Le système politique choisi par Ghannouchi et ses
Frères musulmans, est à l’origine de l’échec de la transition démocratique en
Tunisie paralysant tous les pouvoirs. Dans son analyse, le Pr Hatem M'rad semble indulgent
avec Béji Caïd Essebsi, qui a grandement contribué à pérenniser les frères musulmans au pouvoir depuis sa trahison, en s’alliant à Ghannouchi et en
banalisant le « consensus », source de tous les problèmes des
Tunisiens.
R.B
Hatem M’Rad
Les islamistes ne peuvent produire un système institutionnel éclairé, ni être des réformateurs
Si les juristes occupent le devant de la
scène, les politistes sont restés discrets. Pourtant, la crise institutionnelle
qui perdure est également politique. D’abord politique, mais chacun utilise les
armes dont il dispose, dont le droit. L’entretien avec Hatem M’Rad,
politiste de renom, s’imposait. Il est professeur à la faculté des Sciences
juridiques, politiques et sociales de Tunis, président-fondateur de
l’Association tunisienne d’études politiques et directeur-fondateur de la Revue
tunisienne de science politique. Il est l’auteur, entre autres, de «Libéralisme
et liberté dans le monde arabo-musulman» (Les Cygnes, Paris,
2011), «La gouvernance : entre le citoyen et le
politique» (L’Harmattan, 2015), «Libéralisme et antilibéralisme dans
la pensée politique» (Editions du Cygne, 2016). Professeur invité dans
plusieurs universités et instituts d’études politiques européens, il démêle
aujourd’hui les fils de la crise tunisienne. Après les juristes, voici donc les
politistes.
Le
blocage actuel est-il dû au système politique ou bien à la personnalité des
gouvernants ?
Je
dirais plutôt que le blocage est le fait du système politique. Je pense
vraiment que le système politique tunisien a créé un système de guerre poussant
les acteurs politiques et les institutions à s’entretuer les uns les autres. Il
ne favorise pas la collaboration, ni les compromis fondamentaux. Il contraint
les majorités politiques à la faiblesse, les rendant dépendantes de tout, des
lobbies, des groupes privés, des petits partis éphémères, du chantage, etc. Les
gouvernants construisent à partir d’un système politique déjà instauré. La
personnalité des gouvernants intervient plutôt dans les grands moments
historiques. La Révolution n’a pas fait ressortir des leaders de la Révolution.
On les a cherchés de loin, du passé. Il y a un malaise du côté des leaders.
Béji unissait malgré sa collaboration avec les islamistes, Kaïs Saïed désunit
malgré sa forte opposition aux islamistes et Ghannouchi et Marzouki sont
rejetés à la base. La personnalité d’Essebsi, malgré la sagesse politique et le
charisme du personnage, n’a rien pu faire contre le système, qui s’est avéré
plus fort que lui. Kaïs Saïed se débat à son tour contre le système politique,
de manière frontale cette fois-ci. C’est le système qui est bloqué,
c’est-à-dire le régime politique de 2014. Il est à refaire, parce que loin de
stabiliser le pays, il l’agite, le bouleverse et le situe historiquement dans
une sorte de transition interminable avec des conflits et oppositions sans fin.
C’est l’expérience qui le démontre.
A
chaque fois que les juristes sont sollicités, ils analysent l’aspect
constitutionnel de la situation, mais affirment, presque tous, que la solution
est d’ordre politique, qu’en pensez-vous ?
Faut-il
alors réformer les juristes, comme le demandait le juriste-philosophe Carl
Schmitt ? Mais pour réformer les juristes, il faut encore réformer le
droit. La formation du droit est aussi en cause. Elle est de moins en moins
théorique et savante, comme elle l’était surtout au XIXe et au début
du XXe siècle en Europe, et de plus en plus technique et positive, pour
coller au marché du travail. Dans les programmes LMD du droit, toutes les
disciplines théoriques, propres à la culture philosophique, politique ou
juridique, sont en train de disparaître progressivement pour laisser la place à
une formation qui se veut sèchement professionnelle et technique. Alors, il ne
faut pas s’étonner que les juristes n’aient plus, comme autrefois, cette vision
philosophique et politique et retombent dans un juridisme improductif. Il
n’y a plus de philosophes qui sortent du droit comme par le passé. Dès qu’on
abandonne l’idée d’une culture ouverte sur les sciences sociales, on tombe
dans le juridisme qui a fortement impacté la transition tunisienne. Le juriste
cale sur les questions politiques dont les réponses ne se trouvent dans aucun
code, aucune constitution. Le droit doit pourtant servir une fin politique. On
ne fait pas le droit pour le droit. Le droit ne se justifie pas par lui-même,
mais par les fins qu’il est censé servir. Il doit éliminer les conflits,
établir la paix sociale et la stabilité politique. Ce sont-là des fins
éminemment politiques, constituant l’essence même du politique. Les juristes
sont donc censés en tenir compte. La vision d’un constitutionnaliste
authentique, ou elle est politico-juridique ou elle ne l’est pas. A l’époque de
Rousseau, on appelait le droit constitutionnel droit politique. C’est tout
dire.
Depuis
dix ans que le pays vit au rythme des crises. Le fait que la révolution
tunisienne n’ait pas été guidée par un leader, ni mue par une idéologie
quelconque portait-elle en elle les germes de son échec ?
Oui,
effectivement, les leaders sont nécessaires dans les transitions démocratiques,
surtout entre la phase révolutionnaire et l’établissement du régime politique.
La plupart des leaders qui ont émergé dans les transitions ont été utiles
durant cette phase-là. Juan Carlos en Espagne, Mandela et De Klerk en Afrique
du Sud, Rawlings au Ghana. Essebsi aurait pu, mais n’a pu à ce moment, en dépit
de son rôle fédérateur. Il ne pouvait décider ou être décisif. Les cartes
politiques n’étaient pas entre ses mains. Lors du dialogue national,
il subissait les contraintes de la majorité islamiste à l’ANC. C’est ce qui
fait que Ghannouchi était politiquement prédominant. Kaïs Saïed est, lui, un
contre-leader, non un leader. Il réagit, il ne peut vraiment agir politiquement.
Il n’a pas de parti majoritaire au Parlement comme Essebsi qui lui permet de
prendre des initiatives politiques. Les leaders politiques sont pourtant
nécessaires parce que la politique suppose la décision. Si la délibération est
le propre d’une assemblée ou d’un groupe, la décision souveraine est le fait
d’un seul homme. La politique ne peut se réduire à une sécheresse
institutionnelle formelle et abstraite. Ce n’est pas un hasard si les
philosophes appellent la science politique «la science du commandement» ou «la
science du gouvernement». Le commandement est assuré en dernier lieu par un
homme. C’est cela la réalité politique qui se venge lorsqu’on la néglige.
Des
observateurs et acteurs politiques attribuent le blocage actuel à une mauvaise
gouvernance des islamistes qui ont conduit le pays à sa perte, sur tous les
plans, êtes-vous de cet avis ?
Oui,
absolument. Des hommes peu éclairés en matière institutionnelle, qui ont vécu
toute leur activité politique dans la clandestinité et dans la violence ne peuvent
produire un système institutionnel éclairé, ni être des réformateurs au sens
authentique du terme, formés pour la tâche. Ils ont déconstruit au moment où il
fallait construire. L’ANC des islamistes, avec le recul, a été une sorte de
mélodrame euphorique. Les islamistes croyaient que l’euphorie politique qui
leur a permis de renouer avec la politique, après leur exclusion sous la
dictature, allait leur donner la force et la légitimité qu’ils espéraient. Ils
ont fini par décevoir. Ils voulaient gouverner contre les autres, pas avec les
autres, malgré les apparences des coalitions éphémères. Ils sont les premiers
responsables du blocage du système. Quand on construit des institutions et un
régime politique, on devrait être conscient, non pas de l’hégémonie de son
camp, ou motivés par d’arrière-pensées tactiques, mais de l’équilibre général
du système, de sa fonctionnalité et de sa stabilité. Les islamistes n’en ont
pas tenu compte. Ils en paient aujourd’hui le prix.
D’abord,
une Constitution minée, ensuite un blocage des institutions. Des manœuvres
amèrement regrettées aujourd’hui. C’est à cela que vous faites référence ?
Oui, la
Cour constitutionnelle est ce qui confirme ce que je viens de dire. C’est là
que les islamistes se sont encore aperçus que les équilibres généraux du
système sont nécessaires. La Cour constitutionnelle fait partie de ces
équilibres généraux. Elle contrôle les abus de la majorité politique et règle
les questions de droit. Mais les islamistes ne voulaient aucun obstacle sur
leur chemin. Ils ne voient dans la Cour constitutionnelle que le risque
d’interprétation favorable au mode de vie sociétal civil, aux libertés et
droits de l’homme. Ils se satisfont alors de la démarche du «match nul». De
même, le régime politique ne doit pas retomber sur eux, le jour où ils seraient
dans l’opposition, ni la Cour constitutionnelle ne doit entraver l’islamisation
sociétale de la Tunisie à travers les mosquées, associations, la qatarisation
et turquisation de la société, etc. Ils se sont rendus compte aujourd’hui que,
malgré tout, ils ont grand besoin du droit pour avancer ou même pour contrer un
adversaire, en l’occurrence Saïed.
Le
Président Saïed est-il en train d’utiliser les propres armes du parti Ennahdha
pour le contrer ?
Saïed
est un opposant au pouvoir, aussi paradoxal que cela puisse être, avec toutes
les dérives du paradoxe. Il polarise au lieu d’agréger, il réagit au lieu
d’agir. Il parle un peu trop dans le désordre au lieu de chercher à être mesuré
et efficace, comme doivent l’être les gouvernants. Son intégrité n’est pas mise
en doute, c’est sa force et son argument de popularité, et il en est conscient.
Au fond, il ne peut pas utiliser, comme le suggère votre question, les mêmes
armes qu’Ennahdha. Il n’a pas la roublardise des islamistes. Son honnêteté même
le pousse à la maladresse, en rejetant tout ce qui vient d’eux et du
gouvernement allié. S’il n’a pas le choix de son action, comme les islamistes
au Parlement ou comme le gouvernement, il ne lui reste plus que cette force de
blocage ou d’opposition, qui, visiblement, gêne les islamistes et le
gouvernement. Le comble, c’est que personne ne décide, ni les majorités, ni les
minorités, ni les dirigeants. On sort de la sphère politique pour entrer dans
une sorte de jeu à somme nulle. Un homme politique ne peut pas se contenter de
produire une politique belliqueuse, parce que sa mission principale en tant que
responsable politique est justement de mettre un terme au conflit. Il ne peut
pas considérer indéfiniment les autres concurrents comme des ennemis. Le
Président incarne l’unité nationale, la souveraineté concrète, non la désunion
nationale. On n’éteint pas l’incendie avec des allumettes.
Certaines
attitudes au sommet de l’Etat ont gêné des Tunisiens. Quelles sont les
caractéristiques d’un homme, d’une femme d’Etat ?
Malheureusement,
les sages se font rares en politique, en Tunisie, comme dans le monde. Le
dernier en date en Tunisie est peut-être feu Essebsi. Les vécus politiques sont
chez nous ou inexistants ou chaotiques. La formation politique de même.
N’est-il pas aberrant que dix ans après une révolution et un processus
démocratique, aucun gouvernement n’a mis en place une école de science
politique alors que des pays africains autoritaires en ont ? On a bien vu
que l’ENA n’a jamais en Tunisie formé des hommes politiques, mais seulement des
administrateurs. Elle ne forme pas ce que le sociologue Pareto appelait
«l’élite gouvernementale», mais seulement l’élite administrative. Dans
l’action, on a besoin surtout de ce que j’appellerais des «sages audacieux»,
lucides et décisifs à la fois. «Sage» seulement ne suffit pas en politique. Il
faudrait pour débloquer la situation des sages audacieux, imaginatifs, qui
savent que plier, c’est juste reculer pour mieux avancer. L’audace réside aussi
dans le recul. L’entêtement est contre-productif et puéril. On ne fait pas la
politique tout seul, les sages le savent, on la fait avec des concurrents et
des partenaires, pris ici comme des adversaires. Bourguiba a reculé pour
l’autonomie interne pour mieux avancer dans l’autonomie externe et
l’indépendance. Il a négocié avec les ennemis d’une nation étrangère. De Gaulle
et le chancelier Adenauer ont su surmonter leurs rancœurs nationales
post-guerrières pour oser se tendre la main et repartir sur de bonnes bases.
L’essentiel pour eux, c’étaient les garanties de la paix après la guerre. Ce ne
sont pas des majorités qui prennent de telles décisions, mais des hommes, des
leaders de l’Exécutif. Mais je reste persuadé que, s’il existe des méthodes et
des formations pour préparer les hommes politiques en général, il n’existe pas
de méthodes précises et éprouvées pour sélectionner les leaders. Ils se sont
révélés par eux-mêmes dans l’histoire politique, dans des circonstances
exceptionnelles, surtout s’ils ont du tempérament politique, un sens de
l’autorité, un charisme et du volontarisme. Les «animaux politiques» ne courent
pas les rues. Pourquoi je dis que les leaders sont révélés par l’histoire
lorsqu’ils y ont réussi ? Parce que pour les leaders ordinaires choisis ou
élus à la suite d’une élection, on ne peut jamais prédire à l’avance leur
réussite ou leur échec. On ne peut savoir s’ils commettraient des erreurs
fatales ou provoqueraient des blocages. Ils peuvent se tromper comme tout
homme, ils peuvent s’avérer faibles face à des situations historiques qui les
dépassent. Quand bien même élus à 80% des suffrages.
Plusieurs
acteurs politiques, ayant toujours gardé leur distance par rapport au président
du Parlement Rached Ghannouchi et à son parti, critiquent aujourd’hui
ouvertement le Président Kaïs Saïed. D’après eux, il est en train d’installer
son hégémonie au détriment des valeurs démocratiques et de l’Etat de droit.
Est-ce le cas d’après-vous ?
Ne
soyons pas abusifs dans nos propos. Personne ne peut jouer au «dictateur» dans
un système politique de type parlementaire et très fragmenté. Le Président
Saïed semble juste faire une lecture erronée du système politique qu’il est
appelé à servir. Même s’il est conscient des limites constitutionnelles du rôle
du Président. Il veut jouer au présidentiel et non au dictateur, dans le
parlementaire. Le parlementaire dans sa lecture est incarné par le couple
Ennahdha-Mechichi et le présidentiel par lui-même, sans doute au nom du peuple
légitime qui l’a élu de manière directe. C’est vrai que sa volonté de bloquer
encore davantage le système politique et ses lectures constitutionnelles
personnelles et unilatérales contre tous ont poussé les acteurs et les
observateurs à le considérer comme un «dictateur» et comme un homme arrogant,
épris de certitudes tranchées souvent illusoires. Or, le président de «tous les
Tunisiens», et non de ses propres électeurs, gagne à avoir le sens de la mesure
et de la modération pour devenir un acteur politique utile, à même de
contribuer aux solutions pratiques des problèmes des Tunisiens. Les
déclarations émotives, belliqueuses et radicales destinées aux islamistes ne
servent à rien dans un système où la balance penche constitutionnellement, pour
l’instant, vers le Parlement. Autrement, le système restera bloqué jusqu’à la
fin des échéances électorales de 2024. Ce sera un drame national. Ils ne s’en
rendent pas compte !
La
démocratie tunisienne est-elle dans l’impasse ?
Je
dirais oui et non. J’ai eu l’occasion d’en parler dans mon dernier livre Janus
ou la démocratie à deux têtes (2020, Editions Nirvana). Je défends
l’idée que la toute jeune démocratie tunisienne a deux visages. Un visage
positif dans la durée et dans la profondeur. Ce visage-là de la démocratie est
continu, imperturbable, se consolide progressivement d’élection en élection,
étend la sphère des libertés. Si l’élection est le cœur de la démocratie,
celle-ci est alors de plus en plus régulière, plurielle, contrôlée,
transparente, disputée et incontestable. Mais il y a un autre visage négatif de
la démocratie. Il est présent dans le quotidien, dans l’instant. Ce visage
semble défigurer les bienfaits de l’autre visage. Les deux faces évoluent dans
deux sphères différentes, contradictoires, qui ne se rencontrent
vraisemblablement pas pour une raison simple. L’une, positive, évolue dans le
prolongement de l’histoire récente, peu visible par les populations dans la
durée, qui ne se rendent pas toujours compte de son existence ou de sa durée
bienfaisante, et qui la renient même à la première occasion. L’autre, négative,
est franchement visible et perceptible, située dans le présent, dans les
insultes des députés, dans les médias, dans les réseaux sociaux. Elle est
tapageuse, déformante, spectaculaire, nuisible et dérangeante. Lequel des deux
visages est le plus vrai ? Sans doute les deux. Ils ne se rencontrent pas,
et pourtant ils coexistent et se confondent dans une seule démocratie en mal de
repères. C’est ce qui ressort de l’ensemble de la transition même. La bonne
graine de la démocratie n’arrive pas encore à dissoudre ou faire oublier la
mauvaise. Mais la mauvaise, plus tapageuse, risque à la longue de nous faire
oublier la bonne graine démocratique. Alors impasse ? Oui et non.
Les
Tunisiens sont-ils plutôt à l’aise avec un régime présidentiel ?
Oui,
c’est certain. Personnellement, je vois les choses autrement. L’essentiel est
qu’il y ait un régime politique où une seule autorité politique exécutive
puisse décider en dernier lieu. Cela peut être le chef de gouvernement seul,
sous le contrôle du Parlement, dans un régime parlementaire. Comme cela peut
être le président de la République seul, sous un régime présidentiel, équilibré
et après les débats démocratiques. L’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne et
d’autres, qui appliquent un régime parlementaire correctement entendu, qui ne
dispersent pas les autorités de manière incohérente, n’ont pas de problème de
pouvoir et d’autorité. Dans ces pays, c’est Boris Johnson, Angela Merkel et
Pedro Sanchez qui décident. Le modèle parlementaire italien, incorrectement
appliqué, est détestable. Il est pénalisé par l’instabilité, tout comme le
modèle tunisien. Mais j’avoue qu’après la mauvaise expérience parlementaire de
la transition, les vœux de l’élite et de la société civile vont de plus en plus
vers un système présidentiel. L’Allemagne a vécu la même situation sous la
démocratie parlementaire de la République de Weimar, avant Hitler en 1933. Les
élites conservatrices ont détesté le parlementarisme, ses lobbies, groupes
privés, instabilités et marchandages, parce qu’il ne permettait pas à
l’autorité exécutive de décider et à la grandeur allemande d’émerger. Le
système était comme celui de la Tunisie aujourd’hui, avec deux légitimités
concurrentes ; un président élu par le peuple (Friedrich Ebert, puis Hindenburg)
et un parlement élu. Malheureusement, l’incertitude du système et l’humiliation
de la défaite de la Première Guerre mondiale ont conduit à une lassitude
générale fortement tranchée par la dictature de Hitler. Donc prenons garde.
Le
système présidentiel peut-il être la solution face à l’effritement du
pouvoir ?
Oui, ce
régime présidentiel peut être une des solutions possibles. Mais il faut être
réaliste. Tant qu’Ennahdha est à la tête d’une majorité parlementaire, elle
n’acceptera pas de gaieté de cœur un système présidentiel qu’elle ressentira
comme un système fait contre le parti. Même si l’opinion des dirigeants
d’Ennahdha commence à évoquer la possibilité d’un régime présidentiel à cause
de toutes les difficultés actuelles. En tout cas, le régime présidentiel a le
mérite d’imposer des solutions nettes par le responsable de l’Exécutif, le
président. Mais il y a le revers de la médaille dans un tel choix. Si on part
du constat que les leaders politiques lucides et d’expérience se font rares en
Tunisie, et qu’il y a surtout des agités ou des bavards omniprésents
médiatiquement, sans réflexion sérieuse, mettre un président avec des pouvoirs
étendus à la tête d’un régime présidentiel devient une gageure. Alors que dans
un régime parlementaire ordonné, les motions de censure contre le gouvernement
et les dissolutions entre les mains du chef du gouvernement peuvent corriger le
système. Donc là aussi il faut rester prudent. Il n’y a pas de solution
miracle. Fonder un ordre institutionnel et choisir un régime n’est pas une
partie de plaisir, ni un jeu médiatique. Il faudrait respecter les modèles, les
expériences et la véritable nature des régimes dans les choix à faire tout en
étant lucide.
Le
recours à un référendum peut-il concourir à sortir la Tunisie de la de crise ?
Pourquoi
le référendum devrait-il nous sortir de la crise ? Ne risque-t-il pas de
créer une autre guerre en désignant d’autres vainqueurs, d’autres vaincus et
d’autres rebelles ? Pour être réaliste, et en l’absence d’une autorité
tranchante, c’est dans la normalité qu’on devrait trouver l’issue à la crise.
Rien ne vaut le dialogue et la négociation. Ce qui pourrait vraiment nous
sortir de la crise, c’est le changement de régime politique. Il faudrait pour
cela moins un référendum qu’un accord entre l’ensemble des partis et des
décisions politiques courageuses. Il faudrait d’abord en discuter et accorder
ses violons. Il n’y a visiblement plus de leaders qui peuvent pousser aux
décisions courageuses, il faudrait se rabattre sur un accord politique général.
C’est d’ailleurs la chose la plus politiquement et pratiquement faisable. Les
«ennemis» doivent se parler franchement, comme après une guerre.
Le
risque d’un retour à un régime autoritaire est-il à craindre ?
En
politique, il ne faut rien exclure, parce que rien n’est prévisible. Il n’y a
que des probabilités, pas de certitude. Qui pouvait prédire que la moitié du
territoire français allait être occupée par les nazis ? L’idiotie de Trump
était-elle prévisible aux Etats-Unis ? L’instauration de la République
tunisienne en 1957 imposée par un coup de force bourguibien était-elle
prévisible ? Qui pouvait prévoir la Révolution tunisienne en 2011 et sa
contagion arabe ? Pour répondre à votre question, je dirai que le seul retour à
un régime autoritaire qui me paraît probable est celui qui serait fait ou
soutenu par l’armée à la suite d’un coup d’Etat militaire. Or, l’ancien régime
et les circonstances de la Révolution tunisienne ont montré que l’armée
tunisienne avait et a une bonne tradition de neutralité, fondée par le régime
civil bourguibien. Et c’est une très bonne chose qu’on a tendance à oublier,
qui explique un des aspects positifs de la démocratie tunisienne. A contrario,
on peut penser que l’armée tunisienne défendra le régime démocratique contre toute
tentative autoritaire effectuée par des représentants de l’ancien régime ou du
nouveau régime (islamistes ou populistes). Je peux certes vous dire que le
retour en arrière est difficile, que la démocratie et l’esprit de la Révolution
sauront se défendre. Mais des exemples historiques vont dans le sens
contraire ; l’Allemagne en 1933, la France autoritaire bonapartiste et la
Restauration, devant lesquels le nouvel esprit de la Révolution a été
impuissant. Sans oublier la Birmanie aujourd’hui. Il est vrai qu’on est en
2021, à l’ère du numérique, d’internet, où les réseaux sociaux sont trop
bavards et agités qui peuvent avoir quelques utilités contre les abus ou un
éventuel retour à l’autoritarisme. Mais rien n’est certain !
En
l’état actuel des choses, une confrontation violente entre le Président Saïed
et le reste des institutions, le Parlement et le gouvernement, est-elle
inévitable ?
Rien
n’est inévitable. Saïed est une personnalité polarisante, obstinée. Ce ne sont
pas là les qualités qu’on demande à un responsable politique. Lorsqu’il y avait
des conflits avec les autres institutions, et même si les solutions étaient
difficiles à trouver, Essebsi invitait les parties en conflit, négociait avec
elles et essayait de trouver des solutions. Même son humour et sa
personnalité charismatique y sont mis à contribution. En politique, il est
inutile de discuter avec ses amis, ce sont les discussions avec les adversaires
qui comptent. En plus, Essebsi savait, même s’il n’avait pas beaucoup de
pouvoirs, qu’il était le représentant de l’unité nationale. Il ne sélectionnait
pas ses interlocuteurs et recevait tout le monde. Saïed est de marbre. Il se
comporte non pas comme un responsable politique en charge de l’intérêt général,
comme le voulait Max Weber, mais comme un individu libre qui a des convictions
personnelles figées. Comme un homme ordinaire orgueilleux, sensible, blessé par
l’action et les déclarations de ses adversaires, qui ne veut pas être détourné
de ses convictions personnelles, quelle que soit la situation, guerre,
tremblement de terre, crise ou état normal. Ce n’est pas lui qui doit s’adapter
aux circonstances, ce sont les circonstances qui doivent s’adapter à sa
rigidité. Or, un homme politique intelligent ne répond pas au blocage par le
blocage, mais par une ouverture. Même s’il est forcé et contraint. Pas d’états
d’âme pour un chef d’Etat. Il devrait s’asseoir avec les islamistes et le Chef
de gouvernement autour d’une table et leur dire : «Voilà mes préférences
et mes choix et quels sont les vôtres ? Essayons de trouver une issue
raisonnable, selon nos rapports de force et nos légitimités respectives, pour
sauver la Tunisie. S’il y a des difficultés, faisons un échéancier et réglons
les problèmes par étapes, selon les priorités du pays et selon les possibilités
politiques, constitutionnelles et économiques». Ce serait plus raisonnable.
Cette
situation de pourrissement peut-elle conduire à davantage de paralysie des
institutions et, à terme, à des élections anticipées ? Eventuellement, le
changement du régime politique ?
En
fait, l’obstination de Saïed s’explique par l’insuffisance politique des
islamistes et par le fait qu’il se sente électoralement et symboliquement plus
légitime que la majorité islamiste. Carl Schmitt disait à peu près que
l’élection législative crée le pluralisme, la division des partis et
l’irresponsabilité d’un corps anonyme (le parlement), alors que l’élection
présidentielle crée l’unité et la responsabilité personnelle du chef. C’est
sans doute cela qui peut aussi révolter Saïed. Elu par tous, il ne peut décider
pour tous. Mais l’erreur de ses adversaires n’est pas une raison pour qu’il les
suive sur ce terrain, jusqu’à commettre les mêmes erreurs qui mènent au
blocage. C’est la politique par l’absurde. On est dans un régime parlementaire
où l’autorité est du côté de la paire parlement-gouvernement, et dans lequel le
président est surtout détenteur d’une magistrature morale. La magistrature
morale veut dire qu’il est censé être au-dessus de tout le monde, des partis de
la majorité, de l’opposition, de la société civile, des groupes économiques. La
magistrature morale, c’est de préserver l’unité nationale. Je suis sûr que si
Saïed faisait un geste d’ouverture vers toutes les parties en conflit, un geste
annonciateur d’une négociation confiante, admettant ses prédispositions à la
négociation sérieuse, il serait peut-être l’initiateur d’une solution
politique. Et il aura montré à tous qu’il ne se contente pas de réagir mais
d’agir aussi. Qu’il est le Chef de l’Etat.
* Professeur de science politique.