Le Pr Axel Kahn dénonce avec pédagogie, le racisme.
R.B
Axel Kahn est médecin, directeur
de recherche à l’INSERM, membre du Comité consultatif national d’éthique.
Revenir aux fondements des idées racistes : mieux les
comprendre pour mieux les combattre. Axel Kahn nous aide à poser un regard
historique et scientifique sur le racisme.
L’homme
moderne semble avoir colonisé peu à peu la planète à partir d’un petit groupe
qui a commencé de quitter l’Afrique il y a moins d’une centaine de milliers
d’années. Ces hommes, établis en différentes régions du globe, ont parfois été
confrontés à des populations autochtones antérieures (par exemple les
néandertaliens en Europe). Localement, ils se sont, au cours du temps, plus ou
moins différencié les uns des autres, formant des groupes physiquement
reconnaissables, des ethnies… on devait dire, un jour, « des races ».
LES FONDEMENTS DU RACISME
Décembre 1492, Christophe Colomb débarque à Hispaniola
(Haïti).
C’est le début d’une catastrophe pour le continent
américain, dont la population passera, en l’espace de 80 ans,
de 80 millions
d’habitants à 8 millions.
(Gravure de Théodore de Bry, XVle siècle.)
Race
et racisme sont deux mots de même origine. On appelle « race » l’ensemble des
individus d’une même espèce qui sont réunis par des caractères communs
héréditaires. Le racisme est la théorie de la hiérarchie des races humaines,
théorie qui établit en général la nécessité de préserver la pureté d’une race
supérieure de tout croisement, et qui conclut à son droit de dominer les
autres. Si on s’en tient à ces définitions, tout semble clair et facile.
Puisque le racisme est défini par les races, il suffit de démontrer que les
races n’existent pas pour ôter toute substance au racisme. Cependant, les
choses sont loin d’être aussi simples. En effet, le racisme s’est structuré en
idéologie à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire, pour paraphraser Georges
Canguilhem, en une croyance lorgnant du côté d’une science pour s’en arroger le
prestige. Le racisme possède un fondement qui n’est pas issu des progrès de la
biologie. Tout débute par des préjugés, et lorsque le racisme aura été
débarrassé de ses oripeaux scientifiques on peut craindre que ceux-ci ne
persistent. Or ils sont autrement difficiles à combattre.
Les
races humaines n’existent pas, au sens que l’on donne au mot « race » lorsque
l’on parle de races animales. Un épagneul breton et un berger allemand
appartiennent, par exemple, à deux races différentes qui obéissent peu ou prou
aux mêmes caractéristiques, à l’instar des variétés végétales : distinction,
homogénéité, stabilité. En l’absence de croisement entre ces races, les
similitudes intraraciales l’emportent de loin sur les ressemblances entre deux
individus de races différentes. Rien de tout cela ne s’applique aux populations
humaines. Ainsi, on constate du nord au sud une augmentation continue de la
pigmentation cutanée : les peaux très blanches en Scandinavie foncent
graduellement pour en arriver à la couleur la plus sombre en zones équatoriales
et subéquatoriales.
Certains
ont proposé que la sélection des peaux claires dans les régions les moins
ensoleillées ait permis d’améliorer la synthèse cutanée de la vitamine D,
facteur antirachitique essentiel, normalement stimulée par la lumière. À
l’inverse, la richesse cutanée en mélanine a été sélectionnée dans les pays
soumis à l’ardeur du soleil car elle protège des brûlures et des cancers
cutanés.
CE QUI EST RACISTE ET CE QUI NE L’EST
PAS
Un
préjugé raciste peut être défini comme la tendance à attribuer un ensemble de
caractéristiques péjoratives, transmises héréditairement, à un groupe
d’individus. Des affirmations telles que « tous les Juifs sont avares, tous les
Irlandais sont violents, tous les Corses sont paresseux » sont des exemples
typiques d’affirmations racistes. En revanche, toute indication d’une
différence physique, physiologique entre populations n’a évidemment rien
de raciste : dire que les Suédois sont plus grands que les Pygmées ou que
les Africains noirs pourraient avoir des dons particuliers pour la course à
pied sont des remarques dénuées de toute connotation négative et qui reflètent
la réelle diversité humaine. Il se trouve parfois dans la presse des discours
irréfléchis où est taxée de raciste une étude notant que le chiffre normal des
globules rouges et la durée de la grossesse sont légèrement différents entre
des populations d’origine africaine et, par exemple, européenne. Ces paramètres
ne préjugeant en rien des capacités les plus spécifiquement humaines, de
l’ordre de la créativité et de la dignité, leur étude ne peut d’aucune manière
être diabolisée comme étant d’essence raciste.
HISTOIRE DU RACISME
Des discours racistes apparaissent dès l’Antiquité, y
compris chez Aristote. Ce dernier établit des différences intrinsèques de
comportement et de qualités entre les peuples ; selon lui, les Européens sont
courageux mais un peu sots, les Asiatiques très intelligents mais manquent de
courage, et les Hellènes, placés géographiquement au milieu, combinent les
avantages des uns et des autres : ils sont intelligents et courageux. Le
philosophe ajoute que les esclaves sont des « choses animées »,
et il introduit la notion d’esclaves par nature. Cependant, et là réside
l’ambiguïté qui empêche de ranger définitivement les Grecs dans le camp des
protoracistes, les esclaves peuvent être affranchis… et accèdent alors de plein
droit à l’humanité.
À Rome, le discours change. Cicéron écrit : « Il n’est de race qui, guidée par la raison, ne puisse
parvenir à la vertu. » Dans la foulée de
l’impérialisme romain, les premiers siècles de la chrétienté sont exempts de
racisme, car s’y trouvent combinés l’universalisme du messianisme chrétien
s’exprimant dans la parole de saint Paul et le souvenir de l’Empire romain,
creuset de peuples et d’ethnies différents.
Manifestation en 1958 contre l’intégration d’élèves
noirs
dans une école aux États-Unis
Dans
l’Occident chrétien, le racisme réapparaît et se développe plusieurs siècles
avant l’apparition du concept scientifique de race, à partir de l’an 1000,
autour des cristallisations religieuses, l’anti-islamisme et, surtout,
l’antijudaïsme. Au XIIe siècle, en pleine querelle des Investitures, Anaclet
II, l’antipape élu, a un ancêtre juif. La campagne virulente du camp
romain contre cet antipape s’appuie sur ses origines « maudites » souillant
tout son lignage. L’antijudaïsme virulent de Saint Louis flirte avec
l’antisémitisme. Dans l’Espagne chrétienne, c’est un antisémitisme cette fois
structuré qui se manifeste, puisque les juifs convertis sont interdits d’accès
aux fonctions publiques, au métier des armes, etc. Il est décrété que ces
individus doivent être écartés parce que l’infamie de leur père les
accompagnera toujours. La notion d’hérédité d’une infériorité, d’un opprobre,
qui constitue une base essentielle du racisme, est donc ici manifeste.
C’est
dans ce contexte que prend place un épisode décisif, souvent présenté comme un
succès de la civilisation alors qu’il s’agit d’un drame effroyable : la
découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. À cette occasion s’accomplit
l’un des premiers génocides de l’histoire du monde. En 1492, Christophe Colomb
débarque à Hispaniola (Haïti, Saint-Domingue), une île alors peuplée de 3
millions de Taïnos. Trois ans après, il ne reste déjà plus que 1 million
d’Indiens ; soixante ans après, ils ne seront plus que 200, qui disparaîtront
rapidement.
Tous
les ingrédients du racisme tel qu’il s’est manifesté depuis, y compris dans les
univers concentrationnaires, sont ici réunis. Les Indiens sont parqués et mis
au travail forcé, les enfants sont tués, les femmes enceintes sont éventrées.
Dans cette misère extrême, les femmes n’ont plus d’enfants, voire, pour
échapper à leur malheur, se suicident en masse.
À
partir de 1519, d’âpres débats théologiques opposent Bartolomé de Las Casas,
qui est entre-temps devenu dominicain, à différents autres ecclésiastiques. La
confrontation la plus connue est la controverse de Valladolid, en 1550, qui
aboutit à la conclusion, acquise de justesse, que les Indiens ne sont pas de
nature différente des autres hommes. On continue malgré tout à les massacrer,
et l’Amérique, qui comptait 80 millions d’aborigènes aux temps précolombiens,
n’a plus que 8 millions d’habitants quatre vingts ans après sa « découverte »
par Christophe Colomb. Par la suite, les Indiens ayant été massacrés et
décimés, se pose le problème de la main d’œuvre dans les colonies américaines.
Cette question devient cruciale lorsque s’y développe la culture de la canne à
sucre, conduisant le Portugal, puis la France et l’Angleterre, à développer le
commerce trilatéral et la traite des Noirs.
Depuis
le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, entre la naissance de l’antisémitisme
chrétien, la conquête de l’Amérique et la traite des esclaves noirs, ce sont
donc tous les ingrédients du racisme qui se mettent en place, tous ses
crimes qui commencent d’être perpétrés.
L’IDÉOLOGIE RACISTE
Le
concept scientifique de race n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Il est perceptible
sous la plume de Carl von Linné, dont la classification systématique des êtres
vivants s’étend aux hommes rangés en cinq catégories… qui deviendront des races
: les «monstrueux » (c’est-à-dire les personnes atteintes de malformation, que
Linné assimile à une race à part entière), les Africains, les Européens, les
Américains et les Asiatiques. À chacune de ces catégories il attribue des caractéristiques
et des qualités comportementales, les plus flatteuses étant naturellement
réservées aux Européens.
Avant
le XVIIIe siècle, le mot « race» est surtout utilisé dans le sens de lignage
aristocratique : on parle d’enfants de bonne race, de bon lignage… un peu comme
de chevaux de bonne race.
C’est à partir de la fin du XVIIIe siècle, et surtout
au XIXe, que l’on assiste à la structuration des préjugés protoracistes en
idéologie par agrégation successive des progrès scientifiques, principalement
la théorie de l’évolution. C’est à cette même époque qu’apparaissent les deux
grandes thèses opposées sur l’origine de l’homme : produit de l’évolution ou
créature, est-il apparu une fois – les hommes actuels étant tous les
descendants de cet ancêtre (monogénisme) – ou plusieurs fois de façons séparées
et indépendantes – les différents groupes ethniques ayant alors des ancêtres
différents (polygénisme) ? Naturellement, c’est cette dernière hypothèse que
privilégient les doctrinaires du racisme. Le polygénisme sera la thèse
privilégiée par les créationnistes esclavagistes américains jusqu’à la fin du
XIXe siècle.
Le mécanisme de la sélection naturelle comme moteur de
l’évolution, proposé par Charles Darwin, et surtout la lecture qu’en fait le
philosophe anglais Herbert Spencer, contemporain de Darwin, puis l’Allemand
Ernst Haeckel vont modifier en profondeur la forme de l’idéologie raciste. En
effet, le mécanisme de l’évolution, la lutte pour la vie pour Darwin, devient,
sous l’influence de Spencer, la survivance du plus apte. Appliquée aux
civilisations, cette notion peut constituer une justification a posteriori de
la domination des vainqueurs, qui sont bien entendu les plus aptes, puisqu’ils
l’ont emporté. Un tel raisonnement tautologique s’est révélé d’une redoutable
efficacité à l’appui des thèses racistes. À vrai dire, il serait
profondément injuste de faire porter à Charles Darwin, un des plus grands
scientifiques qui ait jamais existé, la responsabilité personnelle des dérives
idéologiques dont ses travaux ont fait l’objet et ont été victimes, car il a
toujours récusé l’interprétation eugéniste et sociale des mécanismes de
l’évolution qu’il avait mis au jour.
Les
lois de la génétique, c’est à dire les règles gouvernant la transmission des
caractères héréditaires, énoncées initialement par le moine Gregor Mendel en
1865, redécouvertes au début du XXe siècle par des botanistes européens et
développées par l’États-Unien Thomas H. Morgan, auront alors une influence
considérable sur la biologie et, plus généralement, sur l’évolution
sociale et politique des pays. On assiste en effet à la tragique synthèse entre
le racisme, théorie de l’inégalité des races ; le déterminisme génétique, qui
considère que les gènes gouvernent toutes les qualités des êtres, notamment les
qualités morales et les capacités mentales des hommes; et l’eugénisme, qui se
fixe pour but l’amélioration des lignages humains. Sous l’influence de
la génétique, le dessein eugénique devient l’amélioration génétique de
l’homme, la sélection des bons gènes et l’élimination des mauvais gènes qui
gouvernent l’essence des personnes et des races. L’Allemagne nazie poussera
cette logique jusqu’à l’élimination des races « inférieures », censées porter
et disséminer de mauvais gènes.
LES RACISTES ET LE QUOTIENT INTELLECTUEL
Les
préjugés racistes sont loin d’avoir disparu après le traumatisme de la Seconde
Guerre mondiale. La conviction que le quotient intellectuel moyen est différent
selon les ethnies était alors partagée par une grande majorité des élites
scientifiques, du Français Paul Broca aux anthropologues états-uniens consultés
pour l’élaboration de l’Immigration Restriction Act de 1924, qui limitait
sévèrement l’entrée aux États-Unis des ressortissants issus de pays où, selon
les psychométriciens consultés, sévissait la débilité. Plus près de nous, les
sociologues Charles Murray et Richard J. Herrenstein en 1994, puis encore Bruce
Lahn et ses collègues en 2005, enfourchent la même monture idéologique. En
fait, un examen soigneux de tous ces travaux, même les plus récents, en
démontre la faiblesse et les erreurs, parfois grossières, à l’évidence motivés
par des présupposés idéologiques.
GÉNOMES ET RACISME
C’est
en 2001 que fut publiée la première séquence presque complète du génome humain,
très affinée depuis. Les humains possèdent environ 22000 gènes qui ne différent
que très peu d’une personne à l’autre. L’alphabet génétique est composé de
quatre lettres : A, C, G et T, disposées en un long enchaînement de 3,2
milliards de signes hérités de chacun de nos parents. Or cet enchaînement ne
varie qu’une fois sur dix mille entre des hommes ou des femmes issus d’Afrique,
d’Asie ou d’Europe.
La
très grande ressemblance entre les génomes de personnes issues d’ethnies
différentes, originaires de régions éloignées les unes des autres de plusieurs
milliers de kilomètres, a semblé rassurante : c’est là la preuve, a-t-on affirmé
alors, que les races n’existent pas et que le racisme n’a donc plus aucune
justification possible, qu’il est appelé, espère-t-on, à disparaître bientôt.
Hélas, je crains qu’on ne soit allé bien vite en besogne, par ignorance ou sous
l’influence de présupposés idéologiques. En fait, il faut revenir au mode
d’action des gènes, c’est-à-dire au mécanisme par lequel ils influencent les
propriétés des êtres vivants, qui est combinatoire, à la manière dont c’est la
combinaison des mots qui donne sens à la phrase ou au texte. Or ce n’est pas le
nombre de mots utilisés qui fait la qualité littéraire d’un texte, de même que
ce n’est pas le nombre de gènes qui explique l’étendue des potentialités
humaines. C’est à dessein que j’utilise ici le terme de « potentialité », car
la combinaison des gènes ne gouverne que la possibilité pour une personne
d’être éduquée au contact d’une communauté de semblables.
Isolé,
élevé par des animaux, le petit d’homme évoluera vers ces enfants sauvages dont
de nombreux exemples ont été décrits dans l’histoire, incapables
d’atteindre les capacités mentales caractéristiques de l’espèce humaine.
L’effet
combinatoire des gènes explique que de petites différences génétiques puissent
avoir de considérables conséquences sur les êtres, comme en témoignent les
aspects et capacités bien distincts des hommes et des chimpanzés, dont les
gènes sont pourtant à 98,4 % identiques. C’est pourquoi aussi la grande
homogénéité génétique des hommes du monde entier, confirmée par l’étude du
génome, n’est pas suffisante pour conjurer la menace d’un dévoiement raciste de
la biologie, pour deux ordres de raisons : les maladies avec retard mental
témoignent que la mutation d’une seule des plus de trois milliards de lettres
de l’alphabet génétique suffit à altérer les fonctions cognitives ; de très
légères différences dans le génome des personnes pourraient de la sorte avoir
chez elles d’importantes conséquences. D’autre part, l’affirmation que le
racisme est illégitime parce que, sur le plan biologique, et en particulier
génétique, les races n’existent pas revient à admettre que si les séquences
génétiques différaient statistiquement entre les ethnies le racisme serait
peut-être recevable. Or, bien sûr, puisqu’on peut distinguer les gens en
fonction de leurs caractéristiques physiques – couleur de la peau, aspect de la
chevelure, etc. –, on le peut aussi à partir de l’ADN qui code toutes ces
caractéristiques. Là ne réside, en fait, ni l’origine du racisme ni la
justification de l’antiracisme.
LE RACISME PEUT SE PASSER DES RACES
Lorsque
l’on aura expliqué à des gens habités par des préjugés racistes que les races
humaines n’existent pas au sens où l’on parle de races animales distinctes,
peut-être seront-ils impressionnés et convaincus. Pourtant, cette
démonstration risque bien d’être insuffisante, car déconnectée du vécu des gens
ordinaires qui, eux, n’ont pas de difficulté à reconnaître, dans la rue, des
Jaunes, des Blancs, des Noirs, des Méditerranéens bruns et des Scandinaves
blonds. Par ailleurs, la réfutation scientifique de la réalité des races ne
prend pas en compte les très fréquentes racines socio-économiques d’un racisme
qui est souvent le reflet du mal-être et du mal vivre, par exemple au sein des
populations défavorisées de grandes villes.
Paradoxalement,
il n’y a que peu de rapports entre la réalité des races et celle du racisme.
Reconnaître des différences physiques entre individus,
voire entre groupes humains,
et des potentialités plus ou moins développées,
comme dans le sport,
ne préjuge en rien de ce qui est purement humain : la
créativité, le droit à la dignité.
Chacun
peut en effet observer que les pires excès racistes s’accommodent fort bien de
la non existence des races humaines. En ex-Yougoslavie, les plus effroyables
comportements de type raciste ont opposé les Slaves du Sud, les uns convertis
au catholicisme (les Croates), les autres à l’islam (les Bosniaques), et les
derniers à la religion orthodoxe (les Serbes).
Dans
le discours des racistes modernes, ce ne sont souvent plus les races qui sont
déclarées incompatibles ou inégales, ce sont les coutumes, les croyances et les
civilisations. C’est un choc des cultures. Ce qui est rejeté, ce n’est plus
tellement l’homme noir, blanc ou jaune, ce sont ses préparations culinaires,
ses odeurs, ses cultes, ses sonorités, ses habitudes.
Souvent,
la montée en puissance de l’uniformisation culturelle et l’imposition des
standards occidentaux accompagnant la mondialisation économique entraînent, en
réaction, une tendance au repli communautaire. Il s’agit là d’un réflexe de
protection contre une civilisation opulente et dominatrice dont on ressent la
double menace, celle de l’exclusion et de la dépossession de ses racines.
Or
il y a dans cette forme de communautarisme exclusif une tendance qui m’apparaît
non humaine. Ce qui caractérise, en effet, les civilisations et leur évolution,
ce sont les échanges culturels et les emprunts qui, à l’opposé de
l’uniformisation imposée par une culture dominante, créent de la diversité et
ouvrent de nouveaux espaces au développement de l’esprit humain. Les Phéniciens
subissent l’influence des Hittites, des Assyriens, des Babyloniens, qui
échangent avec l’Égypte, avec la Grèce. Les Étrusques, nourris des arts et
techniques grecs et phéniciens, sont à l’origine de la culture romaine. Plus
près de nous, la musique des esclaves noirs des États-Unis sera à l’origine du
jazz et d’autres courants majeurs de la musique moderne, l’« art nègre »
fécondera la peinture et les arts plastiques occidentaux, et les conduira en
particulier au cubisme. Le progrès des sociétés humaines est toujours passé par
le métissage culturel.
À
l’inverse, les races animales n’échangent guère leurs habitudes, elles
conservent leurs particularités éthologiques qui n’évoluent, pour l’essentiel,
que sous l’effet de variations génétiques et écologiques. La diversité humaine
n’est donc facteur d’enrichissement mutuel que si elle est associée à
l’échange. L’uniformité a le même effet que le repli sur soi : dans les deux
cas, le dialogue est stérilisé et la civilisation dépérit.
UN ENGAGEMENT ANTIRACISTE
Au
total, la biologie et la génétique modernes ne confirment en rien les préjugés
racistes, et il est certainement de la responsabilité des scientifiques de
réfuter les thèses biologisantes encore trop souvent appelées à leur rescousse.
Cela est relativement aisé, mais à l’évidence insuffisant, tant il apparaît que
le racisme n’a pas besoin de la réalité biologique des races pour sévir.
À
l’inverse, ce serait un contresens de vouloir fonder l’engagement antiraciste
sur la science. Il n’existe en effet pas de définition scientifique de la
dignité humaine, il s’agit là d’un concept philosophique. Aussi le combat
antiraciste, en faveur de la reconnaissance de l’égale dignité de tous les
hommes, au-delà de leur diversité, est-il avant tout de nature morale, reflet
d’une conviction profonde qui n’est évidemment en rien l’apanage exclusif du
scientifique.
Depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle,
entre la naissance de l’antisémitisme chrétien, la conquête de l’Amérique et la
traite des esclaves noirs, ce sont donc tous les ingrédients du racisme
qui se mettent en place, tous ses crimes qui commencent d’être perpétrés.
Le racisme s’est structuré en idéologie
à partir de la fin du XVIIIe siècle, en une croyance lorgnant du côté
d’une science pour s’en arroger le prestige. Le racisme possède un fondement
qui n’est pas issu des progrès de la biologie.
Un préjugé raciste peut être défini
comme la tendance à attribuer un ensemble de caractéristiques péjoratives,
transmises héréditairement, à un groupe d’individus, telles que « tous les
Juifs sont avares ». En revanche, toute indication d’une différence physique,
physiologique entre populations n’a évidemment rien de raciste.
Au début du XXe siècle, on
assiste en effet à la tragique synthèse entre le racisme, théorie de
l’inégalité des races ; le déterminisme génétique, qui considère que les
gènes gouvernent toutes les qualités des êtres, notamment les qualités morales
et les capacités mentales des hommes ; et l’eugénisme, qui se fixe pour but l’amélioration
des lignages humains.
La réfutation scientifique de la réalité
des races ne prend pas en compte les très fréquentes racines socio-économiques
d’un racisme qui est souvent le reflet du mal-être et du mal vivre, par exemple
au sein des populations défavorisées de grandes villes. Paradoxalement, il
n’y a que peu de rapports entre la réalité des races et celle du racisme.