Yadh Ben Achour *
« Le peuple
veut ». Démocratie et révolution en pays d’islam
Au moment de la chute du président Ben
Ali en 2011, vous êtes professeur de droit et vous êtes soudain appelé à jouer
un rôle politique éminent. Comment cela s’est-il passé ?
Le 15 janvier 2011, au lendemain de l’incroyable et
imprévisible départ de Ben Ali, j’ai été contacté par Mohamed Ghannouchi,
Premier ministre à l’époque de la révolution. Il m’apprend que trois commissions,
chargées des affaires de corruption, des martyrs de la révolution et de la
réforme politique, vont être mises sur pied. J’ai accepté la proposition de
diriger la Commission de la réforme politique.
Je présume que j’ai été choisi à cause de mon hostilité
à l’égard de l’ancien régime, notamment pour ma démission du Conseil
constitutionnel en 1992 à la suite de l’adoption de la loi liberticide sur les
associations d’avril 1992, pour mon soutien aux grévistes de la faim en 2005 et
à la candidature de Mohamed Ali Halouani contre Ben Ali, pour ma position
contre la révision constitutionnelle de 2002 qui voulait pérenniser sa
présidence, et pour mes nombreux écrits contre l’autoritarisme[1].
Avec l’aide d’un certain nombre de collègues, en
particulier Ghazi Gheraïri, j’ai constitué cette commission purement technique.
Nous avons commencé à travailler, convaincus qu’il fallait procéder de toute
urgence à une révision profonde de la Constitution, pour la débarrasser des
monstruosités qui y avaient été introduites sous la dictature. Les dictateurs
gouvernent en effet avec des lois qui leur sont confectionnées sur mesure par
des juristes à leur service. Cette Commission de la réforme politique s’est
également donnée pour tâche de réviser, dans le sens de la libéralisation, les
grandes lois qui encadrent la vie politique. Le programme adopté par la
commission a été très vite dépassé puisque, sous la pression du mouvement du
14 janvier et des manifestants, une nouvelle perspective s’est imposée. Elle
consistait à élire une Assemblée nationale constituante.
Mais le programme qui avait été adopté par la
Commission de réforme politique est resté quasiment le même pour la Haute
Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme
politique et de la transition démocratique. Ce nouvel organisme, non élu,
coopté par voie de consensus entre le gouvernement et l’ensemble des forces de
l’opposition à l’ancien régime, a joué le rôle d’un véritable parlement,
puisqu’il a fait adopter les « six lois de la libération », concernant les
élections, les partis politiques, les associations, l’instance électorale, la
presse et les médias[2]. Malgré les tensions, les querelles
idéologiques, les conflits de personnalités, en moins de huit mois, la Haute
Instance de la révolution a accompli un travail remarquable, non seulement au
niveau de l’adoption des lois, mais aussi au niveau des principes
constitutionnels.
Cette année 2011 a pesé aussi lourd dans la balance
que toutes les années antérieures de ma vie. Je me suis trouvé confronté
brusquement à un monde qui n’a jamais été le mien et qui est extrêmement
contraignant. Le politique écrit sur une page déjà bien remplie et doit
chercher désespérément le petit espace libre pour agir. C’est une activité
exaltante, mais ingrate. La frustration, c’est que la politique, en particulier
en démocratie, vous met très souvent face à des personnes médiocres et sans
principes, des gens sans métier qui n’ont rien d’autre à faire que de la
représentation et du mensonge.
Pouvez-vous évoquer votre parcours ?
Dans votre famille, le lignage (nisba) des Ben Achour, votre grand-père a eu
des démêlés avec Bourguiba ! Vous avez été bercé, depuis votre enfance, par la
langue arabe, par la lecture du texte et des commentaires du Coran. Mais vous avez
aussi une formation séculière, puisque vous êtes professeur agrégé de droit
public.
Ma famille est d’origine andalouse, installée en
Tunisie au XVIIe siècle après avoir séjourné à Salé au Maroc où nous avons
encore des cousins lointains. Mes deux grands-pères, de formation zeitounienne,
ont occupé de hautes fonctions religieuses, comme qadhi, cheikh al islam ou
mufti. Mon père, Fadhel Ben Achour, a été mufti de la République tunisienne.
Les démêlés de ma famille avec le pouvoir sont nombreux, aussi bien du temps de
la monarchie que de la République, notamment à cause de l’affaire du ramadan en
1961, sur laquelle mes deux grands-pères, dans deux fatwas diffusées à
l’antenne, ont pris une position hostile à Bourguiba et l’ont d’ailleurs payé
par leur limogeage. J’ai beaucoup admiré leur esprit de résistance.
Les convictions religieuses, même si je m’en détache
aujourd’hui, après soixante ans d’exercice, font partie de mon patrimoine.
Parmi les souvenirs les plus tendres de mon enfance, je me vois, vers 10 ans,
assis en tailleur face à mon support coranique en bois, mon mahmal, participer
chaque ramadan à la lecture sur manuscrit du texte prophétique, entre mon
grand-père, cheikh Tahar Ben Achour, mon père et la personnalité de passage.
Inutile de vous dire qu’à cet âge, cela correspondait à un exercice de haute
voltige. Lorsque je perdais le fil, tout en faisant semblant de suivre la
lecture de mon grand-père sur mon indéchiffrable manuscrit, mon père s’en
apercevait et me reprenait calmement en me remettant à la bonne page.
Toujours à l’intérieur du cercle familial, j’ai
ingurgité la poésie préislamique que je détestais, j’ai appris le Coran avec
mon grand-père, avec un réel plaisir, et je savais réciter par cœur le texte du
Shifâ du qadhi ‘Yadh, l’un des grands noms du droit malékite maghrébin. J’en
porte le nom, pour la raison que mon père s’était promis en 1945, lors de sa
visite à Marrakech du mausolée du qadhi en compagnie de l’historien tunisien
Hasan Hosni Abdewahâb, de donner ce nom illustre à l’enfant qu’il attendait,
dans le cas où ce serait un garçon.
Nous étions extrêmement attachés au respect des
préceptes religieux. Pendant le ramadan, la maison se transformait en un
véritable lieu de culte. Parmi les marques familiales distinctives, nous
commémorions, le 16e jour du ramadan, la veille de la bataille de Badr, laylat
Badr, au cours d’une cérémonie religieuse qui faisait la joie des enfants.
C’est dans ce milieu très religieux que j’ai appris que la première religion de
l’homme est sa liberté. Il ne faut jamais, quand on est croyant, avoir peur de
Dieu, mais toujours l’espérer. Lorsque ma sœur Héla, mon autre éducatrice par
certains côtés, est entrée en classe de philo, notre horizon de pensée a été
bouleversé : l’éclipse de Dieu a commencé. Ma sœur, la grande gâtée de mes
grands-parents paternels, a osé discuter de Darwin avec mon grand-père. Il lui
a fait comprendre que le darwinisme était un tissu d’hypothétiques sottises,
mais nous sommes restés sur nos positions.
Parallèlement, j’ai suivi toute ma scolarité primaire
et secondaire au lycée moderne. Après le baccalauréat, je me suis inscrit à la
jeune faculté de droit de Tunis, où j’ai découvert René Chapus, le grand
spécialiste de droit administratif. Son souvenir ne m’a jamais quitté. Encore
étudiant à Tunis en 1964-1965, j’ai également eu le bonheur de suivre le cours
de Daniel Bardonnet en droit international. Plus tard, en 1967, Jean Rivero, à
la faculté de droit de Paris, m’a introduit dans la maison des droits de
l’homme. Jean Rivero m’a encouragé à approfondir dans le champ du droit ma
double culture, privilège inestimable de ma génération. Mes réflexions
débouchèrent sur deux publications[3].
Les idées politiques et la philosophie du droit m’ont
alors attiré et expliquent que je n’ai jamais été un pur juriste. Jean Touchard
et Jean Imbert m’ont fait parcourir l’histoire de la pensée des Grecs,
d’Augustin, de Thomas d’Aquin et de l’averroïsme latin, la querelle des
investitures, les indulgences, les décrétales, sans oublier les monarchomaques,
la Réforme, Le Léviathan, les Lumières et les grandes révolutions
et déclarations anglaise, américaine et française. Imaginez, au cours de
l’année 1969-1970, un jeune homme de 23 ans proposant à son futur directeur de
thèse, le professeur Georges Burdeau, un sujet de thèse énigmatique : L’État
nouveau et la philosophie politique et juridique occidentale. Pendant
plus de trois ans, je n’ai pas eu vent de mon directeur de thèse, jusqu’à ce
que je me décide à lui remettre le manuscrit de ma thèse. Il ne m’a pas fait
attendre : la soutenance a eu lieu dans la foulée, et la thèse a été publiée
avec une préface de Georges Burdeau. Mais c’est Michel Villey qui a scellé mon
pacte d’amitié avec la philosophie du droit, que j’ai enseignée à partir de
l’année 1987 et jusqu’en 2005 à la faculté des sciences juridiques de Tunis,
qui venait d’être créée. Pour cet enseignement, j’avais choisi pour thème
général la relation entre la religion, la politique et le droit[4]. Cela
m’a permis d’approfondir mes connaissances sur l’histoire des idées politiques
et juridiques dans la civilisation islamique et de découvrir un champ de
recherche quasiment vierge chez les juristes, qui me fit connaître les
théologiens, les philosophes et les gens de la loi, comme Abu Hassan
al-Ash’ari, les mu’tazilites, notamment Abdeljabbâr et les philosophes comme
Fârâbî, Ibn Tufaïl, Ghazâlî, Ibn Majah, Ibn Rochd et les penseurs réformistes
musulmans du XIXe siècle comme Syed Ameer Ali ou Muhammad Iqbal.
Je suis en effet un homme de mixité, de mélange, le libre
héritier de l’exégèse coranique, de la liberté d’esprit de mes ascendants, des
idées novatrices d’Ibn Rochd, d’Iqbal, d’Ali Abderrazik, de Tahar Haddad, des
professions de foi aristotélico-thomistes de Michel Villey, de l’idée de droit
de Georges Burdeau, des Lumières de Jean Touchard, du Moyen Âge de Jean Imbert,
des idées économiques d’Henri Denis, du droit constitutionnel de Georges Vedel
et de l’impitoyable droit administratif de Charles Eisenmann[5].
J’ai retenu de ma famille l’amour de la disputatio,
des livres et de l’érudition. Malgré l’autorité morale des anciens et surtout
la majestueuse présence de mon grand-père, ma famille, en toute chose,
pratiquait le régime d’assemblée et discutaillait en permanence. Le lieu
central de notre maison était la bibliothèque, bayt el Kutub. Au cours de ma
scolarité primaire, j’y avais un ancien banc d’école avec deux casiers, que je
partageais avec ma sœur Rabaa et sur lequel nous calligraphions et récitions le
temporel et le religieux.
Vous réfléchissez beaucoup sur la notion
de révolution[6]. En quoi est-ce plus qu’un simple changement de
régime ? Quel rôle y jouent la liberté de conscience et la place des femmes ?
C’était une première en Tunisie, puis il y a eu les échecs au plan économique
et l’échec de la répartition des richesses dans le pays…
J’ai vécu l’expérience de la révolution tunisienne.
Beaucoup d’encre a coulé sur la question. De nombreux intellectuels,
journalistes, politiciens entraient dans la réflexion sur la révolution
tunisienne en commettant plusieurs erreurs de méthode : la confusion entre les
espèces de révolutions, la croyance en l’existence de modèles de révolutions,
l’idée féerique et enchanteresse sur les révolutions, la confusion entre
l’événement révolutionnaire et le processus post-révolutionnaire…
En réalité, toutes les révolutions n’appartiennent pas
à la même espèce. Les révolutions scientifiques, économiques, culturelles sont
les moins tonitruantes. Elles se situent sur de longues périodes de temps,
renversent l’ordre du monde, mais passent sans faire de bruit, à moins
d’emprunter le canal d’une révolution politique. Les révolutions politiques,
qui ont pour objectifs ou pour conséquences le renversement d’un ordre
politique et son remplacement par un ordre présumé meilleur, sont à la fois les
plus parlantes, les plus violentes et les plus traumatisantes. Une révolution
politique peut cependant n’avoir aucun effet ou peu d’effet ou même un effet
négatif sur la vie culturelle, économique ou religieuse. Si on la juge par ses
effets, on peut aboutir à la fausse conclusion qu’il ne s’agit pas d’une
révolution. L’erreur est alors de transgresser l’espace d’une révolution
politique, en lui assignant une portée qu’elle n’a pas forcément.
De plus, le concept de révolution n’est pas une unité
universelle de mesure pour tous les phénomènes révolutionnaires. S’il existe
une théorie des révolutions, construite sur le fondement de caractères communs,
il n’existe ni unité de mesure, ni concept historique unique, encore moins des
situations empiriques modèles de révolutions. Les révolutions sont aussi
anciennes que la terre et leurs slogans sont d’une affreuse banalité. Justice,
liberté, dignité, indépendance, ce qui veut platement dire être soi, boire,
manger, se loger, se vêtir, en un mot : ne pas souffrir. Mais
derrière ce paravent, chaque révolution est une expérience unique. On ne peut
pas penser une révolution à partir de schémas préétablis. Les modèles les plus
usités sont évidemment ceux de la Révolution française, de la révolution
bolchevique et de la révolution populaire de Mao Zedong et de son parti.
Évidemment, si nous engageons notre réflexion à partir de ce type de modèle, la
révolution tunisienne n’existe pas. Ce que les gens oublient, c’est que les
révolutions, malgré l’unité de leurs messages, se caractérisent par leur
extrême diversité de déroulement, de ressources, de moyens, d’engagement et de
durée. Sans compter les divergences d’interprétation historiographique.
Pouvez-vous me dire exactement quand se termine la Révolution française ?
La troisième erreur commune, c’est de se laisser
prendre au jeu d’une conception miraculeuse ou religieuse de la révolution.
Très nombreux sont ceux qui s’attendent à ce qu’une révolution instaure immédiatement
le paradis sur terre. Évidemment, lorsqu’ils se voient confrontés aux dures
réalités des situations de troubles politiques, telles que la guerre civile, le
désastre économique, l’appauvrissement des classes moyennes, le renchérissement
du coût de la vie, le désordre social, l’affaiblissement de l’État, ils sont
nécessairement déçus et frustrés. Cette déception s’exprime d’ailleurs souvent
par une nostalgie de l’ancien régime, l’exode ou la rupture du lien
d’allégeance sociale. Une révolution n’est pas un miracle ; elle est souvent un
long et profond traumatisme. Son effet bénéfique est d’ouvrir des horizons
nouveaux pour la pensée et l’action. C’est une rupture avec une mémoire
ankylosée par des siècles de lieux communs, d’habitudes mentales et de
servitude. Une révolution, c’est une cure de jouvence mémorielle, la rénovation
de l’esprit civique.
Une quatrième erreur consiste à juger l’existence
d’une révolution en fonction de ses suites immédiates, c’est-à-dire de sa
réussite ou de son échec. Or il existe une différence, sinon une contradiction,
entre l’éclatement de la protestation et le processus post-révolutionnaire. Si
le premier est un élan, une fugue, une montée vers les nuages, le second est
une chute, car il faut bien revenir à la gestion des affaires courantes. En
Tunisie, le moment révolutionnaire, strictement parlant, fut très court :
vingt-neuf jours qui ébranlèrent le pays. La révolution appartient à un temps,
le processus révolutionnaire à un autre, qui n’a ni la même nature, ni la même
dynamique, ni les mêmes ambitions, ni les mêmes idées que le premier. Étant
donné les difficultés du processus post-révolutionnaire, la plupart des gens et
en particulier ceux qui ont subi la révolution utilisent ce contraste pour
insuffler le désenchantement. Toute révolution a des amis et des ennemis. Ceux
qui appartiennent au régime déchu, aidés par la horde des profiteurs de
l’ancien régime, organisent une véritable propagande de démoralisation. Si nous
jugeons une révolution avec le regard désenchanté des années de crise qui la
suivent, on forme alors une opinion extrêmement négative sur sa nature, son
avenir ou sa portée.
Il existe quatre conditions nécessaires pour juger
qu’un événement constitue bien une révolution : une protestation massive ; la victoire
de cette protestation, c’est-à-dire la chute d’un pouvoir politique ; un
message qui rappelle les principes de dignité, de justice et de liberté ;
enfin, la reconnaissance d’un nouveau pouvoir, même s’il comprend des
responsables de l’ancien régime.
La Constitution tunisienne est l’une des rares
constitutions du monde musulman à reconnaître expressément, et dans sa version
arabe, la liberté de conscience, hurriyat a-dhamîr. C’est une idée
qui rompt radicalement avec le système de l’apostasie qui est la clé de
l’orthodoxie. Il est vrai qu’une disposition constitutionnelle ne suffit pas à
en faire une réalité sociologique. Mais il s’agit d’une nouvelle norme, tout à
fait prometteuse pour l’avenir, parce qu’elle ouvre au moins le débat public
sur la question.
Le débat autour du statut de la femme n’est pas moins
important. La Constitution, dans son article 46, adopte un programme qui a été
suivi par un certain nombre de mesures concrètes, notamment la loi du 11 août
2017 sur l’élimination des violences à l’égard des femmes, la possibilité pour
une femme tunisienne musulmane d’épouser un non-musulman et le projet de loi
sur l’égalité successorale entre hommes et femmes, qui est encore en discussion
au Parlement. À propos de ce dernier projet, les islamistes font de la
résistance, ce qui prouve que leur adhésion aux principes démocratiques reste
aléatoire. Malgré les échecs, le projet démocratique poursuit son combat contre
l’autoritarisme et la tyrannie. La révolution soudanaise de 1964, la révolte
algérienne de 1988, le mouvement Kifaya de 2005 en Égypte, la
grève de la faim en Tunisie la même année, les révolutions arabes de 2011, le
soulèvement pacifique au Soudan à partir du 19 décembre 2018 contre le
gouvernement de Omar Al-Bachir au pouvoir depuis 1989, et le soulèvement
pacifique algérien de 2019 entièrement dirigé contre la décrépitude du régime
corrompu militaro-islamiste constituent autant de demandes démocratiques. Que
des militaires mafieux et sanguinaires, qui ne connaissent de la guerre que le meurtre
de leur population, aidés par les religieux, comme au Soudan le 2 juin 2019,
reprennent le pouvoir en cassant par la mort les révolutions démocratiques n’y
changera rien. L’avenir est ouvert aux peuples qui le construisent par ces
révolutions démocratiques.
La liberté et la justice constituent les deux
revendications clés de la révolution. La seconde est une demande de justice
sociale distributive par l’amélioration de la condition des classes
défavorisées, la lutte contre les discriminations sociales, le déséquilibre
régional, l’habitat rudimentaire, le chômage, l’analphabétisme… Ces
revendications ne mettent pas seulement face à face un État et une société,
mais également une partie de la société contre une autre. Que nous enseigne la
révolution tunisienne ? Que la liberté politique est sortie triomphante de
l’épreuve révolutionnaire, mais qu’en revanche la demande de justice sociale
peine à se réaliser. Nous continuons à pratiquer l’économie libérale qui fait
partie de l’idéologie des partis gouvernementaux, comme Nidaa Tounès et
Ennahdha. Le capitalisme n’est pas la solution, ni l’islam. La Tunisie demeurera
donc dans une situation potentiellement révolutionnaire, comme le prouve la
permanence des mouvements sociaux de protestation au cours des dernières
années. La révolution a gagné sur un front et perdu sur un autre.
Qu’est-ce que l’universalité de la norme
démocratique[7] ? La démocratie ne serait-elle pas, ou plus, une
forme politique européenne ou occidentale ? L’islam est-il compatible avec la
démocratie ?
Pour répondre aux thèses des adversaires de la
démocratie, laïcs ou religieux, qui dénoncent son origine occidentale et ses
faiblesses, il faut révéler le fondement universel de la norme démocratique. Si
les Occidentaux ont été les découvreurs et les théoriciens de la démocratie,
cette dernière trouve son fondement dans la nature même de l’être humain. La
norme démocratique est la seule qui respecte le principe qui se trouve à la
base de la vie, le principe de non-souffrance. Elle respecte la
dimension matérielle de l’être humain en s’interdisant de lui imposer des
souffrances physiques, elle respecte sa dimension morale en s’interdisant de
porter atteinte à sa liberté de pensée, de conscience et d’expression, elle
respecte enfin sa dimension sociale en s’interdisant de porter atteinte à son
droit de participer politiquement à la destinée du groupe social auquel il
appartient. En ce sens, elle n’appartient ni à l’Orient ni à l’Occident, elle
est universelle.
L’islam, on peut en faire ce que l’on veut, et le
tordre dans tous les sens. Le problème n’est donc pas celui de l’islam, mais
celui des musulmans. Certains d’entre eux rejettent la démocratie parce que les
droits de l’homme qu’elle consacre sont contraires aux droits de Dieu.
D’autres, les musulmans du for intérieur, n’ont aucun problème avec la
démocratie et peuvent être, non pas des démocrates de façade, mais des
démocrates en profondeur.
Vous analysez la place de l’orthodoxie
en islam[8] et vous parlez aujourd’hui d’une « orthodoxie de
masse ». Est-il possible de sortir de cette orthodoxie, largement relayée et
financée notamment par le pouvoir saoudien à travers le wahhabisme ?
Pour comprendre ce que j’appelle « l’orthodoxie de
masse », il faut prendre en considération l’hyper-individualisme de la religion
islamique. C’est une religion sans intercession qui donne à l’individu croyant
et au peuple des croyants un immense pouvoir dans la détermination du dogme
religieux. C’est une « religion civile » au sens le plus fort du terme.
« L’orthodoxie de masse » est une édification historique, rendue possible par
l’alliance du peuple des croyants, du pouvoir et des interprètes, gestionnaires
du sacré. Pour y arriver, il a fallu procéder à un immense travail fondé sur
huit piliers : la documentation et la codification du texte sacré,
l’élaboration des codes de régulation de sa lecture, la construction des dogmes
fondamentaux de la théologie, l’édification de la théorie constitutionnelle, la
construction d’une théorie de la violence, la construction des systèmes de
droit, l’élaboration de la théorie des sources du droit, la fabrication de la
dialectique hérésiographique. Le wahhabisme, à mon avis, a été et reste
l’ennemi numéro un de l’islam. Il donne en effet de l’islam une image
rétrograde, antimoderne, antidémocratique et antihumaniste. Ce n’est pas un
hasard qu’il soit l’ami des Américains ! C’est en effet le meilleur moyen de
couler l’islam. Il maintient l’orthodoxie hors du temps et se tient responsable
du développement de tous les radicalismes (Frères musulmans, salafisme,
takfirisme, jihadisme) en déversant son or pour toutes ces causes. Son or,
c’est vraiment pour nous de l’or noir.
En dépit d’un large échec des
« révolutions arabes », vous faites l’hypothèse d’une nouvelle ère
démocratique. Qu’est-ce qui vous donne à penser que la démocratie est une
promesse pour demain dans le monde arabe ?
Le combat démocratique est une lutte toujours
recommencée. Les hommes ont la mémoire très courte. Dès qu’une démocratie entre
en crise ou que les dangers du despotisme disparaissent, ils l’abandonnent et
votent pour ses ennemis, oubliant les malheurs que l’on traverse lorsqu’on en
est privé. Il faut qu’ils subissent à nouveau les affres du gouvernement
autoritaire ou de la dictature pour qu’ils se rendent compte que le
gouvernement démocratique est, non pas le moins mauvais, mais, malgré ses
faiblesses, le meilleur des systèmes. Les révolutions arabes de 2011 ont été
des révolutions démocratiques. Leur persistance et leur rebondissement constant
de 1964 à 2019 prouvent que ce ne sont pas des feux de paille et qu’elles
représentent des tendances lourdes de l’évolution politique du monde arabe dans
la voie de l’insoumission démocratique. Désormais, la demande démocratique
n’est plus imposée par les élites, ni par l’État. La revendication démocratique
est en train de jaillir des couches populaires les plus larges. « Le peuple
veut », a-cha’b yourîd : voilà ce qui se dit, depuis plus de cinquante ans. Les
peuples, à travers ces manifestations grandioses, au Soudan, en Tunisie, en
Égypte, en Algérie, mais également, ne l’oublions pas, en Syrie, au Maroc, au
Yémen et en Libye, n’expriment pas, tant s’en faut, des idéologies étrangères,
importées d’Occident. L’avenir leur est ouvert.
Propos recueillis par Thierry Fabre
[1] - Voir notamment Yadh Ben Achour, Politique,
religion et droit dans le monde arabe, Tunis, Cérès, 1992.
[2] - Cet organisme de cent soixante membres comprenait des personnalités
nationales indépendantes ou appartenant à l’opposition, les onze partis
politiques les plus représentatifs de l’opposition avec leurs différentes
sensibilités, le nouveau syndicat des patrons, l’Union générale tunisienne du
travail, un certain nombre d’ordres professionnels, la Ligue tunisienne des
droits de l’homme, des associations comme l’Association des magistrats
tunisiens ou l’Association tunisienne des femmes démocrates, des représentants
des régions ainsi que des représentants des familles des martyrs de la
révolution.
[3] - Y. Ben Achour, Le Rôle des civilisations dans le système international.
Droits et relations internationales, Bruxelles, Bruylant, 2003, et La Cour
européenne des droits de l’homme et la liberté de religion, Paris, Pedone,
2005.
[4] - Cette perspective de recherche m’a conduit à publier Politique, religion
et droit dans le monde arabe, op. cit., et Normes, foi et loi, Tunis, Cérès,
1993.
[5] - Voir Y. Ben Achour, Introduction générale au droit, Tunis, Cérès, 2005 ;
Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, Paris, Presses universitaires de
France, 2008 ; et La Deuxième Fatiha. L’islam et la pensée des droits de
l’homme, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
[6] - Voir Y. Ben Achour, Une révolution en pays d’islam, Genève, Labor et
Fides, 2018. Yadh Ben Achour sera en 2020 titulaire de la chaire « Mondes
francophones » au Collège de France, dédiée à la question des révolutions.
[7] - Tel est le thème de la résidence de Yadh Ben Achour, premier titulaire de
la chaire Averroès, à l’Institut d’études avancées de l’université
d’Aix-Marseille (IMéRA).
[8] - Voir Y. Ben Achour, Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, op. cit.
* En 2020 Yadh Ben Achour entre au Collège de France