" Le véritable progrès démocratique n'est pas d'abaisser l'élite au niveau de la foule,
mais d'élever la foule vers l'élite."
Gustave Le Bon
Depuis son coup d'Etat du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed n'a cessé de créer des problèmes à des Tunisiens qui n'en peuvent plus, depuis leur fumeuse révolution du 14 janvier 2011 !
Populisme oblige, n'ayant aucun programme et navigant à vue, mu par son arabisme désuet et dangereux et ses lubies, il se sert de tout pour installer une nouvelle dictature. Sa dernière saillie fut sa diatribe raciste contre les noirs.
Quelle est la position des intellectuels face à ses dérives dictatoriales, voire fascistes ? Elle est mitigée : les uns désabusés, adoptent le silence; d'autres en appellent à la dictature et soutiennent Kaïs Saïed, persuadés que le peuple Tunisien n'est pas mûr pour la démocratie et encore moins pour la liberté; et enfin, d'autres dénoncent le nouveau apprenti dictateur sans envergure politique réelle et tentent de sauver ce qui peut l'être après le sac du pays en 11 années de pouvoir islamiste, directe ou indirecte quand l'assuraient les oiseaux rares de Ghannouchi !
Hélé Béji vient de m'envoyer le lien pour son article paru dans le Nouvel Obs. J'ai lu cet article avec intérêt pour l'estime que j'ai pour cette femme de lettres. Mais une fois de plus, je suis sidéré par son analyse politique de ce que vit le pays, ce que j'ai déjà relevé dans mon blog à propos d'autres articles où elle défendait le "féminisme islamiste" et faisait l'éloge de Béji Caïd Essebsi et son fameux consensus, alors que dans sa campagne électorale, celui-ci jurait tous ses dieux qu'il ne pactisera jamais avec Ghannouchi, parceque, rassurait-il ses électrices inquiètes de l'islamisation du pays, " le nationalisme et l'islamisme sont des lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais "; pour les trahir en fin de compte !
Si j'ai apprécié la première partie de cet article dans lequel on reconnaît la grande culture humaniste de notre amie, le reste m'a profondément déçu quand elle évoque :
- Bourguiba et sa dictature. Faut-il rappeler que Bourguiba fut une chance pour la Tunisie. Certes il était autoritaire mais éclairé. Il fallait éduquer le peuple avant de lui accorder la démocratie, disait-il. S'il avait joué la carte de la démocratie, il est certain que les conservateurs nombreux, réactionnaires et rétrogrades, auraient pris le pouvoir. Où en serait la Tunisie s'ils l'avaient gouvernée ?
- Les "Démocrates-musulmans", pour en faire le pendant des "Démocrates-chrétiens". Quelle grave erreur ! A l'évidence notre amie est tombée dans le panneau des Frères musulmans qui cherchent à brouiller les pistes en se revendiquant " Démocrates-musulmans ", après nous avoir fait le coup de l' "islamisme modéré", compatible avec la démocratie; puis de celui de la " modernité " de leur parti. Si les démocrates chrétiens sont républicains et respectent les règles démocratiques pour arriver au pouvoir; les Frères musulmans, eux ne croient pas en la République et détruisent méthodiquement ses institutions. Pour prendre le pouvoir, ils recourent à l'élimination physique de leurs opposants politiques. Ce fut le cas pour Chokri Belaïd, pour Mohamed Brahmi, pour Lotfi Naghedh, et bien d'autres comme pour Béji Caïd Essebsi dont l'empoisonnement a fini par lui coûter la vie; et la tentative d'assassinat contre Kaïs Saïed, qui l'a fait se rebeller contre Ghannouchi !
- Ali Larayedh qu'elle décrit d'homme intègre et honnête ! Oublie-t-elle son accointance avec les terroristes du Mont Chaâmbi ? Et celle avec le célèbre Abou Yadh lors de laquelle il avait ridiculisé la police nationale en organisant la fuite de ce terroriste formé au maniement des armes aux côtés du non moins célèbre Oussama Ben Laden, sur demande de Ghannouchi ?
- Seifeddine Makhlouf, ce sinistre individu qu'elle qualifie de brave type. Un voyou converti par opportunisme à l'islamisme, en créant le parti Al Karama, résurgence de la fameuse LPR (Ligue pour la protection de la révolution) dissoute, milice de Ghannouchi; pour transformer l'Assemblée Nationale en camp retranché pour ce dernier et y faire régner la violence verbale et physique à l'encontre de l'opposition !
- Néjib Chabbi, est un militant démocrate, lui le looser à la remorque de Ghannouchi qui fait du nomadisme idéologique passant du communisme, à l'arabisme et maintenant à l'islamisme ...
- Le Front du Salut, présidé par Néjib Chabbi et composé d'islamistes et de leurs sympathisants arabistes : Samir Dilou, Dalila Masaddek et son frère Jawhar Ben M'barek ... avec des membres d’Al Karama en son sein ; constitue la véritable force d’opposition face à Kaïs Saïed !
Je suis confondu devant tant de naïveté et tant d'oubli du passé.
Non chère amie, ces gens ne sont pas des conservateurs, ce sont des islamistes ! Pour s'en convaincre, il suffit de voir ce qu'ils font en Iran ! Certes il faut dégager le nouveau dictateur mais ce n'est pas pour le remplacer par les islamistes qui ne sont ni démocrates ni pour les libertés.
Face à la dictature de Kaïs Saïed, se trompent ceux qui admettent les islamistes dans le jeu politique au nom de la démocratie ! Grave erreur, car pour les Frères musulmans, la démocratie est à usage unique, comme dit Erdoğan. Ayatollah Khomeiny, lui aussi se revendiquait démocrate en 1979; avec le résultat que l'on sait : 43 ans de dictature islamiste.
Les Tunisiens méritent mieux. Il faut en finir avec l'islam politique et interdire l'instrumentalisation de la religion.
Vivement la laïcité en Tunisie !
R.B
Hélé Béji
Le retournement du 14 janvier ou la peur de la liberté
Alors qu’en Tunisie le régime du président Kaïs Saïed
continue de se durcir, l’écrivaine Hélé Béji dénonce « ceux qui disent que
la liberté n’est pas pour les Tunisiens » et prend la défense des
« démocrates musulmans ».
A Tunis, les lettres de cachet pleuvent.
La liste des arrestations s’est allongée en quelques heures le week-end
dernier, et sans interruption depuis. Dans la même frénésie a éclaté un racisme
sauvage contre les immigrés africains, déclenché par une diatribe d’Etat contre
la ruée de « hordes » subsahariennes, dont le projet criminel serait
de défigurer l’identité tunisienne (sans doute de race aryenne) par la
négritude d’un grand remplacement. Mystérieusement, sur la liste des
inculpés pour « complot contre la sûreté de l’Etat », figure le nom
de Bernard-Henri Lévy. Quel canular est-ce là ? La nouvelle conspiration
d’un Protocole des Sages de Sion élargi aux Africains ?
D’où vient le mal qui nous frappe ? Quelles en sont les
causes ? Une seule : la perte brutale de la liberté depuis le
25 juillet 2021.
Cette liberté, on l’avait crue d’essence étrangère à notre
identité, alors qu’elle est l’aspiration sacrée de la condition humaine dont
nous faisons, je crois, partie. Ceux qui disent que la liberté n’est pas pour
les Tunisiens, ou pour les musulmans, sous-entendent qu’ils n’appartiennent pas
à la race humaine, trop ignorants et faibles pour se diriger seuls. Ils
auraient besoin d’hommes supérieurs pour élever leur humanité. Ils ne sauraient
disposer d’eux-mêmes. La liberté veut un fondement solide, l’Etat, Sa Majesté
l’Etat, ou le prince qui l’incarne, avant d’être autorisée, car son mauvais
usage conduit à l’abîme. Le 25 juillet 2021 est dans cet ordre de
choses.
Pourtant, l’abîme c’est Sa Majesté L’Etat qui nous y précipite.
Depuis l’Indépendance, nous pensons que seule la prescience d’un demi-dieu
déposerait la graine féconde du progrès, son regard perçant l’énigme de
l’avenir. En attendant, nous avons fait table rase de nos libertés, en
retournant le préjugé colonial contre nous-mêmes, quand nous nous sommes
persuadés que seul l’Etat était notre conscience, parce que nous, nous n’en avions
pas. Cette dépossession est l’échec de la décolonisation. La peur de la liberté
que la Révolution avait pourtant dissipée depuis dix ans, le 25 juillet
lui a redonné les sombres frissons du cauchemar.
L’Etat nationaliste s’est construit dès le début sur ce dogme,
notre infirmité historique à nous gouverner. La manière dont il maltraite ses
sujets ne diffère pas de celle dont le colonialisme maltraitait ses indigènes,
avec cette différence plus grave que l’Etat national se justifie de sa vertu
patriotique contre le colonialisme. Quel
meilleur subterfuge que de commettre ses forfaits au nom de notre entrée
dans le Club du Progrès. L’Etat réinvente à son profit la machine postcoloniale
pour nous « libérer » des séquelles du colonialisme. Quelle logique est-ce
là ? Les méthodes inhumaines seraient-elles condamnables chez le colon,
mais louables quand elles viennent des gouvernants de la nation ?
Emprisonner, persécuter, étouffer ceux qui pensent que la dignité a une autre
raison d’être que la raison d’Etat. Trahison ! Atteinte à la sûreté de
l’Etat ! Les défenseurs de la liberté sont les ennemis du Progrès !
Et pourtant, en soixante-dix ans, le malheur de
la pauvreté n’a pas été vaincu par la violence de l’Etat
« progressiste ». C’est l’administration d’Etat qui s’est révélée
l’ennemie du progrès. Pourquoi ? Parce qu’il n’est d’autre remède à la
fatalité de la pauvreté que la liberté. Seule, l’abondance des libertés nourrit
les forces de prospérité. La liberté n’est pas le produit de l’Etat, mais au
contraire son principe initial. Le nationalisme totalitaire a occulté cette
vérité. Bourguiba avait voulu fonder une modernité en la vidant de son principe
dynamique, créatif, son élan intérieur : la liberté. Il a échoué. La
liberté n’est pas le règne fini de la raison d’un seul, mais la promesse
infinie dans le cœur de tous.
Aujourd’hui, il m’apparaît que, lorsque j’avais clairement perçu,
dans mes écrits antérieurs, que
l’enfermement national, sous les couleurs de la patrie, trahissait les
principes qui avaient servi à la lutte contre l’occupation étrangère, et que
les « libérateurs » se transformaient en seigneurs plus
cruels que le colonialisme lui-même, je n’avais pas encore réalisé que dans les
marges de la société, grandissait une liberté intérieure où brûlait la piété
sincère des petites gens, qui pensent que quelque chose de plus grand qu’eux
existe, qu’ils appellent Dieu mais que d’autres appellent « Esprit »,
« Être suprême », « Conscience », « Immortelle et
céleste voix » (Rousseau), « Pensée », « Droit ».
Cette foi se confond avec la flamme secrète de leur liberté.
Je n’avais pas compris que la religion n’était pas qu’une secte
d’obscurantisme, même si ce danger a toujours existé partout, et plus encore aujourd’hui à travers l’ignorance des
foules excitées par l’organisation politique des haines modernes, comme les
appelle Julien Benda. Oui, la religion peut être un puissant facteur d’abaissement
de l’homme, un appareil séculaire de violence, envers les femmes par exemple.
Mais elle n’est pas qu’un instrument d’oppression, elle peut être aussi une
« résistance à l’oppression » (un des droits de la Déclaration de
1789) tel le rôle de la religion chrétienne dans la chute de l’empire
soviétique qui avait voulu l’anéantir. Enfermer la conscience religieuse du
musulman dans l’arriération ou le fanatisme est en soi une posture fanatique.
Je regrette de le dire mais les modernistes se sont abusés sur ce point, et ne
veulent pas l’admettre. C’est une méprise historique que nous payons
aujourd’hui très cher.
Moi aussi je me suis trompée en pensant que ceux
qu’on appelle « islamistes » n’étaient que des gredins endoctrinés
par la haine de la vie et l’idolâtrie de la mort. Non, c’est faux. Ils peuvent
être « démocrates musulmans ». Il y a dans le courant conservateur
une profonde intuition de liberté, un réel esprit de tolérance. Ne pas
l’admettre, c’est leur dénier le droit d’exister, afin de conserver nos
prérogatives, celles du mensonge moderniste qu’on a rêvé de bâtir sur leur
élimination, narcissisme intellectuel fondé sur l’arrogance et le mépris de la
vie intérieure. La foi d’un homme n’est pas nécessairement l’aveuglement de sa
raison. Elle peut aussi lui donner l’intelligence et la sensibilité que la
seule raison lui masque, par peur de renoncer à ses privilèges et à son pouvoir.
Cette découverte, je ne l’ai faite qu’après la
Révolution du 14 janvier. Je le regrette. Mais ceux qui ont été traités
comme des parias et des maudits, rendus à la justice historique grâce à la
Révolution, sont entrés en conversation avec nous. Ils agissent désormais en
« démocrates musulmans », à l’instar des « démocrates
chrétiens » européens. On a pu voir des hommes et des femmes tout comme
nous, capables de débattre sans haine, avec bon sens, animés du même goût du
bonheur, de la même recherche du mieux-être, et de l’amour du progrès. Et nous,
les modernes, les « éclairés », les « cultivés », imbus de
notre savoir et de « notre sens de l’histoire », avons été complices
de leur bannissement.
A Tunis, les lettres de cachet pleuvent.
La liste des arrestations s’est allongée en quelques heures le week-end
dernier, et sans interruption depuis. Dans la même frénésie a éclaté un racisme
sauvage contre les immigrés africains, déclenché par une diatribe d’Etat contre
la ruée de « hordes » subsahariennes, dont le projet criminel serait
de défigurer l’identité tunisienne (sans doute de race aryenne) par la
négritude d’un grand remplacement. Mystérieusement, sur la liste des
inculpés pour « complot contre la sûreté de l’Etat », figure le nom
de Bernard-Henri Lévy. Quel canular est-ce là ? La nouvelle conspiration
d’un Protocole des Sages de Sion élargi aux Africains ?
D’où vient le mal qui nous frappe ?
Quelles en sont les causes ? Une seule : la perte brutale de la
liberté depuis le 25 juillet 2021.
Cette liberté, on l’avait crue d’essence
étrangère à notre identité, alors qu’elle est l’aspiration sacrée de la
condition humaine dont nous faisons, je crois, partie. Ceux qui disent que la
liberté n’est pas pour les Tunisiens, ou pour les musulmans, sous-entendent
qu’ils n’appartiennent pas à la race humaine, trop ignorants et faibles pour se
diriger seuls. Ils auraient besoin d’hommes supérieurs pour élever leur
humanité. Ils ne sauraient disposer d’eux-mêmes. La liberté veut un fondement
solide, l’Etat, Sa Majesté l’Etat, ou le prince qui l’incarne, avant d’être
autorisée, car son mauvais usage conduit à l’abîme. Le
25 juillet 2021 est dans cet ordre de choses.
Pourtant, l’abîme c’est Sa Majesté L’Etat
qui nous y précipite. Depuis l’Indépendance, nous pensons que seule la
prescience d’un demi-dieu déposerait la graine féconde du progrès, son regard
perçant l’énigme de l’avenir. En attendant, nous avons fait table rase de nos
libertés, en retournant le préjugé colonial contre nous-mêmes, quand nous nous
sommes persuadés que seul l’Etat était notre conscience, parce que nous, nous
n’en avions pas. Cette dépossession est l’échec de la décolonisation. La peur
de la liberté que la Révolution avait pourtant dissipée depuis dix ans, le
25 juillet lui a redonné les sombres frissons du cauchemar.
L’Etat nationaliste s’est construit dès le
début sur ce dogme, notre infirmité historique à nous gouverner. La manière
dont il maltraite ses sujets ne diffère pas de celle dont le colonialisme
maltraitait ses indigènes, avec cette différence plus grave que l’Etat national
se justifie de sa vertu patriotique contre le colonialisme. Quel meilleur
subterfuge que de commettre ses forfaits au nom de notre entrée dans le
Club du Progrès. L’Etat réinvente à son profit la machine postcoloniale pour
nous « libérer » des séquelles du colonialisme. Quelle logique est-ce
là ? Les méthodes inhumaines seraient-elles condamnables chez le colon,
mais louables quand elles viennent des gouvernants de la nation ?
Emprisonner, persécuter, étouffer ceux qui pensent que la dignité a une autre
raison d’être que la raison d’Etat. Trahison ! Atteinte à la sûreté de
l’Etat ! Les défenseurs de la liberté sont les ennemis du Progrès !
Et pourtant, en soixante-dix ans, le
malheur de la pauvreté n’a pas été vaincu par la violence de l’Etat
« progressiste ». C’est l’administration d’Etat qui s’est révélée
l’ennemie du progrès. Pourquoi ? Parce qu’il n’est d’autre remède à la
fatalité de la pauvreté que la liberté. Seule, l’abondance des libertés nourrit
les forces de prospérité. La liberté n’est pas le produit de l’Etat, mais au
contraire son principe initial. Le nationalisme totalitaire a occulté cette
vérité. Bourguiba avait voulu fonder une modernité en la vidant de son principe
dynamique, créatif, son élan intérieur : la liberté. Il a échoué. La
liberté n’est pas le règne fini de la raison d’un seul, mais la promesse
infinie dans le cœur de tous.
Aujourd’hui, il m’apparaît que, lorsque
j’avais clairement perçu, dans mes écrits antérieurs, que
l’enfermement national, sous les couleurs de la patrie, trahissait les
principes qui avaient servi à la lutte contre l’occupation étrangère, et que
les « libérateurs » se transformaient en seigneurs plus
cruels que le colonialisme lui-même, je n’avais pas encore réalisé que dans les
marges de la société, grandissait une liberté intérieure où brûlait la piété
sincère des petites gens, qui pensent que quelque chose de plus grand qu’eux
existe, qu’ils appellent Dieu mais que d’autres appellent « Esprit »,
« Etre suprême », « Conscience », « Immortelle et
céleste voix » (Rousseau), « Pensée », « Droit ». Cette
foi se confond avec la flamme secrète de leur liberté.
Je n’avais pas compris que la religion
n’était pas qu’une secte d’obscurantisme, même si ce danger a toujours existé
partout, et plus encore aujourd’hui à travers l’ignorance des foules excitées
par l’organisation politique des haines modernes, comme les appelle Julien
Benda. Oui, la religion peut être un puissant facteur d’abaissement de l’homme,
un appareil séculaire de violence, envers les femmes par exemple. Mais elle
n’est pas qu’un instrument d’oppression, elle peut être aussi une
« résistance à l’oppression » (un des droits de la Déclaration de
1789) tel le rôle de la religion chrétienne dans la chute de l’empire
soviétique qui avait voulu l’anéantir. Enfermer la conscience religieuse du
musulman dans l’arriération ou le fanatisme est en soi une posture fanatique.
Je regrette de le dire mais les modernistes se sont abusés sur ce point, et ne
veulent pas l’admettre. C’est une méprise historique que nous payons
aujourd’hui très cher.
Moi aussi je me suis trompée en pensant
que ceux qu’on appelle « islamistes » n’étaient que des gredins
endoctrinés par la haine de la vie et l’idolâtrie de la mort. Non, c’est faux.
Ils peuvent être « démocrates musulmans ». Il y a dans le courant
conservateur une profonde intuition de liberté, un réel esprit de tolérance. Ne
pas l’admettre, c’est leur dénier le droit d’exister, afin de conserver nos
prérogatives, celles du mensonge moderniste qu’on a rêvé de bâtir sur leur
élimination, narcissisme intellectuel fondé sur l’arrogance et le mépris de la
vie intérieure. La foi d’un homme n’est pas nécessairement l’aveuglement de sa
raison. Elle peut aussi lui donner l’intelligence et la sensibilité que la
seule raison lui masque, par peur de renoncer à ses privilèges et à son
pouvoir.
Cette découverte, je ne l’ai faite
qu’après la Révolution du 14 janvier. Je le regrette. Mais ceux qui ont
été traités comme des parias et des maudits, rendus à la justice historique
grâce à la Révolution, sont entrés en conversation avec nous. Ils agissent
désormais en « démocrates musulmans », à l’instar des
« démocrates chrétiens » européens. On a pu voir des hommes et des
femmes tout comme nous, capables de débattre sans haine, avec bon sens, animés
du même goût du bonheur, de la même recherche du mieux-être, et de l’amour du
progrès. Et nous, les modernes, les « éclairés », les « cultivés »,
imbus de notre savoir et de « notre sens de l’histoire », avons été
complices de leur bannissement.
Leur vision des mœurs est plus
conservatrice que la nôtre, et alors ? Pourquoi croire que le progrès est
l’apanage des modernes ? Non, un moderne qui refuse à un conservateur son
droit à la liberté est un destructeur de progrès. Le vrai progrès est la
reconnaissance de ceux qui ne pensent pas comme nous. La pensée est ce miracle
qu’il est donné à tout un chacun de cultiver à sa guise, à condition de ne pas
en interdire l’usage à autrui quand il diffère du nôtre. Depuis la Révolution,
en suivant leurs débats, j’ai trouvé ces démocrates musulmans à maints égards
plus construits, plus profonds que leurs adversaires, dont le sectarisme est
proche d’une déviance archéo-coloniale à la Zemmour.
Ali Larayedh, ancien ministre de la Révolution à la personnalité
discrète, d’une droiture exempte de tout ressentiment malgré le calvaire des
années de détention, est à nouveau enfermé. C’est pourtant lui qui avait édicté
la loi anti-terroriste contre les jihadistes. A-t-on vu des ministres de la
République française arrêtés à cause des départs de centaines de jihadistes en
Syrie ? Ou pour ne pas avoir prévenu les terribles attentats sur le sol
français ?
Je ne comprends pas davantage la haine contre l’avocat Seifeddine
Makhlouf également arrêté. J’ai suivi ses discours quand il était député, je le
trouve brillant, animé d’une véritable fougue démocratique, qui le conduit à
quelques excès, mais qui jamais ne l’a sorti de l’esprit du droit. Ceux qui le
traitent de « terroriste » n’ont certainement jamais pris la peine de
l’écouter. Ils se sont créé un épouvantail qu’ils agitent pour ne pas
s’épouvanter d’eux-mêmes. Qu’ils se regardent, qu’ils rentrent en eux-mêmes,
qu’ils cessent d’aboyer, ces roquets de meute, qu’ils considèrent que le
désastre actuel est l’effet de la propagande qu’ils ont menée contre ceux qui,
avec d’autres résistants comme Nejib Chebbi, ont voué leur existence au
sacerdoce de la liberté.
Je pense que les conservateurs donnent à l’idée de liberté une
facilité d’accès aux croyants. La conscience populaire puise dans sa foi la
richesse intérieure qui nourrit le libre-arbitre. En accédant au pouvoir, ils
ont sans doute fait beaucoup d’erreurs, car la confiance en Dieu n’a certes
jamais suffi à construire un monde vivable et bon, il faut bien d’autres choses
encore. Mais une démocratie réelle n’est plus possible sans leur participation,
car ils incarnent le fonds moral où la culture démocratique se forge une
famille généalogique, afin d’apprendre à composer avec l’autre. Leur
élimination de la scène démocratique serait une catastrophe, non pour eux, mais
pour nous. Les persécutions dont ils sont à nouveau l’objet sont intolérables à
la raison et à l’esprit de justice. Seul, le retour diffus d’un fascisme
politique chronique nourrit l’orchestration de la cabale et de la « bête
sociale » qui les poursuit. La répression qui les frappe et s’étend à
d’autres, conservateurs ou progressistes, fait revivre les peurs d’arrestations
qui s’abattent sur tous ceux qui expriment leur désaccord. La liberté est à
nouveau un objet de peur.
Aujourd’hui,
grâce à ses fondateurs et à ces avocats admirables que sont Dalila Msaddek,
Samir Dilou, Ayachi Hammami, Inès Harrath et bien d’autres, Le Front du Salut
est heureusement sorti de cette surdité historique. Ses membres, de toute
obédience, ont brisé les carcans idéologiques qui les empêchaient de voir dans
leurs adversaires les serviteurs d’un idéal républicain identique. Ils ont
renoncé aux sectarismes des deux bords, et ressuscitent non pas seulement la
lettre et l’esprit de la Constitution de 2014, mais au-delà brisent ce
malentendu entre conservateurs et modernes qui a causé tant d’incompréhension
entre ceux qui restaient prisonniers de leur méfiance maladive. La vie publique
n’est pas le théâtre de nos affections privées. Nos pensées, nos opinions, nos
rêves nous appartiennent librement tant qu’ils ne tournent pas en passions
belliqueuses, pour détruire ceux qui ne font pas les mêmes choix personnels que
nous. Là réside la magnanimité démocratique, dans ce « courage surnaturel » (Simone
Weil) dont fait preuve maintenant le Front du Salut pour se rapprocher de tous
ceux qui ont surmonté leurs répugnances et leurs préjugés, et se sont
découverts, ensemble, le même amour inconditionnel de la liberté. Ceux-là n’ont
pas peur. Ici commence la véritable œuvre de la Révolution : la fin de la
peur de la liberté, la démocratie.