Gilbert Achcar,
nous propose des analyses, loin de
l’impressionnisme médiatique, loin des obsessions sur la religion, loin des
focalisations oublieuses des rapports sociaux, et donc éloignées de cet
indécrottable orientalisme si présent dans les commentaires de journalistes et
chercheurs des anciennes puissances coloniales. En note préliminaire, il
précise que la désignation « arabe » est une « désignation
géopolitique et linguistique »et « en aucune façon une
désignation “ethnique” ». Contre toutes celles et tous ceux qui parlent
déjà de faux semblants révolutionnaires, de confiscation islamique, contre
celles et ceux qui prêchent l’inutilité de la révolte contre l’ordre
antérieurement existant, la fixité de l’histoire, l’auteur se propose
d’expliquer les causes profondes, les facteurs économiques et les
contradictions à l’œuvre… Tout ce qui signifie « que des changements
radicaux sont encore à venir et entraîneront, à tout le moins, de nouveaux
épisodes de révolution et de contre-révolution dans les pays déjà bouleversés
comme dans les autres, et cela sur la longue durée ».
Je m’attarde plus sur les contextes, laissant aux
lectrices et lecteurs le soin de découvrir la richesse des analyses sur les
soulèvements concrets, les « bilans d’étape » et les perspectives.
Si la crise actuelle du capitalisme est mondiale, les
analyses ne sauraient en rester aux généralités. Il est, de ce point de vue,
décisif d’essayer d’étudier les particularités du mode de production et des
dominations sociales dans cette partie du monde : moindre croissance, plus
fort taux de pauvreté, fortes inégalités, forte précarité (combinaison de
l’informalité, du chômage et du sous-emploi) en regard des autres zones
« en voie de développement ». A cela, il convient d’ajouter « le
caractère exceptionnellement élevé du taux de jeunes sans emploi », le
sous-emploi des femmes, la forte proportion des chômeurs diplômés de
l’enseignement supérieur (sans oublier leur immigration). Les entraves au
développement, les blocages spécifiques sont liés aux modalités particulières
du capitalisme dans cette région. Et les bouleversements en cours ne sont pas,
ou pas encore, porteurs « de changements radicaux de mode de
production ».
L’auteur souligne « le démantèlement du
modèle étatiste développementaliste »au cours des années 1980 et
analyse les taux d’investissements publics et privés, la formation brute de
capital fixe, pour faire ressortir « la part majeure de
responsabilité qui incombe à la baisse des investissements étatiques » ainsi
que le rôle de la rente étatique (liée aux produits fossiles). L’État rentier
acquiert « un degré maximal d’indépendance à l’égard de la
population ». La rente accentue« la propension au
patrimonialisme », car les monarques, par exemple, sont en même temps,
les principaux propriétaires privés. Ce n’est pas l’abondance des ressources
naturelles qui entrave le développement « mais bien l’usage qui en
est fait par le type de domination sociale existante ». La rationalité
économique des rentiers « se déploie non dans le développement de
la production, mais dans la maximalisation du rapport de leur épargne placée à
l’étranger » et l’arbitraire des pouvoirs se combine avec leur
vénalité. Si les dirigeants puisent dans les caisses de l’État comme dans leurs
poches, ils organisent aussi une gigantesque fuite de capitaux. D’où, par
ailleurs, les nécessaires campagnes contre les biens mal acquis et la
restitution des avoirs aux populations concernées. L’auteur explique pourquoi
la branche la plus florissante de l’économie est la construction : au
carrefour de la spéculation foncière, de l’économie de services commerciaux et
touristiques, sans oublier la corruption et les mégalomanies, en particulier
dans les États du golfe.
La longévité des « dictatures
républicaines », leur caractère « de plus en plus mafieux,
avec une expansion du népotisme capitaliste favorisée par l’extension des
recettes néolibérales à l’ensemble de la région » conduit à un
capitalisme d’État bureaucratique néolibéral corrompu : « combinant
patrimonialisme, népotisme et capitalisme de compérage, pillage des biens
publics, hypertrophie bureaucratique et corruption généralisée, sur fond de
débilité, voire d’inexistence, de l’État de droit et de grande instabilité
sociopolitique… »
La « malédiction du pétrole » — un phénomène
politique — est la source du contrôle exercé par les dirigeants saoudiens, « centre
de gravité religieux de deux ensembles géopolitiques arabes et musulmans »,
ainsi que des liens anciens entre le Royaume saoudien ou le Koweït et les
impérialismes états-unien et anglais. Le Moyen-Orient apparaît clairement comme
situé « au centre d’un procès mondial d’accumulation fondé sur la
finance, le militarisme et le pétrole ».
Combinaison de néolibéralisme et d’orientalisme, les
politiques occidentales se satisfont de « l’exception despotique
arabe » à « la promotion de la démocratie ».
La mise en avant hypocrite du « respect de leur culture » a
servi de cache-sexe au soutien bien réel aux régimes despotiques. Tout régime
devient respectable s’il concoure à « la vaste entreprise
d’extension militaire du domaine impérial régi par les États-Unis ».
Cela justifie le soutien au régime saoudien, lui-même soutien des Frères
musulmans, comme le soutien au Qatar, médiateur entre les Frères et Washington.
Ainsi, « dans la région arabe, c’est pour
l’essentiel, sous la bannière de l’intégrisme islamique que s’est placé le
mouvement qui — au sein des classes moyennes traditionnelles ainsi que parmi
leurs intellectuels tant traditionnels (religieux en particulier) qu’organiques
(étudiants, enseignants aux échelons inférieurs et moyens des professions
libérales) — représenta l’aspiration réactionnaire à « faire tourner à
l’envers la roue de l’histoire » en prônant le retour à un âge d’or
islamique mythifié ». Malgré les répressions des différents régimes,
les mouvements intégristes conserveront de ce fait leur « ascendant
prédominant sur la contestation populaire régionale, faute de concurrents
crédibles ». Au final,« les transformations d’inspiration
néolibérale, et notamment la résorption du rôle social de l’État, ont non
seulement accru les facteurs élargissant l’assise sociale potentielle du
mouvement intégriste, mais elles ont favorisé son expansion en remplacement de
l’État, là où il pouvait agir au grand jour ». L’auteur souligne
également l’embourgeoisement de la confrérie « qui connut ainsi une
véritable mutation sociale, avec de plus en plus de capitalistes jouant un rôle
désormais majeur en son sein ». Il analyse aussi le bouleversement du
paysage médiatique arabe, avec Al Jazeera, donnant la parole à toutes les
oppositions de la région… sauf, bien entendu, aux critiques du régime qatari.
Puis, l’auteur étudie les « Acteurs et paramètre
de la révolution » et examine« l’état des candidats potentiels au
rôle de facteurs subjectifs dans la rupture révolutionnaire », en
commençant par les forces politiques organisées et en premier lieu celles du
« mouvement ouvrier ». Luttes sociales, luttes démocratiques,
mouvement des femmes, l’auteur ajoute les nouveaux acteurs et l’utilisation des
nouvelles technologies de communication. Il souligne la place de la liberté
d’expression ou des aspirations universelles à l’émancipation, contrairement à
Tariq Ramadan qui survalorise la « référence islamique ». Mais, il ne
faut pas réduire les soulèvements à une sorte de « révolution.com » :« croire
que les réseaux “virtuels” peuvent organiser à eux seuls des révolutions n’est
rien d’autre qu’une illusion. Leur efficacité est directement proportionnelle à
l’ampleur des réseaux réels tissés dans les mobilisations sur le terrain ».
Étudiant les « Bilans d’étape du soulèvement arabe » — avec des
présentations détaillées pour la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye
et la Syrie — l’auteur montre que les configurations concrètes sociopolitiques
différentes expliquent en grande partie les formes et les temporalités des
soulèvements. Ce long chapitre est essentiel à l’exploration radicale des
révolutions en cours.
Enfin, Gilbert Achcar aborde les « Tentatives de
récupération », les visions déformées liées aux défenses des intérêts de
l’impérialisme ou d’Israël, la « composition » de l’administration
Obama avec les Frères musulmans. Il traite aussi des contradictions de
l’impérialisme, de l’OTAN en Libye et en Syrie. Il dénonce, à juste titre, les
positionnements sur « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ou les
théories du complot, la place maintenue du pétrole et des moyens qui en
découlent. J’ai particulièrement été intéressé par les analyses sur les
différences entre Khomeiny (Iran) et Morsi (Égypte), la relativisation du
« tsunami islamique », la rapidité de la « perte de crédibilité
des islamistes » liée entre autres à leurs orientations néolibérales et à
leur incapacité à mener des politiques rompant avec ce cadre pour satisfaire
les revendications des populations.
En conclusion, l’auteur nous propose de questionner
« L’avenir du soulèvement arabe ». Il commence par souligner les
différences entre Erdogan (Turquie), Ghannouchi (Tunisie) et Morsi (Égypte),
celles entre Ennahda (Tunisie), l’AKP (Turquie) et les Frères musulmans ou
entre le capitalisme turc et le capitalisme égyptien. Il souligne l’alignement
des gouvernements dits islamiques sur les credo néolibéraux, leur
« entière disposition à se conformer aux conditions du Fonds (FMI) en
matière d’austérité budgétaire et autres réformes néolibérales »
Avant d’aborder les « conditions d’une véritable
solution », Gilbert Achcar critique à la fois la pensée magique
« l’islam est la solution » et son revers orientaliste « l’islam
est le problème ». Il souligne que « la consolidation de la
démocratie exige elle-même la présence d’un mouvement ouvrier fort et
indépendant » et que pour juger du degré de
démocratisation, « les libertés syndicales réelles sont la
meilleure pierre de touche ».
Il s’agit d’un livre important, dont les analyses
détaillées, les propositions ne s’arrêtent pas à la surface des choses mais
prennent en compte les contradictions des sociétés concernées, des relations
sociales « du soulèvement arabe ». Le surgissement de
« l’événement » devient alors compréhensible par son inscription dans
le temps et l’espace, « le peuple » n’est ni désincarné, ni
homogénéisé, ni réduit à des idées.
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