jeudi 24 octobre 2013

Le soulèvement arabe n’en est encore qu’à ses débuts

Gilbert Achcar autour de son livre « Le Peuple Veut » librairie la Brèche Paris 9 avril 2013. © Photothèque Rouge/MILO
Gilbert Achcar, 
nous propose des analyses, loin de l’impressionnisme médiatique, loin des obsessions sur la religion, loin des focalisations oublieuses des rapports sociaux, et donc éloignées de cet indécrottable orientalisme si présent dans les commentaires de journalistes et chercheurs des anciennes puissances coloniales. En note préliminaire, il précise que la désignation « arabe » est une « désignation géopolitique et linguistique »et « en aucune façon une désignation “ethnique” ». Contre toutes celles et tous ceux qui parlent déjà de faux semblants révolutionnaires, de confiscation islamique, contre celles et ceux qui prêchent l’inutilité de la révolte contre l’ordre antérieurement existant, la fixité de l’histoire, l’auteur se propose d’expliquer les causes profondes, les facteurs économiques et les contradictions à l’œuvre… Tout ce qui signifie « que des changements radicaux sont encore à venir et entraîneront, à tout le moins, de nouveaux épisodes de révolution et de contre-révolution dans les pays déjà bouleversés comme dans les autres, et cela sur la longue durée ».

Je m’attarde plus sur les contextes, laissant aux lectrices et lecteurs le soin de découvrir la richesse des analyses sur les soulèvements concrets, les « bilans d’étape » et les perspectives.
Si la crise actuelle du capitalisme est mondiale, les analyses ne sauraient en rester aux généralités. Il est, de ce point de vue, décisif d’essayer d’étudier les particularités du mode de production et des dominations sociales dans cette partie du monde : moindre croissance, plus fort taux de pauvreté, fortes inégalités, forte précarité (combinaison de l’informalité, du chômage et du sous-emploi) en regard des autres zones « en voie de développement ». A cela, il convient d’ajouter « le caractère exceptionnellement élevé du taux de jeunes sans emploi », le sous-emploi des femmes, la forte proportion des chômeurs diplômés de l’enseignement supérieur (sans oublier leur immigration). Les entraves au développement, les blocages spécifiques sont liés aux modalités particulières du capitalisme dans cette région. Et les bouleversements en cours ne sont pas, ou pas encore, porteurs « de changements radicaux de mode de production ».
L’auteur souligne « le démantèlement du modèle étatiste développementaliste »au cours des années 1980 et analyse les taux d’investissements publics et privés, la formation brute de capital fixe, pour faire ressortir « la part majeure de responsabilité qui incombe à la baisse des investissements étatiques » ainsi que le rôle de la rente étatique (liée aux produits fossiles). L’État rentier acquiert « un degré maximal d’indépendance à l’égard de la population ». La rente accentue« la propension au patrimonialisme », car les monarques, par exemple, sont en même temps, les principaux propriétaires privés. Ce n’est pas l’abondance des ressources naturelles qui entrave le développement « mais bien l’usage qui en est fait par le type de domination sociale existante ». La rationalité économique des rentiers « se déploie non dans le développement de la production, mais dans la maximalisation du rapport de leur épargne placée à l’étranger » et l’arbitraire des pouvoirs se combine avec leur vénalité. Si les dirigeants puisent dans les caisses de l’État comme dans leurs poches, ils organisent aussi une gigantesque fuite de capitaux. D’où, par ailleurs, les nécessaires campagnes contre les biens mal acquis et la restitution des avoirs aux populations concernées. L’auteur explique pourquoi la branche la plus florissante de l’économie est la construction : au carrefour de la spéculation foncière, de l’économie de services commerciaux et touristiques, sans oublier la corruption et les mégalomanies, en particulier dans les États du golfe.
La longévité des « dictatures républicaines », leur caractère « de plus en plus mafieux, avec une expansion du népotisme capitaliste favorisée par l’extension des recettes néolibérales à l’ensemble de la région » conduit à un capitalisme d’État bureaucratique néolibéral corrompu : « combinant patrimonialisme, népotisme et capitalisme de compérage, pillage des biens publics, hypertrophie bureaucratique et corruption généralisée, sur fond de débilité, voire d’inexistence, de l’État de droit et de grande instabilité sociopolitique… »
La « malédiction du pétrole » — un phénomène politique — est la source du contrôle exercé par les dirigeants saoudiens, « centre de gravité religieux de deux ensembles géopolitiques arabes et musulmans », ainsi que des liens anciens entre le Royaume saoudien ou le Koweït et les impérialismes états-unien et anglais. Le Moyen-Orient apparaît clairement comme situé « au centre d’un procès mondial d’accumulation fondé sur la finance, le militarisme et le pétrole ».
Combinaison de néolibéralisme et d’orientalisme, les politiques occidentales se satisfont de « l’exception despotique arabe » à « la promotion de la démocratie ». La mise en avant hypocrite du « respect de leur culture » a servi de cache-sexe au soutien bien réel aux régimes despotiques. Tout régime devient respectable s’il concoure à « la vaste entreprise d’extension militaire du domaine impérial régi par les États-Unis ». Cela justifie le soutien au régime saoudien, lui-même soutien des Frères musulmans, comme le soutien au Qatar, médiateur entre les Frères et Washington.
Ainsi, « dans la région arabe, c’est pour l’essentiel, sous la bannière de l’intégrisme islamique que s’est placé le mouvement qui — au sein des classes moyennes traditionnelles ainsi que parmi leurs intellectuels tant traditionnels (religieux en particulier) qu’organiques (étudiants, enseignants aux échelons inférieurs et moyens des professions libérales) — représenta l’aspiration réactionnaire à « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire » en prônant le retour à un âge d’or islamique mythifié ». Malgré les répressions des différents régimes, les mouvements intégristes conserveront de ce fait leur « ascendant prédominant sur la contestation populaire régionale, faute de concurrents crédibles ». Au final,« les transformations d’inspiration néolibérale, et notamment la résorption du rôle social de l’État, ont non seulement accru les facteurs élargissant l’assise sociale potentielle du mouvement intégriste, mais elles ont favorisé son expansion en remplacement de l’État, là où il pouvait agir au grand jour ». L’auteur souligne également l’embourgeoisement de la confrérie « qui connut ainsi une véritable mutation sociale, avec de plus en plus de capitalistes jouant un rôle désormais majeur en son sein ». Il analyse aussi le bouleversement du paysage médiatique arabe, avec Al Jazeera, donnant la parole à toutes les oppositions de la région… sauf, bien entendu, aux critiques du régime qatari.
Puis, l’auteur étudie les « Acteurs et paramètre de la révolution » et examine« l’état des candidats potentiels au rôle de facteurs subjectifs dans la rupture révolutionnaire », en commençant par les forces politiques organisées et en premier lieu celles du « mouvement ouvrier ». Luttes sociales, luttes démocratiques, mouvement des femmes, l’auteur ajoute les nouveaux acteurs et l’utilisation des nouvelles technologies de communication. Il souligne la place de la liberté d’expression ou des aspirations universelles à l’émancipation, contrairement à Tariq Ramadan qui survalorise la « référence islamique ». Mais, il ne faut pas réduire les soulèvements à une sorte de « révolution.com » :« croire que les réseaux “virtuels” peuvent organiser à eux seuls des révolutions n’est rien d’autre qu’une illusion. Leur efficacité est directement proportionnelle à l’ampleur des réseaux réels tissés dans les mobilisations sur le terrain ». Étudiant les « Bilans d’étape du soulèvement arabe » — avec des présentations détaillées pour la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye et la Syrie — l’auteur montre que les configurations concrètes sociopolitiques différentes expliquent en grande partie les formes et les temporalités des soulèvements. Ce long chapitre est essentiel à l’exploration radicale des révolutions en cours.
Enfin, Gilbert Achcar aborde les « Tentatives de récupération », les visions déformées liées aux défenses des intérêts de l’impérialisme ou d’Israël, la « composition » de l’administration Obama avec les Frères musulmans. Il traite aussi des contradictions de l’impérialisme, de l’OTAN en Libye et en Syrie. Il dénonce, à juste titre, les positionnements sur « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ou les théories du complot, la place maintenue du pétrole et des moyens qui en découlent. J’ai particulièrement été intéressé par les analyses sur les différences entre Khomeiny (Iran) et Morsi (Égypte), la relativisation du « tsunami islamique », la rapidité de la « perte de crédibilité des islamistes » liée entre autres à leurs orientations néolibérales et à leur incapacité à mener des politiques rompant avec ce cadre pour satisfaire les revendications des populations.
En conclusion, l’auteur nous propose de questionner « L’avenir du soulèvement arabe ». Il commence par souligner les différences entre Erdogan (Turquie), Ghannouchi (Tunisie) et Morsi (Égypte), celles entre Ennahda (Tunisie), l’AKP (Turquie) et les Frères musulmans ou entre le capitalisme turc et le capitalisme égyptien. Il souligne l’alignement des gouvernements dits islamiques sur les credo néolibéraux, leur « entière disposition à se conformer aux conditions du Fonds (FMI) en matière d’austérité budgétaire et autres réformes néolibérales »
Avant d’aborder les « conditions d’une véritable solution », Gilbert Achcar critique à la fois la pensée magique « l’islam est la solution » et son revers orientaliste « l’islam est le problème ». Il souligne que « la consolidation de la démocratie exige elle-même la présence d’un mouvement ouvrier fort et indépendant » et que pour juger du degré de démocratisation, « les libertés syndicales réelles sont la meilleure pierre de touche ».
Il s’agit d’un livre important, dont les analyses détaillées, les propositions ne s’arrêtent pas à la surface des choses mais prennent en compte les contradictions des sociétés concernées, des relations sociales « du soulèvement arabe ». Le surgissement de « l’événement » devient alors compréhensible par son inscription dans le temps et l’espace, « le peuple » n’est ni désincarné, ni homogénéisé, ni réduit à des idées.

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