Ceux qui ont rédigé la constitution de 2014 ne pensaient certainement pas qu’elle serait usée et obsolète en une mandature. Nous vivons une crise de régime qui ouvre sur de mauvaises perspectives, y compris une possible violence collective. Le jeu politique qui en est issu a détruit l’Etat post-colonisation, détruit les institutions de la République et a contribué au naufrage du tout politique du pays, de l’économie, à la diplomatie en passant par la sécurité. Certes les institutions ne sont que ce que les femmes et les hommes politiques en font, mais la conjonction de deux médiocrités (celle du texte et celle du jeu politique), nous envoient dans l’inconnu.
Le naufrage politique intervient au moment où le pays va connaître une catastrophe économique, très partiellement due à la Covid-19. Mais la majeure partie de la faillite économique est due au régime politique et au système construit depuis 2011 et solidifié par la constitution de 2014.
Il faut avoir le courage de souligner que nous sommes dans un cas rare où une constitution a été rédigée pour entériner un état de fait politique, un ensemble d’accords plus ou moins tacites et un jeu qui s’est instauré à la faveur du vide de pouvoir après la chute du régime de Ben Ali, sous le règne de la Troïka et durant la période qui suivra notamment tout au long du gouvernement Jomaa. Le texte ressemble plus à un accord qui fige des positions, qui récompense des acteurs qu’à une loi fondamentale qui peut disposer pour l’avenir. C’est au seuil de cette vérité implacable que nous sommes lorsque nous regardons la scène politique actuelle et le bilan des dix années. C’est échec et c’est peu que de le dire.
Une constitution et des institutions usées en une mandature
Le politiste que nous sommes a été surpris comme beaucoup, à la lecture du texte de la constitution de 2014. L’imprécision, la lourdeur du style, la longueur du texte ne masque même pas l’absence d’une épine dorsale permettant au moins de qualifier avec précision ne serait-ce que le type de régime politique construit. Nombre de constitutionnalistes, tunisiens et étrangers l’avaient souligné, nous n’avons pas besoin d’y revenir tant sont multiples les analyses d’éminents collègues qui ont souligné le caractère médiocre de cette masse.
Si la constitution de la première république n’avait
pas été appliquée, celle de 2014 est tout simplement impraticable, presque
inapplicable à moins d’être un contorsionniste constitutionnel. Ceci a été
souligné à maintes reprises.
Ce texte vient se superposer à un jeu politique qui
frise l’hubris et l’hystérie collective d’une « caste » parlementaire à
laquelle le mode de scrutin ne peut en aucun cas offrir une base électorale.
C’est désormais une caste hors sol, hors de son siècle, inconnue dans ses
circonscriptions, en totale incapacité d’avoir une idée claire de son rôle,
surtout incapable de juguler les problèmes du pays quand elle n’y contribue pas
directement.
Ce qui témoigne de la crise profonde du régime
politique tunisien issu de 2011, c’est la situation, le spectacle, la
gouvernance de l’Assemblée parlementaire. Un espace de spectacle, quand sa
présidence usurpe le législatif et l’exécutif, mélange le diplomatique occulte
et le partisan spécifique, la magistrature religieuse secrète et les grands
jeux géopolitiques dans le giron turc.
L’actuel Président de l’ARP cumule des prérogatives
qu’il a élargies en profitant du vide présidentiel. Ghannouchi avait
déjà joué le rôle du Régent du temps de Béji Caid Essebsi. Personne n’y avait prêté
attention lorsqu’il usait d’une diplomatie parallèle au point de parasiter
l’action de l’Etat, sous la précédente mandature. Ghannouchi avait
grignoté l’espace qu’il utilise aujourd’hui depuis le perchoir. Ne s’est-il pas
qualifié du Président de tous les Tunisiens le jour de sa désignation (réglée
d’avance) au perchoir ? En ne s’y opposant pas, le Président de la République a
contribué au grignotage de son pouvoir.
Le Président de l’ARP, à moins de rencontrer un
pouvoir institutionnel, politique et moral, continuera à agir en tant que
Régent. Cette posture lui a été tacitement reconnue y compris par les
chancelleries occidentales. La Présidence ayant déserté la diplomatie, le chef
du parti-Etat et Président de l’ARP s’y est engouffré à l’avantage d’une
Turquie en recherche d’une zone d’influence et de tutelle sur un pays affaibli
(la Tunisie) et un pays failli (la Libye). Un jeu qui fait de la Tunisie une
marche de la Turquie.
Des dérogations qui ont usé l’Etat et
la République
Au-delà du péché d’orgueil, Ghannouchi nous
souligne en gras et en rouge la crise du régime dans laquelle nous sommes et
les impasses de la mauvaise constitution. Si une personne usurpe un pouvoir
dans un système politique donné, il faut qu’il y ait à chaque fois un rappel au
texte et à l’esprit de la constitution par un arbitre, afin que les domaines
soient définitivement et constitutionnellement soulignés. Non seulement il n’existe
pas de gardien de la constitution (absence du tribunal constitutionnel à
dessein), mais il n’existe plus aucune autorité morale dans le pays en capacité
de préciser les périmètres, plus aucune figure, ni académique, ni morale, ni
même appartenant au monde du droit. Un silence de consentement aux multiples
dérogations et élargissement des pouvoirs traverse le pays.
Entre 2011 et 2020, la Tunisie a connu des
glissements et des dérogations, des usurpations de pouvoir le long de la
hiérarchie des pouvoirs, de la base au somment.
Quand l’action du Quartet du dialogue à abouti à la
mise en orbite du gouvernement Jomaa, ce fut un jeu dérogatoire avec
d’innombrables immixtions étrangères occidentales et orientales. Ces
immixtions étrangères sont devenues une règle au point de voir la Turquie
aujourd’hui jouer un rôle tutélaire sur le pays. Quand en 2014, feu Béji Caid Essebsi et Nidaa
Tounes s’étaient trouvés en impasse de gouvernement, le bon sens politique eut
été de revenir devant les électeurs. En lieu et place, avec des pressions
occidentales, notamment l’UE et l’Allemagne, on trouva « Attawafok ». Un faux
consensus qui aura été le fossoyeur du régime politique et le meilleur ferment
des dérogations et des élargissements indus des pouvoirs. C’est en vertu
de cette indulgence, de ces dérogations que certains gouvernent aujourd’hui en
évidant de leurs substances les autres fonctions. Certains ont baptisé cela «
diplomatie parlementaire», on qualifiera cela d’élargissements constitutionnellement injustifiés, même par un texte aussi imprécis que la
constitution de 2014.
Ces dérogations au texte et au bon sens politique ne
concernent pas que le Président de l’ARP. Est-il utile de rappeler que l’actuel
Chef du Gouvernement, qui concentre tous les pouvoirs, n’a eu qu’un score
anecdotique lors de l’élection présidentielle, il n’est pas chef d’une
majorité parlementaire ou d’une coalition préalable à l’élection, bref il n’a
rien de ce dont un chef de gouvernement en République parlementaire devrait
avoir. Son choix est certes conforme au texte, mais sa situation ne correspond
à aucun socle politique qui lui est propre et spécifique. Son choix fut aussi
dérogatoire que le choix de Mehdi Jomaa ou de Habib Essid, de Youssef Chahed.
Sans être devin, le sort du gouvernement actuel et de son action seront
identiques à ceux des précédents.
Que faire ?
N’ayons pas peur des mots, si cette forme de
glissement et de corégence, si le spectacle parlementaire indigne devait
continuer, alors que le pays est au pied du mur d’une crise économique majeure,
on peut craindre le pire. Il faut avoir le courage de porter à la connaissance
des citoyens le coût réel du système politique et institutionnel, dans une
période de tarissement des fonds, des investissements et surtout pour un pays
très fortement endetté.
La Tunisie se doit de reconstruire l’Etat et de
proportionner son système politique à la hauteur de sa taille humaine et
surtout à la hauteur de ses moyens.
Un pays qui veut se reconstruire, doit raccourcir les
délais et les circuits de la décision, il a le devoir de diminuer les niveaux
hiérarchiques pour augmenter la célérité de la décision. Un régime présidentiel
avec une stricte séparation des pouvoirs, un législatif monocaméral avec au
maximum 150 députés, élus au scrutin uninominal, majoritaire à un tour.
Un exécutif mono céphale. Un chef de l’Etat, une dizaine de ministres qui vont
gérer dix pôles ministériels, leur nombre doit être inscrit dans la
constitution afin de limiter la prolifération, le format de leurs cabinets sera
lui aussi limité par une loi organique. Un pouvoir judiciaire réellement
indépendant, une réforme en profondeur de la police, des pouvoir locaux et
notamment une réécriture complète du code des collectivités qui est
dispendieux, presque inutile.
A l’urgence économique et sécuritaire doit
correspondre une constitution et des institutions en capacité d’organiser la
gestion du redressement du pays. Si nous devions continuer avec le système de
2011, solidifié par la constitution de 2014, la Tunisie sera perdue. Le mot est
sans doute faible.
* Membre
fondateur de Executive Director of Global Geo-Strategy and National Security
Intelligence. Maitre de conférences HDR en science politique. Université de
Lyon. Chercheur en science politique. CERDAP2 Sciences Po Grenoble. France