" Qui ne peut attaquer le raisonnement, attaque le raisonneur. "
Paul Valéry
Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie
Face à la fatwa, Rushdie est resté Rushdie. Tandis qu’il ne cédait pas un pouce de terrain devant l’inadmissible, nos sociétés capitulaient.
En cet été 2022, les vastes incendies qui ravagent
les forêts françaises nous offrent la triste occasion de réapprendre ce que les
sapeurs-pompiers nomment un feu
de tourbe. Apparemment éteint en surface, le feu de tourbe se
propage souterrainement en consumant les couches profondes de feuillages en
décomposition, pour resurgir parfois plus de cent mètres plus loin et embraser
comme par surprise, des jours, des semaines, des mois plus tard, d’autres lieux
jusque-là préservés. Telle est la fatwâ lancée contre Salman Rushdie : un
incendie destructeur dont la résipiscence apparente aura brûlé le sol en
profondeur, jusqu’à ce funeste 12 août 2022, à New York.
Parce qu’il avait mis tout son courage à reconquérir un semblant
de normalité, et à rester l’écrivain qu’il avait tant aspiré à devenir, Salman
Rushdie aura pu croire que la violence s’était calmée, que le pire n’arriverait
plus. Je ne crois pas qu’il se soit trompé. Je ne crois pas qu’il ait donné
dans le déni. Tenir à distance la fatwâ, poursuivre son œuvre, vivre :
telle est l’expression la plus haute de son combat contre la terreur et la
mort, et telle est sa suprême élégance. Telle aura été, aussi, sa victoire. Car
plus personne avec le temps ne s’est avisé, comme trop d’intellectuels et de
politiques occidentaux, de voir en lui un opportuniste ou un pyromane :
son statut de symbole de la lutte contre l’obscurantisme islamiste et contre le
fanatisme religieux lui était acquis, pour ainsi dire unanimement chez les gens
dotés de conscience.
Ce que nous ne mesurions pas, c’est que le feu gagnait. C’est
que l’étincelle semée voici trente-trois ans dans les esprits, prospérait de
proche en proche, jusque dans la cervelle de jeunes gens qui de Rushdie
n’avaient pas lu une ligne, et qui n’avaient pas même eu à vivre sous le régime
des mollahs.
Cette fatwâ qui fut en 1989 un geste politique lancé par un
Ayatollah moribond pour recoller les morceaux d’un islam désuni est devenue en
2022 un fait culturel voire civilisationnel rassemblant par-delà les frontières
tous les tenants d’un islam devenu identitaire voire terroriste. Rushdie est
resté Rushdie. Sa grandeur aura été de survivre à tout cela et de persévérer
dans sa vocation et dans son être. Mais la fatwâ qui le visait a changé de
face. Elle n’est plus seulement l’expression d’une intolérance bigote dont déjà
en 1989 la doctrine était formée, mais le signe de reconnaissance de millions
d’âmes perdues qui partout et pour tout cherchent vengeance, sang, boucs
émissaires.
Alors que Rushdie ne cédait pas un pouce de terrain pendant les
trente-trois années écoulées, nos sociétés, par pans entiers, capitulaient
devant l’inadmissible. C’est-à-dire devant les prédicateurs de haine, les
prédateurs de la terreur, les doctrinaires de la foi qui, jour après jour,
imposaient à notre laïcité française ou à un certain équilibre social le venin
de leurs exigences indues et le trouble jeu victimaire ralliant à eux les
complaisants et les carriéristes qui flairaient là un fonds de commerce, et
trouvèrent juste de brandir comme des étendards révolutionnaires des linceuls
tachés de sang.
Il faut bien le dire : nous n’avons pas été dignes du
combat de Salman Rushdie. Nous n’avons pas tout compris de ce combat. Nous
n’avons pas saisi qu’il ne serait jamais terminé. Nous n’avons pas mesuré son
ampleur ni sa nécessité. Je le dis posément, excluant absolument de ce triste
constat les compagnons de route de l’écrivain qui n’ont jamais cessé de se
tenir à ses côtés, et de clamer dans le désert.
Le désert, en vérité, a cru. J’en veux pour preuve les messages
de soutien adressés à l’écrivain par toutes sortes de personnalités bien
intentionnées. Je ne parle même pas de ceux qui n’ont pas su nommer l’islamisme
comme cause première du geste assassin, ni ceux qui ont cru approprié de parler
des Versets sataniques comme
d’un livre « controversé » (sic). Peu importe ces amoureux du pire.
Non, je parle de ceux qui ont pris position au nom de la « liberté
d’expression », de tous ceux qui ont vu dans la tentative d’assassinat de
Salman Rushdie une réédition glaçante de l’attentat de Charlie-Hebdo.
Or, il faut quand même le dire, ce n’est pas du tout de liberté
d’expression qu’il s’agit là.
Cela supposerait que Rushdie se serait aventuré à tenir sur
l’islam des propos injurieux, mensongers, ou même simplement ironiques :
alors oui ce serait sa parfaite liberté et c’est au nom de la liberté
d’expression qu’il faudrait le défendre.
En vérité, Les
Versets sataniques ne sont ni injurieux, ni mensongers, ni
ironiques. C’est un roman tout enveloppé de fiction, de songeries, de
divagations méditatives. C’est une œuvre littéraire de plein droit, recourant
aux légendes et aux textes sacrés pour promener sur la croyance des hommes un
regard singulier, dans une langue lyrique, chargée de poésie presque naïve, démarquée
entre autres des épopées indiennes. On n’y aperçoit rien qui doive s’abriter
derrière la défense de la liberté d’expression pour éviter les bigots et les
dogmatiques. La liberté du conte et la poésie du mythe ne devraient pas avoir à
rendre compte devant une chambre de justice. Or, un peu lourdement, c’est quand
même sous ce régime qu’avec les meilleures intentions du monde, nous plaçons
Salman Rushdie et son œuvre. Autrement dit, nous plaçons le meilleur de la
littérature sous l’ombrelle plus ou moins rassurante d’un article de loi et
sous le ressort des tribunaux.
C’est bien là que nous ne sommes pas dignes de Rushdie :
nous ne l’avons pas assez lu. Nous n’avons peut-être pas pris la peine de dire
aux fanatiques : non seulement nous protégeons la liberté d’expression
lorsqu’elle semble s’en prendre aux religions, non seulement nous reconnaissons
un droit au blasphème, mais, a fortiori, nous reconnaissons une liberté de
création, une liberté d’invention, une liberté d’imagination qui sont l’ordre
supérieur de la vie de l’esprit ; qui ne sont pas seulement ce que nous
brandissons devant les abus des doctrinaires, mais sont la sève même de notre
civilisation et de notre être. Et nous ne voulons pas avoir à demander pardon
ou convoquer un avocat à chaque fois que cette imagination, cette fantaisie,
cette poésie prennent leur envol. Car c’est bien cela qu’il s’agit, en Salman
Rushdie, d’atteindre : il s’agit d’intimider quiconque prendra la plume
même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la
controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers
quoi son inspiration le porte.
Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie parce qu’au fond
depuis trente-trois ans le règne de cette simple liberté de raconter s’est considérablement
restreint sous l’effet de mises en cause religieuses, simili-religieuses,
idéologiques. Qu’aujourd’hui les bibliothèques d’universités anglaises ou
américaines retirent de leurs programmes et de leurs rayonnages des livres
supposés heurter la sensibilité de tel ou tel groupe atteste que le règne de la
terreur n’a fait que grandir, sans qu’il soit besoin pour cela de convoquer les
mollahs.
Le feu de tourbe qui a frappé Salman Rushdie le 12 août est
frère de ce feu des autodafés qui reprennent jusqu’en Europe.
N’est-il pas alors temps de sortir de cette torpeur et de cette
complaisance ? N’est-il pas temps de retrouver ce qui nous fait vraiment
et nous permet d’échapper à cette espèce de terreur dont nous faisons
nous-mêmes, par paresse, croître la puissance ?
Pour cela, il faudrait que nos sociétés percluses de
technologies et de pacotille médiatique retrouvent le chemin des livres :
ceux qu’on lit seul, à part, dans le simple dialogue entre sa conscience et
l’esprit de l’auteur. Ceux qui parlent aussi des autres livres, de l’ensemble
de ces livres parvenus jusqu’à nous et qui ont forgé notre regard. Tout cela
dans la gratuité pure de l’imagination. C’est ce qu’a fait Rushdie avec son
merveilleux Quichotte,
repassant à son propre tamis le roman de Cervantès, enrichi des alluvions de
Borges, Aragon, Bellow, Nabokov… Lire, lire encore pour échapper au tourment
des terreurs faciles et de la peur-réflexe.
Et puis, ne pas réduire l’insolence ni l’audace au courage du
blasphème. L’obscurantisme religieux et le fanatisme sont les cibles de choix
des consciences libres. Il faut que la critique la plus verte reste possible.
Mais tant d’autres sujets mériteraient la même dose de sel sur la plaie :
la comédie politique, les conventions médiocres du monde économique, les
nouvelles modes du prêt-à-penser… De cela, Rushdie nous a livré plus d’une fois
la clef, faisant le choix de l’humour et du rire face aux puissances sombres
qui tentaient d’avoir raison de lui.
Une des manifestations les plus hilarantes de cette liberté du
courage, de cette insolence parfaite, n’est peut-être pas dans ses livres, mais
dans une série où, le temps d’un épisode, il joue son propre rôle. La série
écrite et jouée par l’inénarrable Larry David s’intitule Curb your enthusiasm,
et fut diffusée par HBO. La saison 9 tourne autour d’un projet de comédie
musicale de Larry David intitulé : Fatwâ. L’intrigue reprend l’affaire Rushdie pour en
faire un « musical » de Broadway. F. Murray Abraham chante et joue
l’ayatollah Khomeiny et Lin-Manuel Miranda incarne Rushdie.
Évidemment, cette riche idée vaut à Larry David d’être à son
tour frappé par une fatwâ. Réfugié dans un hôtel, grimé, il se décide à prendre
conseil auprès d’un écrivain qui est passé par là : Salman Rushdie. C’est
alors que Rushdie lui enseigne une vertu méconnue de la fatwa : cela fait
de vous un homme dangereux, très attirant pour les femmes. Il faut bien dire,
dit Rushdie avec le plus grand sérieux, que rien n’est meilleur que le
« fatwâ sex » ! Est-ce blasphématoire cela ? Non, c’est
simplement d’une folle insolence, d’un humour décapant, qui démystifie mieux
que n’importe quel traité philosophique. La leçon vient de Salman Rushdie, qui
ajoute à propos de sa fatwa à lui : « it’s here, but fuck it » (c’est
là, mais on s’en fout). Et c’est bien cela le comble de la liberté : se
donner le droit de vivre, rêver, parler, imaginer, faire l’amour, et donc, au
fond, de se foutre des conventions et des postures qui emprisonnent les
esprits.
Il n’y a aucun sens, même métaphorique, à assigner au geste
purement nihiliste (et rémunéré : 4 millions de dollars !) perpétré
contre Salman Rushdie. Puisse-t-il seulement nous rendre cette conscience que
notre liberté n’est pas là pour toujours et que nous en faisons un usage par trop
modeste. Qu’il importe d’en recouvrer l’insolence et la force. Que littérature
n’est pas seulement une question d’ « expression » mais est
notre imprescriptible, notre transcendance, notre demeure, le lieu où nous
inventons qui nous sommes. Que nous n’avons pas trouvé tellement mieux pour
féconder les âmes que lire des livres et en écrire. Surtout s’ils sont de
Salman Rushdie.
* Conseiller d'Emmanuel Macron