mardi 29 octobre 2013

Boualem Sansal : "Je ne crois pas à la démocratie dans le monde arabo-musulman"


L’écrivain algérien Boualem Sansal fait sensation avec un essai tonitruant révélant les origines, les tabous et les méfaits de l’islamisation qui poursuit sa propagation mondiale.

 

Le Vif/L’Express : Quel éclairage apporte un écrivain en « regardant un sujet de manière littéraire » ? 

Boualem Sansal : Je précise d’emblée que je ne suis pas un spécialiste de l’islam pour pouvoir parler librement. On a besoin d’auteurs de toutes sortes, mais je m’intéresse aux phénomènes de société de notre époque. C’est pourquoi j’aimerais retrouver l’engagement des écrivains d’antan. Telle une caste détachée, ils restent absents du débat public, au lieu d’en être des acteurs. Lorsqu’on est confronté à une question aussi menaçante pour la société que l’islamisation, on doit se comporter en militant. Écrire ne suffit pas pour faire avancer les choses. Ce livre vise à dépasser le simple discours politique pour examiner les mécanismes profonds. J’espère vivement qu’il provoquera un vrai débat. 

Comment expliquez-vous le silence des intellectuels arabes, que vous qualifiez de « vecteur d’islamisme » ? 

Ce qui me frappe, c’est que ce silence a existé de tout temps, quels que soient les sujets qui traversent l’ensemble des sociétés (le divorce, l’homosexualité ou la crise économique). C’est lié à la structure même de la société arabo-musulmane, dictatoriale ou féodale. Au mieux, les intellos sont des troubadours répétant le discours officiel. Ceux qui vivent en Occident demeurent également muets. Comment les réveiller ? Le mouvement Écrivains pour la Paix − que j’ai fondé avec l’écrivain israélien David Grossman − a le plus grand mal à les mobiliser car ils redoutent d’être excommuniés ou assassinés. Or le propre de l’intellectuel est de dépasser la crainte, sinon il devient soldat. 

En tant qu’Algérien, de quoi êtes-vous le témoin ? 

J’ai vu l’islamisme arriver sous mes fenêtres. En quelques années, il a détruit des familles, une culture, une économie et des vies, tout en se répandant partout. On ne peut pas rester indifférent face à ce phénomène qui risque d’arriver aussi chez vous. Au lieu de se comporter en militants, les gens regardent la télé sans broncher. Voyez Hollande qui n’a jamais désigné l’ennemi lors de sa visite au Mali. Ne pas nommer les islamistes revient à les protéger ! 

L’une des clés est de distinguer islam et islamisme. 

Ce livre rappelle que l’islamisme est né de l’islam par un glissement progressif. Où commence le premier ? Dans la volonté agressive de domination et dans celle de vouloir imposer une idéologie au plus grand nombre. Elle est alimentée par certains musulmans radicaux, mais l’islam a rarement été tranquille. Prônant le prosélytisme, il s’est souvent imposé par le glaive et les armes. 

Pourquoi ce retour du religieux, comme l’avait prédit Malraux ? 

L’humanité a pour but le bonheur. Tous les moyens sont bons pour vivre en paix, mais en raison de la démographie, les ressources s’amenuisent. Il faut un système performant, donc totalitaire. Or que ce soit le communisme ou le capitalisme, tous les modèles échouent. Avant, on se tournait vers l’ésotérisme, maintenant c’est l’islam dont la vitesse de propagation est prodigieuse. Les pays musulmans n’ont pas beaucoup de choix. Etriqués, ils n’ont point accès à la modernité. D’autant que certains d’entre eux estiment avoir connu des siècles d’humiliation avec la colonisation occidentale. L’envie de retrouver un islam conquérant explique le succès des Frères musulmans, qui veulent « laver l’affront ». Une vengeance mobilisatrice, décuplée par l’obligation de répandre la parole de Dieu et de convertir un maximum de gens. 

« Islamiser le monde, pas seulement les pays musulmans. » Qu’est-ce qui explique cet engouement en Europe, que ce soit auprès des jeunes musulmans ou des convertis ? 

La régression de l’Occident y est particulièrement propice. Les Européens ne croient plus en l’avenir de l’Europe, qui n’a ni armée ni diplomatie et se montre incapable de coordonner la gestion de la crise économique. Ceux qui aspirent à la domination mondiale se portent bien, grâce au pétrole ou à une croissance à deux chiffres. Alors autant profiter de l’affaiblissement pour achever la bête ! Je suis effrayé par l’évolution foudroyante de l’islamisme européen en moins de dix ans. Quand on est fatigué, on attrape toutes les maladies... Autre cause : la crise identitaire. Non seulement l’identité européenne n’émerge pas, mais en plus elle fissure le système en place. Ceux qui ne sont pas de cette culture, ne peuvent pas et ne veulent plus s’intégrer. D’ailleurs, les « pays d’origine » font tout pour contrebalancer une intégration réussie. Ils craignent que si les communautés maghrébines se francisent ou se belgicisent, elles « pervertiront » leur culture. C’est ce qui explique la toile d’araignée que constitue l’ouverture d’innombrables mosquées, de cours d’arabe ou de L’Amicale des Algériens en Europe. Les communautés immigrées sont instrumentalisées, or les gouvernements participent à ce double jeu, qui consiste à recruter des imams alors que ces pays se disent laïques. Résultat ? Les jeunes ne se sentent plus Belges, Français ou Allemands, bien que cette troisième génération soit née en Europe. Quel échec ! 

Vous dénoncez ainsi fermement l’hypocrisie des politiques qui aggravent la situation. 

S’il y a un responsable de la situation dramatique en Europe, ce sont les politiques. Ils représentent un danger car, à force d’aller de compromis en compromis, ils vont de compromission en compromission. Ce cynisme les pousse à s’allier avec n’importe qui, comme Kadhafi reçu à l’Elysée en échange de contrats mirobolants. Les pays arabes incarnent un grand marché, avec lequel il ne faudrait pas se fâcher. Idem pour le « Printemps arabe », perçu par les observateurs occidentaux comme un mouvement révolutionnaire, alors qu’il s’agit d’une colère spontanée, aussitôt récupérée par les islamistes. Aveuglés, les politiques préfèrent prôner « une stabilité » de la région, afin de poursuivre les affaires. Tant en Europe que dans les pays arabes, il existe des moyens financiers et organisationnels colossaux pour diffuser les idées islamistes (la distribution d’exemplaires gratuits du Coran par exemple). L'Arabie saoudite, le Qatar, l’Iran et de riches mécènes américains ou français y contribuent largement. Ils offrent ainsi des bourses pour former des ingénieurs et des atomistes, afin d’asseoir leur pouvoir. Contrairement à Obama, ces pays n’ont pas de contrainte d’argent. Les islamistes sont forts dans de nombreux de domaines : la gestion de la finance internationale, le monde politico-économique, le commerce halal, les mouvements sociaux, les œuvres soi-disant caritatives (l’une des forces des Frères musulmans) ou les médias. Bravo, ils ont tout infiltré ! Même Internet et les médias, comme Al-Jazeera, qui n’hésite pas à corrompre des ministres, des intellectuels et des journalistes pour prêcher l’islam de façon évangéliste. La presse occidentale est également touchée, puisqu’ils payent des reporters dans le but de donner une autre vision de l’islam. Il faudrait dénoncer ces derniers et encourager les journalistes d’investigation à se pencher par exemple sur la littérature islamique en Belgique. Ils seraient surpris... 

« Un nouveau vivre ensemble » vous semble-t-il envisageable ? 

Pas trop... Ce serait un travail de longue haleine. Il faudrait au minimum qu’il y ait la paix dans les pays arabo-musulmans, y compris entre communautés laïques et musulmanes, mais ça ne pousse pas tout seul. Le vivre ensemble sera viable s’il est pourvu d’un cadre juridique, or beaucoup de gens feront tout pour l’entraver. Je ne crois pas à la démocratie dans le monde arabo-musulman. Elle ne verra le jour que lorsque les intellectuels se mobiliseront massivement ou travailleront ensemble pour transformer la société et les partis politiques. C’est là que réside mon espoir. 


Entretien : Kerenn Elkaïm

lundi 28 octobre 2013

Soumoud



Résistance !

Court métrage d'Amine Chiboub,
écrit comme un message d’espoir.

Un jeune homme se réveille, le corps recouvert de blessures et d’ecchymoses… Où était-il la veille? S’est-il fait tabasser lors d’une manif? Ou bien, tout bonnement, c’est sa manière de somatiser face aux événements qui ont lieu, ces derniers temps, dans le pays?
Le corps exprime souvent par les «maux» ce qu’il n’ose pas dire par «les mots».
En somatisant, le corps s’adresse à l’esprit, pour lui demander de le «reposer», de le laisser faire ce qu’il doit faire, attirant ainsi son attention sur un ou des problèmes non résolus.
Le problème ou la crise du personnage du film d’Amine Chiboub est exposé en voix-off, comme un monologue intérieur. Les mots nous donnent une impression de déjà entendu. Les bruits de fond qui les accompagnent aussi. Il s’agit d’un rêve avorté. De cris de joie transformés en larmes et lamentations. De solidarité et de division. De fleurs et de sang. De dires et de martyres.
Le jeune homme, alias Marwane Ariane, se regarde dans le miroir, comme pour mieux pénétrer ses blessures. Sa tête, partie en voyage, dans un passé proche, revient, ici et maintenant. Les gestes deviennent de plus en plus précis. Il se lave les mains jusqu’aux poignets, puis le visage, puis les bras jusqu’aux coudes… Ce sont les ablutions (woudhou). Le jeune homme se purifie. Il se prépare pour la prière…
C’est là où le spectateur commence à se poser des questions, à douter. Qui est ce jeune homme? Que veut dire l’auteur du film? Où veut-il en venir?
Ce dernier, ne tarde pas à nous donner la réponse. Le «pré-dénouement» du film est là.
Son personnage est musulman, mais pas comme les autres. Il a un beau drapeau rouge et blanc qui sommeille à son chevet.
Après avoir fini sa prière, le jeune homme prend son drapeau et s’en va le brandir, pour dire ce qu’il a à dire. Peut-être bien, encore une fois, le maître-mot «DÉGAGE!».
Ce film a l’élégance d’un journal intime. Après avoir raconté la «subite dépression», il s’ouvre sur un renouveau de soi, une générosité nouvelle. C’est ainsi que le réalisateur, qui en est à son quatrième court-métrage après Contre-temps, Obsession et Pourquoi moi?, a choisi de s’exprimer en cette période trouble de la post-révolution.  Aidé par une équipe de techniciens bénévoles, il a voulu communiquer un message d’espoir à tous ceux qui résistent, leur disant qu’il y a le soleil au-dessus des nuages.
Souad Ben SLIMANE

l'woudhou (ablution) étant la préparation pour l'accomplissement d'un acte de foi, qu'est la prière,  peut vouloir dire que ce jeune le fait :
- pour réaffirmer sa foi en l'obédience qui a façonné le tunisien depuis des siècles, c'est à dire le malékisme; face à ceux qui se sont accaparés sa révolution pour la dévoyer de ses objectif, en remettant en doute l'identité tunisienne;
- mais aussi pour s’apprêter à dégager l'obédience que veulent imposer aux tunisiens les contre révolutionnaires que sont les "frères musulmans" nahdhaouis; qui tentent d'effacer l'identité tunisienne pour la remplacer par le wahhabisme et soumettre ainsi la Tunisie à un genre nouveau de colonialisme : "le colonialisme politico religieux" des pétromonarques !

Ce jeune meurtri dans sa chair, sort de sa torpeur :
- post traumatique physique suite à une agression par des salafistes "enfants de Ghannouchi, que laissent supposer les "flash back" qui jalonnent le film; 
- mais aussi psychique, réalisant le danger d'effacement de l'identité tunisienne que tente de faire Ghannouchi, qui sous prétexte de faire recouvrir aux tunisiens leur identité "arabo-musulmane" qu'ils auraient perdue, veut leur imposer le modèle politico religieux des pétromonarques d'Arabie ! 

Donc il se prépare avec foi à lutter  :
- contre le nouveau colonialisme et 
- contre ceux qui le favorisent !
Pour récupérer sa révolution des mains des vautours, 
et dégager les tartufes qui ont semé la violence en Tunisie et mis le pays à genou devant les pétromonarques !

samedi 26 octobre 2013

ÉTONNANTE OPPOSITION ...

ET ÉTONNANTS JOURNALISTES !


Article paru dans : 
Kapitalis
Tunisiadaily


Encore un "consensus" de concert de jubilation cette fois-ci, de la part de l'opposition, de l'UGTT, de l'UTICA, de l'Ordre des avocats, de la Ligue des droits de l'homme ... même des journalistes pour crier victoire et pavoiser sur les plateaux TV et sur les ondes des radios que Ali Larayedh ait enfin daigné accepter de "promettre" qu'il démissionnera !

Mais à quel prix ? De concessions en reculades, l'opposition et la société civile ont renoncé à toutes leurs exigences après l'odieux assassinat de Chokri Belaïd, qui étaient :
- la dissolution de LPR,
- la démission du gouvernement,
- la dissolution de l'ANC,
- la nomination d'un gouvernement restreint de technocrates,
- la nomination d'un comité d'experts pour finir la rédaction de la constitution,
- la reconduction de l'ISIE,
- la suspension des nominations partisanes d'Ennahdha dans l'Administration,
- la révision de toutes les nominations déjà faites ....

Pire encore, au prix du sang de tunisiens morts et sacrifiés sur l'autel d'Ennahdha ! 
Faut-il rappeler les assassinats politiques de Lotfi Naghedh, de Chokri Belaid, de Mohamed Brahmi ... ; le massacre de nos soldats mutilés par les mines antipersonnel posées par les enfants de Ghannouchi et ceux qu'ils ont tués, émasculés et décapités au mont Chaâmbi et ailleurs; les policiers qu'ils ont égorgés, tués; les gendarmes qu'ils ont assassinés lâchement ... conformément à la doctrine des "Frères musulmans" établie par Sayed Qotb qui considère les forces de l'ordre républicain comme "tâghoût" (Satan), et comme tel leur élimination est "halal" !
Or tous ces crime perpétrés par ceux que les tunisiens appellent les "salafistes" ne sont en fait que l'œuvre des "enfants" de Ghannouchi porteurs d'une "culture nouvelle", bras armés de son parti et dont la responsabilité en tant que gouvernant sont à l'actif d'Ali Larayedh en tant que ministre de l'intérieur et en tant que premier ministre !
Crimes qui auraient fait tomber autant de ministres et de gouvernements dans les pays démocratiques !
Et cet homme autiste, avec arrogance continue pourtant de refuser tout dialogue, tout accord, toutes conditions ... de tous les intervenants et intermédiaires pour sortir la Tunisie de la crise politique dont il porte l’entière responsabilité !

Il aura fallu 7 nouveaux meurtres pour qu'enfin Ali Larayedh daigne promettre de démissionner ! 
Et l'opposition ainsi que de nombreux journalistes de dire "ouf" et de crier victoire ... oubliant toutes leurs concessions et leurs renoncements à leurs conditions du départ faites suite à l'assassinat de Chokri Belaid le 6 février 2012 ! Étonnant non ? !
Une telle euphorie, pour une simple "promesse de démission" ... est grotesque 

Une fois de plus, la fermeté de Ghannouchi et celle de son gouvernement, malgré tous leurs crimes à tous les niveaux ... a triomphé d'une opposition ... tout compte fait, bonne fille ! 
Dommage pour les Tunisiens ! Tous leurs efforts pour se débarrasser de la racaille ont été bradés par une opposition trop laxiste !

L'opposition n'a rien à espérer d'une reprise du dialogue national, où elle se fera à nouveau mener en bateau par Ennahdha. Elle doit se ranger du côté du peuple tunisien et crier haut et fort « Game Over » ! Car de courir après Ennahdha pour dialoguer et admettre le maintien de l'ANC, cela équivaut à une nouvelle prorogation de la légitimité du parti majoritaire qui y siège ! 
Or la légitimité et la majorité ne sont pas indéfinies ! 
Ce que Béji Caïd Essebsi dit et redit en confirmant clairement que tous les constituants et ceux sortis de leur rang pour diriger le gouvernement et la présidence de la République n'ont plus aucune légitimité pour cause de dépassement du mandat électoral ... caduque depuis le 23 octobre 2012 !

Les Tunisiens doivent rester vigilants et ne pas oublier que tant que l'ANC ne sera pas dissoute ... le cirque des "frères" nahdhaouis reprendra de plus belle, car plus que jamais ils revendiqueront leur "légitimité" et leur "majorité", devenues éternelles pour eux depuis que l'opposition leur a prorogé leur légitimité et ce contre la volonté du peuple tunisien, en leur accordant une "légitimité consensuelle" ! 
Entendez par là que leur "majless echoura" (conseil religieux jouant le rôle de conseil d'Etat) restera toujours maître de TOUT !
Puisque le gouvernement "neutre", ultime condition posée à Ghannouchi et que finalement Larayedh semble avoir accepté ... au prix de 7 assassinats dans les rangs des forces de l'ordre ... sera sous contrôle des faucons d'Ennahdha !
Et voilà comment une fois de plus Ghannouchi donne le change à une opposition qu'il roulera à nouveau dans la farine !

Bien joué Ghannouchi !

Il ne reste aux Tunisiens que de persévérer dans leur demande de dissolution de la catastrophique ANC, source de tous leurs problèmes et de faire valoir la fin du mandat électoral accordé aux constituants, 
fini depuis le 23 octobre 2012 !! 
La légitimité du peuple reste au dessus de tout, nous répètent à loisir tous les hommes politiques, tous partis confondus ! 
Alors au peuple de faire valoir sa légitimité !

Rachid Barnat

jeudi 24 octobre 2013

Le soulèvement arabe n’en est encore qu’à ses débuts

Gilbert Achcar autour de son livre « Le Peuple Veut » librairie la Brèche Paris 9 avril 2013. © Photothèque Rouge/MILO
Gilbert Achcar, 
nous propose des analyses, loin de l’impressionnisme médiatique, loin des obsessions sur la religion, loin des focalisations oublieuses des rapports sociaux, et donc éloignées de cet indécrottable orientalisme si présent dans les commentaires de journalistes et chercheurs des anciennes puissances coloniales. En note préliminaire, il précise que la désignation « arabe » est une « désignation géopolitique et linguistique »et « en aucune façon une désignation “ethnique” ». Contre toutes celles et tous ceux qui parlent déjà de faux semblants révolutionnaires, de confiscation islamique, contre celles et ceux qui prêchent l’inutilité de la révolte contre l’ordre antérieurement existant, la fixité de l’histoire, l’auteur se propose d’expliquer les causes profondes, les facteurs économiques et les contradictions à l’œuvre… Tout ce qui signifie « que des changements radicaux sont encore à venir et entraîneront, à tout le moins, de nouveaux épisodes de révolution et de contre-révolution dans les pays déjà bouleversés comme dans les autres, et cela sur la longue durée ».

Je m’attarde plus sur les contextes, laissant aux lectrices et lecteurs le soin de découvrir la richesse des analyses sur les soulèvements concrets, les « bilans d’étape » et les perspectives.
Si la crise actuelle du capitalisme est mondiale, les analyses ne sauraient en rester aux généralités. Il est, de ce point de vue, décisif d’essayer d’étudier les particularités du mode de production et des dominations sociales dans cette partie du monde : moindre croissance, plus fort taux de pauvreté, fortes inégalités, forte précarité (combinaison de l’informalité, du chômage et du sous-emploi) en regard des autres zones « en voie de développement ». A cela, il convient d’ajouter « le caractère exceptionnellement élevé du taux de jeunes sans emploi », le sous-emploi des femmes, la forte proportion des chômeurs diplômés de l’enseignement supérieur (sans oublier leur immigration). Les entraves au développement, les blocages spécifiques sont liés aux modalités particulières du capitalisme dans cette région. Et les bouleversements en cours ne sont pas, ou pas encore, porteurs « de changements radicaux de mode de production ».
L’auteur souligne « le démantèlement du modèle étatiste développementaliste »au cours des années 1980 et analyse les taux d’investissements publics et privés, la formation brute de capital fixe, pour faire ressortir « la part majeure de responsabilité qui incombe à la baisse des investissements étatiques » ainsi que le rôle de la rente étatique (liée aux produits fossiles). L’État rentier acquiert « un degré maximal d’indépendance à l’égard de la population ». La rente accentue« la propension au patrimonialisme », car les monarques, par exemple, sont en même temps, les principaux propriétaires privés. Ce n’est pas l’abondance des ressources naturelles qui entrave le développement « mais bien l’usage qui en est fait par le type de domination sociale existante ». La rationalité économique des rentiers « se déploie non dans le développement de la production, mais dans la maximalisation du rapport de leur épargne placée à l’étranger » et l’arbitraire des pouvoirs se combine avec leur vénalité. Si les dirigeants puisent dans les caisses de l’État comme dans leurs poches, ils organisent aussi une gigantesque fuite de capitaux. D’où, par ailleurs, les nécessaires campagnes contre les biens mal acquis et la restitution des avoirs aux populations concernées. L’auteur explique pourquoi la branche la plus florissante de l’économie est la construction : au carrefour de la spéculation foncière, de l’économie de services commerciaux et touristiques, sans oublier la corruption et les mégalomanies, en particulier dans les États du golfe.
La longévité des « dictatures républicaines », leur caractère « de plus en plus mafieux, avec une expansion du népotisme capitaliste favorisée par l’extension des recettes néolibérales à l’ensemble de la région » conduit à un capitalisme d’État bureaucratique néolibéral corrompu : « combinant patrimonialisme, népotisme et capitalisme de compérage, pillage des biens publics, hypertrophie bureaucratique et corruption généralisée, sur fond de débilité, voire d’inexistence, de l’État de droit et de grande instabilité sociopolitique… »
La « malédiction du pétrole » — un phénomène politique — est la source du contrôle exercé par les dirigeants saoudiens, « centre de gravité religieux de deux ensembles géopolitiques arabes et musulmans », ainsi que des liens anciens entre le Royaume saoudien ou le Koweït et les impérialismes états-unien et anglais. Le Moyen-Orient apparaît clairement comme situé « au centre d’un procès mondial d’accumulation fondé sur la finance, le militarisme et le pétrole ».
Combinaison de néolibéralisme et d’orientalisme, les politiques occidentales se satisfont de « l’exception despotique arabe » à « la promotion de la démocratie ». La mise en avant hypocrite du « respect de leur culture » a servi de cache-sexe au soutien bien réel aux régimes despotiques. Tout régime devient respectable s’il concoure à « la vaste entreprise d’extension militaire du domaine impérial régi par les États-Unis ». Cela justifie le soutien au régime saoudien, lui-même soutien des Frères musulmans, comme le soutien au Qatar, médiateur entre les Frères et Washington.
Ainsi, « dans la région arabe, c’est pour l’essentiel, sous la bannière de l’intégrisme islamique que s’est placé le mouvement qui — au sein des classes moyennes traditionnelles ainsi que parmi leurs intellectuels tant traditionnels (religieux en particulier) qu’organiques (étudiants, enseignants aux échelons inférieurs et moyens des professions libérales) — représenta l’aspiration réactionnaire à « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire » en prônant le retour à un âge d’or islamique mythifié ». Malgré les répressions des différents régimes, les mouvements intégristes conserveront de ce fait leur « ascendant prédominant sur la contestation populaire régionale, faute de concurrents crédibles ». Au final,« les transformations d’inspiration néolibérale, et notamment la résorption du rôle social de l’État, ont non seulement accru les facteurs élargissant l’assise sociale potentielle du mouvement intégriste, mais elles ont favorisé son expansion en remplacement de l’État, là où il pouvait agir au grand jour ». L’auteur souligne également l’embourgeoisement de la confrérie « qui connut ainsi une véritable mutation sociale, avec de plus en plus de capitalistes jouant un rôle désormais majeur en son sein ». Il analyse aussi le bouleversement du paysage médiatique arabe, avec Al Jazeera, donnant la parole à toutes les oppositions de la région… sauf, bien entendu, aux critiques du régime qatari.
Puis, l’auteur étudie les « Acteurs et paramètre de la révolution » et examine« l’état des candidats potentiels au rôle de facteurs subjectifs dans la rupture révolutionnaire », en commençant par les forces politiques organisées et en premier lieu celles du « mouvement ouvrier ». Luttes sociales, luttes démocratiques, mouvement des femmes, l’auteur ajoute les nouveaux acteurs et l’utilisation des nouvelles technologies de communication. Il souligne la place de la liberté d’expression ou des aspirations universelles à l’émancipation, contrairement à Tariq Ramadan qui survalorise la « référence islamique ». Mais, il ne faut pas réduire les soulèvements à une sorte de « révolution.com » :« croire que les réseaux “virtuels” peuvent organiser à eux seuls des révolutions n’est rien d’autre qu’une illusion. Leur efficacité est directement proportionnelle à l’ampleur des réseaux réels tissés dans les mobilisations sur le terrain ». Étudiant les « Bilans d’étape du soulèvement arabe » — avec des présentations détaillées pour la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye et la Syrie — l’auteur montre que les configurations concrètes sociopolitiques différentes expliquent en grande partie les formes et les temporalités des soulèvements. Ce long chapitre est essentiel à l’exploration radicale des révolutions en cours.
Enfin, Gilbert Achcar aborde les « Tentatives de récupération », les visions déformées liées aux défenses des intérêts de l’impérialisme ou d’Israël, la « composition » de l’administration Obama avec les Frères musulmans. Il traite aussi des contradictions de l’impérialisme, de l’OTAN en Libye et en Syrie. Il dénonce, à juste titre, les positionnements sur « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ou les théories du complot, la place maintenue du pétrole et des moyens qui en découlent. J’ai particulièrement été intéressé par les analyses sur les différences entre Khomeiny (Iran) et Morsi (Égypte), la relativisation du « tsunami islamique », la rapidité de la « perte de crédibilité des islamistes » liée entre autres à leurs orientations néolibérales et à leur incapacité à mener des politiques rompant avec ce cadre pour satisfaire les revendications des populations.
En conclusion, l’auteur nous propose de questionner « L’avenir du soulèvement arabe ». Il commence par souligner les différences entre Erdogan (Turquie), Ghannouchi (Tunisie) et Morsi (Égypte), celles entre Ennahda (Tunisie), l’AKP (Turquie) et les Frères musulmans ou entre le capitalisme turc et le capitalisme égyptien. Il souligne l’alignement des gouvernements dits islamiques sur les credo néolibéraux, leur « entière disposition à se conformer aux conditions du Fonds (FMI) en matière d’austérité budgétaire et autres réformes néolibérales »
Avant d’aborder les « conditions d’une véritable solution », Gilbert Achcar critique à la fois la pensée magique « l’islam est la solution » et son revers orientaliste « l’islam est le problème ». Il souligne que « la consolidation de la démocratie exige elle-même la présence d’un mouvement ouvrier fort et indépendant » et que pour juger du degré de démocratisation, « les libertés syndicales réelles sont la meilleure pierre de touche ».
Il s’agit d’un livre important, dont les analyses détaillées, les propositions ne s’arrêtent pas à la surface des choses mais prennent en compte les contradictions des sociétés concernées, des relations sociales « du soulèvement arabe ». Le surgissement de « l’événement » devient alors compréhensible par son inscription dans le temps et l’espace, « le peuple » n’est ni désincarné, ni homogénéisé, ni réduit à des idées.

Le « capitalisme extrême » des Frères musulmans

Aux affaires en Egypte, les Frères musulmans ne peuvent plus se contenter du slogan « L’islam est la solution ». Car leur politique libérale risque de susciter de fortes oppositions.
M. Khairat Al-Shater est le numéro deux des Frères musulmans, et le représentant de son aile la plus conservatrice. Quant au richissime Hassan Malek, après avoir débuté dans les affaires en partenariat avec M. Al-Shater, il dirige aujourd’hui avec son fils un réseau d’entreprises dans le textile, l’ameublement et le commerce employant plus de quatre cents personnes. Ces deux hommes incarnent bien le credo économique des Frères musulmans en faveur de la libre entreprise, qui se conforme davantage à la doctrine néolibérale que la forme de capitalisme développée sous la présidence de M. Hosni Moubarak.
Le portrait de M. Malek dressé par Bloomberg Businessweek aurait pu s’intituler « L’éthique frériste et l’esprit du capitalisme », tant il semble paraphraser l’ouvrage classique du sociologue Max Weber. Les Malek, explique le magazine, « font partie d’une génération de conservateurs religieux ascendante dans le monde musulman, dont la dévotion stimule la détermination à réussir dans les affaires et la politique. Comme le dit Malek : “Je n’ai rien d’autre dans ma vie que le travail et la famille.” Ces islamistes posent un formidable défi à la gouvernance laïque dans des pays comme l’Egypte, non seulement à cause de leur conservatisme, mais aussi en raison de leur éthique de travail, de leur détermination et de leur abstention apparente du péché de paresse. (…) “Le fonds de la vision économique de la confrérie, s’il fallait la définir d’une façon classique, est un capitalisme extrême”, dit Sameh Elbarqy, ancien membre de la confrérie (1) ».
Ce « capitalisme extrême » se manifeste dans le choix des experts en économie participant à l’assemblée chargée de rédiger le projet de Constitution égyptienne, largement dominée par les Frères musulmans et les salafistes, et boycottée par l’opposition libérale et de gauche.« M. Tareq Al-Dessouki est un homme d’affaires, député du parti Nour[salafiste]. Il dirige la commission économique du nouveau Parlement et a pour mission de résoudre les conflits éventuels avec les investisseurs saoudiens en Egypte. M. Hussein Hamed Hassan, 80 ans, est un expert en finance islamique qui a occupé des postes exécutifs à la Banque internationale islamique, à la Banque islamique de Dubaï, à la Banque nationale islamique d’Al-Sharja et à l’Union internationale des banques islamiques. M. Maabed Ali Al-Garhi préside l’Association internationale pour la science économique islamique. [Il occupe également de hautes fonctions à la Banque islamique des Emirats et à la Bourse de Dubaï.]M. Ibrahim Al-Arabi, homme d’affaires proche des Frères musulmans, est membre de la chambre de commerce du Caire. M. Hussein Al-Qazzaz, qui dirige une entreprise de conseil destinée aux milieux d’affaires, est un ami du candidat à la présidence Khairat Al-Shater (2).En revanche, l’Assemblée constituante de cent membres, proposée par la confrérie, ne comprend que trois représentants des ouvriers (3). »
L’ex-Frère musulman interrogé par Bloomberg Businessweek a posé la bonne question : le doute ne porte pas sur l’adhésion de la confrérie au capitalisme de l’ère Moubarak, mais sur sa capacité à rompre avec ses pires travers. « Ce qui reste à voir, c’est si le capitalisme de compères[crony capitalism] qui a caractérisé le régime Moubarak va changer avec des dirigeants favorables à l’économie de marché comme Malek et Al-Shater à la barre. Bien que la confrérie ait traditionnellement œuvré pour soulager les pauvres, “les travailleurs et les paysans vont souffrir à cause de cette nouvelle classe d’hommes d’affaires”, dit M. Elbarqy. “Un des grands problèmes avec la confrérie à présent — qu’ils ont en commun avec l’ancien parti politique de Moubarak —, c’est le mariage du pouvoir avec le capital” (4). »
Le principal obstacle à la collaboration de la confrérie avec le capitalisme égyptien, la répression qu’elle subissait sous M. Moubarak, est maintenant levé. Les Frères musulmans s’efforcent de prendre exemple sur l’expérience turque en créant une association d’hommes d’affaires s’adressant en particulier aux petites et moyennes entreprises, l’Egyptian Business Development Association (EBDA) (5). A l’instar du Parti de la justice et du développement (AKP) et du gouvernement de M. Recep Tayyip Erdogan, la confrérie et M. Mohamed Morsi estiment toutefois représenter les intérêts du capitalisme égyptien dans toutes ses composantes, sans exclure la plupart des collaborateurs de l’ancien régime qui, par la force des choses, en constituent une partie importante, surtout au sommet.
Ainsi, une délégation de quatre-vingts hommes d’affaires a accompagné M. Morsi en Chine en août 2012. Le nouveau président souhaitant, à la manière des chefs d’Etat occidentaux, jouer les commis voyageurs du capitalisme national, plusieurs chefs d’entreprise liés à l’ancien régime furent invités à faire partie du voyage. Parmi eux, M. Mohamed Farid Khamis, patron d’Oriental Weavers, qui se vante d’être le plus grand fabricant du monde de tapis et de moquettes tissés à la machine. M. Khamis appartenait au bureau politique du Parti national démocratique (PND), l’ex-parti au pouvoir du temps de M. Moubarak, et était alors parlementaire. Un autre membre du bureau politique du PND, réputé proche de M. Gamal Moubarak, le fils de l’ancien président, participa également à la délégation : M. Sherif Al-Gabaly, membre du conseil d’administration de la Fédération égyptienne des industries et patron de Polyserve, un groupe spécialisé dans les engrais chimiques (6).
Comme M. Erdogan, M. Morsi se situe à la confluence des diverses fractions du capitalisme de son pays et dans la continuité de sa trajectoire globale. La principale différence entre les Frères musulmans et l’AKP — et donc entre MM. Morsi et Erdogan — n’est pas tant le poids relatif de la petite bourgeoisie et des couches moyennes dans les deux organisations que la nature du régime dont elles représentent les intérêts : dans le cas turc, un capitalisme de pays « émergent » à dominante industrielle et exportatrice ; dans le cas égyptien, un Etat rentier et un capitalisme à dominante commerciale et spéculatrice, largement marqué par des décennies de népotisme.
Le voyage en Chine visait à promouvoir les exportations égyptiennes, afin de réduire un déficit commercial de 7 milliards de dollars dans les échanges bilatéraux. Il avait également pour but de convaincre les dirigeants chinois d’investir en Egypte — sans grand succès. La continuité entre MM. Moubarak et Morsi s’est toutefois manifestée par le maintien de la dépendance égyptienne envers les capitaux des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) — à la différence près que le Qatar a pris la place du royaume saoudien en tant que principal bailleur de fonds du nouveau régime, ce qui est conforme aux rapports entre les Frères musulmans et l’émirat (7). Le Qatar a accordé un prêt de 2 milliards de dollars au Caire et s’est engagé à investir 18 milliards de dollars sur cinq ans dans des projets pétrochimiques, industriels, touristiques ou fonciers, ainsi que dans le rachat de banques égyptiennes. Par ailleurs, le gouvernement de M. Morsi a sollicité un prêt de 4,8 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international (FMI), en indiquant qu’il était disposé à se conformer à ses conditions, austérité budgétaire comprise.

Mise en cause des libertés syndicales

On trouve un avant-goût de ces exigences dans la note sur la région préparée par le FMI pour le sommet des pays du G8 de mai 2011 : « Près de sept cent mille personnes entrent sur le marché du travail égyptien tous les ans. Les absorber et réduire le nombre de celles qui sont actuellement au chômage exigera une économie plus dynamique. Cela requiert des mesures courageuses, dont plusieurs devront être mises en œuvre par le gouvernement issu des élections générales qui interviendront cette année. Les principales réformes comprennent le renforcement de la concurrence afin que les marchés deviennent plus ouverts aux investisseurs locaux et étrangers ; la création d’un environnement économique qui attire et retienne l’investissement privé et soutienne les petites entreprises ; la réforme du marché du travail ; et la réduction du déficit budgétaire, y compris en diminuant le gaspillage provenant des subventions. (…) L’appel au financement extérieur, y compris auprès du secteur privé, restera souhaitable quelques années de plus (8). »
Mais ces nouveaux emprunts aggraveront le poids de l’endettement, avec un service de la dette qui représente déjà le quart des dépenses budgétaires de l’Etat, lesquelles sont supérieures de 35 % aux recettes. Accroître l’endettement en se maintenant dans une logique néolibérale signifie donc que l’Etat devra réduire les salaires de la fonction publique, les subventions aux plus démunis et les retraites. En septembre 2012, M. Morsi a d’ailleurs promis à une délégation d’hommes d’affaires américains qu’il ne reculerait pas devant des réformes structurelles draconiennes afin de redresser l’économie (9). Ces orientations laissent entrevoir une prochaine répression des luttes sociales et ouvrières. La volonté du nouveau gouvernement de remettre en cause les libertés syndicales conquises à la faveur du soulèvement et la multiplication des licenciements de syndicalistes vont dans ce sens.
M. Morsi, son gouvernement et les Frères musulmans conduisent l’Egypte vers une catastrophe économique et sociale. Les recettes néolibérales ont déjà démontré leur incapacité à extraire le pays du cercle vicieux du sous-développement et de la dépendance. Elles l’y ont au contraire enfoncé davantage. L’instabilité politique et sociale créée par le soulèvement ne peut que contrarier la perspective d’une croissance tirée par les investissements privés. Et il faut avoir la foi du charbonnier pour croire que le Qatar suppléera à l’indigence des investissements publics.
Du temps de M. Moubarak, il restait aux pauvres le recours à la charité combinée avec l’« opium du peuple » — « L’islam est la solution », promettaient les Frères musulmans depuis des décennies, dissimulant derrière ce slogan creux leur incapacité à formuler un programme économique fondamentalement différent de celui du pouvoir en place.
L’heure de vérité a sonné. Comme l’a souligné le chercheur Khaled Hroub, « dans la période qui vient, le slogan “L’islam est la solution” et le discours au nom de la religion seront confrontés à une expérimentation publique dans le laboratoire de la conscience populaire. Celle-ci durera peut-être longtemps, et pourra consumer la vie de toute une génération ; mais il semble inévitable que les peuples arabes traversent cette période historique afin que leur conscience évolue progressivement de l’obsession de l’identité à la conscience de la réalité politique, sociale et économique. Afin que la conscience des peuples et l’opinion publique passent de l’utopie qui consiste à fonder des espérances sur des slogans rêveurs à la confrontation avec la réalité et à l’évaluation des partis et des mouvements en fonction des programmes réels qu’ils présentent (10) ».
Les trafiquants de l’« opium du peuple » sont parvenus au pouvoir. La vertu soporifique de leurs promesses s’en trouve forcément diminuée. Il y a plus d’un quart de siècle, un des meilleurs orientalistes français, Maxime Rodinson, avait bien formulé le problème : « L’intégrisme islamique est un mouvement temporaire, transitoire, mais il peut durer encore trente ans ou cinquante ans — je ne sais pas. Là où il n’est pas au pouvoir, il restera comme idéal tant qu’il y aura cette frustration de base, cette insatisfaction qui pousse les gens à s’engager à l’extrême. Il faut une longue expérience du cléricalisme afin de s’en dégoûter : en Europe, cela a pris pas mal de temps ! La période restera longtemps dominée par les intégristes musulmans. Si un régime intégriste islamique rencontrait des échecs très visibles, y compris dans le registre du nationalisme, et débouchait sur une tyrannie manifeste, cela pourrait amener beaucoup de gens à se tourner vers une solution de rechange qui dénonce ces tares. Mais il faudrait une solution crédible, enthousiasmante et mobilisatrice — et ce ne sera pas facile (11). »

mardi 22 octobre 2013

Le Coran s'adresse à notre liberté

QUAND LE DOGME DES CHEFS RELIGIEUX 
et DES GOUROUS TRAHIT LE CORAN !
Mahmoud Hussein











Mahmoud Hussein,
pseudonyme commun de Bahgat El Nadi et Adel Rifaat. 
Depuis plus de mille ans, les guides de la pensée musulmane s'enorgueillissent d'être les gardiens d'un dogme qui se veut imparable, celui de l'imprescriptibilité du Coran. Selon ce dogme, le Coran étant la Parole de Dieu, ses versets sont formulés pour embrasser, éternellement, tous les contextes possibles.
Le croyant est alors confronté au syllogisme suivant: est musulman celui qui croit que le Coran est la Parole de Dieu. Celui qui doute de la validité absolue de tous ses versets doute, nécessairement, du fait que le Coran est la Parole de Dieu. Il n'est donc plus musulman.

Ce dogme offre aux chefs religieux un formidable atout : celui de pouvoir faire, parmi les versets, un choix qui épouse leurs préférences idéologiques ou politiques, tout en l'imposant au public comme étant le seul valable. Le choix paraît d'autant plus indiscutable, qu'il est émis par une autorité reconnue, s'appuyant sur des versets qui ont, de toute façon, une validité absolue....
Or, ce dogme, qui se veut une évidence, n'est qu'un trompe-l'œil. Il repose sur un sophisme. Le sophisme selon lequel la Parole de Dieu doit être de même nature que Dieu Lui-même. Dieu étant éternel, chacune de Ses Paroles ne pourrait être qu'éternelle comme Lui.

Or, le Coran ne dit pas cela.
Il dit le contraire de cela.

Mais pour le savoir, il faut fausser compagnie aux guides attitrés. Il faut, consentant à un effort de recherche personnelle, replacer le texte dans son contexte. En reliant les versets du Coran aux circonstances dans lesquelles ils ont été révélés au Prophète.
Alors on découvre ce que le dogme de l'imprescriptibilité du Coran a pour fonction de nous cacher.
On est frappé par une évidence, aveuglante, indiscutable. Le Coran se présente comme la Parole de Dieu, mais Dieu et Sa parole n'y ont pas le même statut. Ils ne sont pas situés sur le même plan. Dieu transcende le temps, Sa Parole est inscrite dans le temps.
A aucun moment, dans le Coran, il n'est permis de confondre Dieu et Sa Parole. A aucun moment, il n'est permis de déduire, de l'éternité de Dieu, l'éternité de Sa Parole.
Tout au contraire, une lecture qui replace le texte dans son contexte, conduit à faire trois constatations fondamentales.
- La première : Dans le Coran, la Parole de Dieu épouse un langage, une culture, des questionnements, qui sont ceux de l'Arabie du VIIe siècle.
- La deuxième : Dans le Coran, la Parole de Dieu ne se présente pas comme un monologue, mais comme un échange entre Ciel et terre. Dieu dialogue en temps réel, par l'intermédiaire du Prophète, avec la communauté des premiers musulmans.
- La troisième : Dieu n'a pas donné à tous les moments de Sa Parole la même portée. Le Coran prononce des vérités d'ordres différents, entrelaçant l'absolu et le relatif, le général et le particulier, le perpétuel et le circonstanciel. Cela est si vrai, qu'il arrive à Dieu de remplacer certaines vérités par d'autres, de décréter l'abrogation de certains versets, par des versets révélés ultérieurement.

D'où ce constat crucial : le Coran ne peut pas être lu comme si tous ses versets avaient la même portée. Car cela revient à trahir la Parole de Dieu, en attribuant une portée absolue et perpétuelle, à ceux de ses versets que Dieu a voulus circonstanciels.
Il ne s'agit pas, pour nous, de décréter que les versets circonstanciels perdent toute portée, une fois que les circonstances ont changé. Le croyant peut toujours y trouver une leçon à méditer, une inspiration à suivre, une réflexion à déployer. Simplement, et cela change tout, il n'a pas à leur prêter une portée obligatoire, en tout temps et en tout lieu.
Le croyant découvre ainsi qu'il n'est pas tenu de suivre, telles quelles, des prescriptions que Dieu a destinées à une période désormais révolue. Il retrouve sa liberté intérieure. Et avec elle, la nécessité de choisir, dans le secret de sa conscience, entre les versets qui l'obligent et ceux qui ne le concernent plus.
Il est alors disponible pour l'aventure personnelle, spirituelle et humaine, à laquelle le Coran le convie.
Le Coran, qui cesse de lui apparaître comme un ensemble de commandements et d'interdits, à suivre partout et toujours. Qui redevient ce qu'il fut, durant vingt deux ans, pour le Prophète et ses compagnons. Une guidance ouverte sur un monde à refaire. Une incitation à penser et à agir en pleine responsabilité. Une chance offerte, à chacun, de retrouver la voie de Dieu sur les chemins de la vie.


Ce que le Coran ne dit pas

Lorsque le prophète Mahomet mourut le 8 juin 632, il ne laissa pas de consignes concernant les versets que l'ange Gabriel lui avait transmis. Ses compagnons les connaissaient par cœur, certains les avaient transcrits sur des supports. Le Coran en tant que corpus, en tant que Mushaf n'existait pas. Il faudra attendre plus de vingt ans pour que Uthmân, le troisième khalife, réunisse une commission composée de compagnons qualifiés afin qu'elle propose un texte unifié.
Les sourates (chapitres) sont reproduites sans voyelles. Ce n'est que deux siècles plus tard qu'une version voyellée sera disponible pour le grand public. C'est à partir de ce moment que deux visions du monde vont s'affronter à travers la lecture du Coran. Les premiers sont des théologiens appartenant au courant mu'tazilite,rationalistes lisant le texte de manière symbolique et métaphorique. Pour eux, "la volonté divine est rationnelle et juste ; les hommes peuvent en saisir le sens et y conformer leurs actes", autrement dit, le Coran est créé. Par ailleurs, des philosophes comme Al-kindi, Al-Farabi, Avicenne et Averroès étudient la nature en soi et non la nature comme témoin de la toute-puissance divine. Ces courants qu'on qualifierait aujourd'hui de modernités vont trouver face à eux des traditionalistes pour qui non seulement le Coran est incréé, mais il doit être lu de manière littérale sans aucune distance ni interprétation.

Un Saoudien du XVIIIe siècle fera de l'islam un dogme pur et dur

C'est ce dernier courant qui l'emportera et débouchera plusieurs siècles plus tard sur ce qu'on appelle intégrisme, fondamentalisme dont le promoteur est Mohamed Abdelwahab, un Saoudien du XVIIIe siècle qui fera de l'islam un dogme pur et dur, celui qui sévit aujourd'hui en Arabie saoudite et au Qatar. Application stricte de la charia. Fanatisme et obscurantisme. Bref une vision du monde rétrograde et en opposition avec l'esprit des lumières qui a marqué les premiers siècles de l'islam.
Après avoir écrit une monumentale Al-Sira (biographie) du prophète et de son époque, après avoir rédigé un texte fondamental pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui autour du dogme dans Penser le Coran (2009), Mahmoud Hussein, pseudonyme de deux intellectuels égyptiens, publie un complément de ce dernier ouvrage : Ce que le Coran ne dit pas (Tous chez Grasset).
Si les versets ne sont tributaires ni du temps ni de l'espace, c'est qu'aucune intelligence n'est possible. C'est la défaite de la raison face au dogme d'une parole de Dieu de même nature que Dieu lui-même. Or en lisant bien le Coran, on découvre que c'est le contraire qui y est développé. Plusieurs versets sont arrivés dans un contexte précis, réglant ou commentant des situations se déroulant en un temps précis. D'autres versets ont une portée qui dépasse le cadre temporel.
Le dire aujourd'hui est une provocation que les obscurantistes ne peuvent tolérer, car elle mettrait en danger leur fonds de commerce qui abrutit les masses et les pousse vers un islam dénaturé, détourné de son essence et de son esprit. Il est difficile de combattre le fanatisme. Tout dialogue est impossible. On le voit en ce moment même en Égypte et en Tunisie où le courant moderniste, c'est-à-dire laïc et pour un système réellement démocratique, est en butte aux salafistes qui refusent toute discussion. La défaite de la raison est aussi celle de l'humanisme qu'on trouve dans le Coran. Évidemment l'ignorance l'emporte plus souvent sur le savoir. La notion d'imprescriptibilité du Coran a débouché sur une rigidité en contradiction avec l'incitation à l'acquisition du savoir telle qu'elle est inscrite dans plusieurs versets.

Tant que le savoir est tenu à l'écart, l'islam restera pris en otage

Mahmoud Hussein résume le problème en ces termes : "En montrant que l'islam est à la fois un message divin et une histoire humaine, en réintégrant la dimension du temps là où la tradition ne veut voir que l'éternité, en retrouvant la vérité vivante de la Révélation sous les interprétations qui prétendent la figer une fois pour toutes, la pensée réformatrice est une école de liberté et de responsabilité. Elle offre à chaque croyant la chance de conjuguer sa foi en Dieu avec son intelligence du monde." En rendant la parole de Dieu à son origine, à son contexte, on ne la dénature pas. Mais tant que le savoir est tenu à l'écart et remplacé par des "fatwas" arbitraires et sans fondement, l'islam restera pris en otage entre l'ignorance et l'opportunisme idéologique.
Grâce aux livres de Mahmoud Hussein, le débat est possible ; il est nécessaire et même urgent en ces temps de confusion où l'islamophobie progresse chaque jour, faisant des ravages dans les consciences et les esprits. Si on refuse le débat, c'est que l'avenir de cette religion est de plus en plus compromis.