteinte par Daech.
Comment sortir de cette double impasse ?
Lahouari Addi : Schématiquement, le
monde arabe a eu deux réponses politiques pour s’opposer à la domination
européenne : le nationalisme arabe radical (Michel Aflak, Nasser, Boumédiène,
Saddam…) et l’islamisme (Hassan al Banna, Qutb, al Qaïda…).
Les deux ont échoué
parce qu’ils n’ont pas perçu que l’avance de l’Occident n’est pas seulement
matérielle, mais intellectuelle.
Les nationalistes pensaient rattraper le
retard en industrialisant et les islamistes en faisant respecter la morale par
la chari’a.
Les deux courants n’ont pas saisi l’importance de la révolution intellectuelle
des 17e-18e siècles qui a séparé l’Europe du monde musulman. Le nationalisme a
commencé à décliner avec la défaite face à Israël, en 1967, et l’islam
politique est en train de perdre du terrain.
Les deux idéologies ont échoué, parce qu’ils ont tous deux ignoré la perspective historique et l’anthropologie
humaine. On ne peut pas connaître la société musulmane si on la réduit au seul
facteur religieux. Il faut mobiliser la sociologie, l’économie, la science
politique, l’histoire, etc.
* Lahouari Addi a été formé à l’université d’Oran où il a
enseigné, pendant vingt ans, après avoir obtenu un doctorat en France. Au
milieu des années 1990, il est nommé professeur de sociologie politique du
monde arabe à Sciences Po/Lyon. Il a été plusieurs fois invité par des
universités américaines. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages et d’une
cinquantaine d’articles parus dans des revues académiques. Il intervient
souvent dans la presse algérienne où il offre des analyses sur les
contradictions idéologiques et politiques de la construction de l’Etat.