Dans les écoles des territoires contrôlés par l’État islamique (EI), les professeurs enseignent le combat contre les chiites, dénoncent la théorie de l’évolution et rejettent les arts et la musique. Leurs programmes scolaires sont calqués sur les manuels scolaires saoudiens. Surprenant ? Pas tant que cela. Les jihadistes de l’État islamique ne sont pas une création ex nihilo, ni d’ailleurs leurs « grands frères » d’al-Qaïda. Tous ces groupes, et particulièrement l’EI, trouvent leur matrice dans le wahhabisme, un courant politico-religieux qui fut à l’origine du développement de l’Arabie saoudite.
Un duo conquiert l’Arabie
Tout commence au XVIIIe siècle dans le Najd, un plateau au cœur de la péninsule arabique, par la rencontre entre deux hommes très différents. Le premier est un religieux : Abd al-Wahhab. Ce fils d’un juge islamique veut détourner les Bédouins du paganisme. Il prône un retour à l’islam « pur » par l’imitation de la vie du Prophète et de ses compagnons, une doctrine ultraorthodoxe appelée aujourd’hui le salafisme. Il combat aussi les formes de religiosité populaire et réaffirme le monothéisme.
Mais le jeune homme, qui se distingue par son intransigeance, dérange et se fait chasser de plusieurs cités, avant d’arriver à Diriya, une petite ville du Najd, où il rencontre Ibn Saoud, le seigneur des lieux, à qui il propose un marché. Abd al-Wahhab a remarqué que les artisans et agriculteurs de la ville sont très pauvres. Il conseille donc à Ibn Saoud d’arrêter de prélever la taxe sur les produits agricoles, qui les asphyxie, et de remplacer ce revenu par le produit du jihad qu’il entend mener sur les cités voisines à la tête d’une armée. Le prince accepte. C’est le « pacte de Najd ». « S’ensuivront des guerres de conquête qui, pour être maquillées des couleurs de l’islam, n’en répondent pas moins à de banals impératifs de survie économique », explique ainsi l’historien Pascal Ménoret dans son livre l’Énigme saoudienne (la Découverte).
Le duo conquiert l’Arabie en quelques années. Tout en imposant cette vision rigoriste de l’islam, les deux hommes vont transformer les sociétés de ces régions. Et surtout construire un État centralisé sur un territoire auparavant déchiré par les guerres entre cités. « En quelques décennies, le Najd passa du mouvement incessant des biens entre tribus et oasis par le biais du commerce ou plus largement des raids (razzia) à une accumulation de biens en faveur d’un centre politique et d’une famille régnante, précise Pascal Ménoret.Abd al-Wahhab initia un cercle vertueux : la guerre permit l’accumulation de capital ; la conquête rendit les routes plus sûres ; capital et sécurité provoquèrent un essor sans précédent du commerce ; Diriya s’enrichit et put en retour assurer sa domination par la redistribution des richesses. »
Une révolution économique qui se doubla donc d’une révolution sociale : libérés des taxes, les artisans et les agriculteurs, qui dans le système des castes de l’Arabie traditionnelle étaient méprisés, s’enrichissent et s’élèvent. Trois royaumes vont se succéder : le premier (de 1745 à 1818) et le second (de 1824 à 1890) sont réprimés par les Ottomans. Le troisième, érigé en 1932, court jusqu’à nos jours. À chaque fois, ceux-ci se fondent sur l’alliance organique entre les Saoud et les oulémas (théologiens) wahhabites.« Cet accord s’inscrit dans une logique de gain mutuel qui scelle d’une part la reconnaissance d’un pouvoir politique, celui des Saoud, et d’autre part le primat du religieux à travers l’alliance qui les unit, analyse Jilali Benchabane, doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste des pays du Golfe. Le pouvoir politique est légitimé par le religieux. Le pouvoir religieux a besoin de la puissance financière de l’État. »
Le wahhabisme se mondialise
Peu à peu, le wahhabisme va influencer l’islam mondial. Il se mêle au mouvement des Frères musulmans, né en Égypte. Il inspire l’islam maghrébin à des degrés divers selon les pays, surtout au moment de la décolonisation, où il se pare de nationalisme. Puis trois éléments vont précipiter sa mondialisation ou plus précisément celle du salafisme – le terme wahhabisme désignant un salafisme structurellement lié à la fondation de l’État saoudien.
D’abord le pétrole, et l’argent qu’il procure, permet aux Saoudiens de financer des institutions religieuses dans le monde entier. Le développement des chaînes satellitaires, ensuite, assure la diffusion de ses principes. Enfin la démocratisation des transports aériens facilite grandement l’accès aux lieux saints de La Mecque. « Entre 1945 et 1958, le nombre des pèlerins s’accroît d’au moins 200 %, écrit le politologue tunisien Hamadi Redissi dans son livre le Pacte de Nejd (Seuil). Le pèlerinage devient un phénomène de masse. L’avion écourte les distances, l’islam s’universalise et le wahhabisme en profite. » Exemple avec le Mali, l’un des premiers pays d’Afrique de l’Ouest où ce courant religieux a été introduit durant la colonisation.
En 1945, des jeunes ayant fait leurs études à l’université al-Azhar, au Caire, sont revenus avec cet enseignement qui, pour eux, avait quelque chose d’anticolonialiste. Puis avec la démocratisation du pèlerinage à La Mecque, les pèlerins en reviennent avec une autre façon de pratiquer leur religion. Surtout, ils remettent en question l’islam traditionnel malien, le malékisme, un islam de confréries, ces organisations religieuses qui se réfèrent à des saints. Une hérésie pour le wahhabisme, selon lequel on n’adore que Dieu seul.
La Création d’une milice fanatique
Dans les années 1980, une autre dimension du wahhabisme va séduire des groupes radicaux : la pratique du « jihad », non pas comme la quête spirituelle intérieure dont parle le Coran, mais au sens donné lors des croisades, puis par Abd al-Wahhab lui-même : soit la défense des terres musulmanes contre l’« impiété ».
Dans leur fièvre de conquête, les Saoud ont ainsi très vite compris l’intérêt d’avoir à leurs soldes ce type de miliciens. Ainsi, pour mener à bien la troisième et ultime conquête de l’Arabie, Abdel Aziz Ibn Saoud, descendant du premier Saoud, va dans les années 1920 créer les Ikhwan, les « frères » en arabe, mélange de secte fanatisée et d’armée de mercenaires. « Les Ikhwan introduisent l’ascétisme, la brutalité et le martyre – des mœurs étrangères jusque-là à des nomades incultes qui ne se battaient que par esprit de vengeance ou à des fins de razzia. Ils généralisent le fanatisme à grande échelle », écrit Hamadi Redissi. Ils sont en quelque sorte les ancêtres des jihadistes actuels.
Mais la créature va échapper à son créateur. Car le wahhabisme contient en lui-même le gène qui peut détruire la dynastie des Saoud : l’idée, reprise par al-Wahhab, que le prince lui-même peut être destitué s’il contrevient à la volonté divine… Ainsi, en 1928, les Ikhwan, qui reprochent notamment à Ibn Saoud d’avoir scolarisé ses enfants en Occident, se révoltent, obligeant le prince à aller chercher de l’aide… auprès des Britanniques.
Un certain Oussama Ben Laden
À ce jeu, les Occidentaux vont aussi se brûler les doigts. En 1945, un nouveau pacte est scellé : celui noué, cette fois, entre le président américain Franklin Delano Roosevelt et Abdel Aziz Ibn Saoud. L’Arabie quitte alors la sphère d’influence britannique pour se lier avec les États-Unis. Le royaume devient le premier fournisseur de pétrole des Américains. Et leur principal allié dans la zone. Et c’est tout naturellement, pour lutter contre les Soviétiques qui en 1979 envahissent l’Afghanistan, que les Américains offrent leur soutien logistique et financier à un jihadiste saoudien, Oussama Ben Laden… « Digne » héritier d’Abd al-Wahhab et des Ikhwan.
« En laissant les Saoudiens gérer la région avec eux, les Occidentaux ont choisi d’ignorer l’élan wahhabite », estime ainsi Alastair Crooke, ex-agent du MI6, les services secrets britanniques. Aujourd’hui, la seconde génération de jihadistes, ceux de l’EI, semble encore plus proche que ne l’était al-Qaïda du projet wahhabite.
L’EI et le wahhabisme ont beaucoup de points communs : l’intransigeance vis-à-vis des chiites, son insistance à construire un État viable et centralisé. Un mimétisme qui pourrait avoir des conséquences sur la société saoudienne elle-même, dont une partie cultive la nostalgie du wahhabisme originel. « L’EI tend un miroir à la société saoudienne en revendiquant cet héritage », écrit Alastair Crooke. C’est parce qu’il réactive avec succès les valeurs wahhabites que l’EI porte en lui le risque d’une grande explosion régionale.
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