lundi 30 janvier 2017

Passe d’armes entre Mezri Haddad et Yadh Ben Achour

« Le Professeur » Yadh Ben Achour, président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution … n’a pas été capable de fixer noir sur blanc la date limite pour la constituante, ce qui a permis à Ghannouchi de la prolonger au-delà d’un an, promesse que lui avait faite oralement ce dernier; et dont il s’était contentée … comptant sur l’honnêteté de cet homme « religieux » !
Pour un juriste et un professeur qui plus est, c’est léger !!

R.B


C’est en lisant, il y a plus d’une semaine, l’excellente critique de Mohamed Ammar publiée dans Leaders[1] que j’ai découvert mon nom péjorativement cité dans le dernier ouvrage de Yadh Ben Achour, Tunisie, une révolution en pays d’islam. Nonobstant la phrase de Mohamed Ammar –« Yadh Ben Achour stigmatise le livre de Mezri Haddad qualifié d’anecdotique »-, je me suis abstenu d’y répondre avant de recevoir le livre en question et de l’avoir lu dans son intégralité et non guère dans les quelques pages dont m’a gratifié l’illustre professeur de droit…et de moraline.

En achevant la lecture de ce traité de printologie, j’ai failli basculer de la réaction au progressisme, du déni de la sacro-sainte révolution bouazizienne à la foi absolue qu’elle a bel et bien eu lieu au pays du jasmin et de l’islamisme « modéré », devenu depuis premier pays exportateur de main d’œuvre islamo-terroriste. J’ai failli par la même occasion présenter mes excuses au peuple que j’aurais « insulté » en janvier 2011 et dont je n’avais pas vu à l’époque la vertu révolutionnaire et le haut degré de « civisme » et de « maturité politique ». Une seule raison m’en a empêché : me trouver en contradiction, pas seulement avec mon propre livre[2], mais avec les centaines d’études académiques et d’ouvrages publiés depuis[3] et qui confirment tous que les services américains et leurs satellites (ONG, réseaux sociaux, Freedom House, Open Society, OTPOR, Al-Jazeera) ont joué un rôle crucial dans cette révolte sociale déguisée en révolution politique.

Comme il l’écrit lui-même dans son livre, « Ce ne fut pas une révolution nationaliste, ni une révolution bourgeoise, ni une révolution prolétarienne, ni une révolution religieuse » (p. 24). Effectivement, ce fut une révolution inclassable, une révolution de troisième dimension, charriée dans une brouette au réacteur supersonique américain. Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur le fond d’un livre dont on peut deviner les motivations populistes et les objectifs intrinsèques. Je me contente seulement de renvoyer les lecteurs à la réplique hautement intellectuelle et politique de Mohammed Ammar.    

Je ne débattrai donc pas ici de ses généralités et vérités devenues élémentaires tout aussi bien pour l’élite que pour le bon peuple, premier perdant de cette hystérie collective. Même si elle est toujours écrite par les vainqueurs, l’histoire se chargera de ce moment décisif que la Tunisie a vécu et subi en janvier 2011. Mon affaire ici est de répondre ponctuellement à Yadh Ben Achour, et plus exactement aux propos qu’il a tenus à mon égard.

Je ne pourrai pas mettre entre guillemets votre titre de professeur comme vous l’avez fait (p.26) pour mon titre de philosophe. Incontestablement, vous avez été toute votre vie professeur à l’université tunisienne, aussi bien sous la « dictature » de Bourguiba que celle de Ben Ali. Malgré mes multiples diplômes, je n’ai pas eu ce privilège lorsque, deux ans après mon retour d’un exil de 11 ans, en avril 2000, j’ai déposé mon dossier de candidature au ministère de l’Enseignement supérieur. On pourrait demander à Sadok Chaabane, titulaire de ce portefeuille à l’époque, à son successeur Lazhar Bououni (2004-2010), et à Abdelwahab Abdallah pourquoi donc n’ai-je pas eu le droit d’enseigner en Tunisie ? Peut-être que mes idées n’étaient pas dans l’orthodoxie ambiante et largement partagée par les universitaires tunisiens et que mes écrits antérieurs avaient laissé des traces indélébiles pour que Ben Ali ne commette pas l’erreur de me laisser subvertir la jeunesse tunisienne et notamment les étudiants.

Mettre entre guillemets mon titre de philosophe, c’est s’octroyer le droit de jeter la suspicion sur les qualités intellectuelles ou les titres académiques de quelqu’un. Cela dénote d’une suffisance démesurée et d’un mépris d’autrui indigne d’un professeur. A moins que celui-ci considère que le savoir (indissociable du pouvoir) soit un monopole ou un héritage de famille, que la reproduction des élites doit par conséquent se faire à l’intérieur des castes « nobélisées » par la monarchie beylicale et certifiées par le protectorat français.

Ne vous en déplaise monsieur le professeur, après l’indépendance et même avant, bien des Tunisiens de classes sociales « inférieures » à la vôtre ont pu accéder au savoir et arracher des titres universitaires par leur propre labeur, par leur mérite et par leur volonté nietzschéenne. Et la plupart de ces intellectuels dont je vous épargnerai ici la liste, n’étaient pas des beldis mais des prolétaires du Sahel, du Nord et du Sud. Après l’indépendance, Bourguiba que vous détestez car il a marginalisé la nomenclature tunisoise en supprimant ses privilèges féodaux et en la privant du monopole de l’autorité religieuse, a fait de l’éducation pour tous le pilier central de son régime réformiste et le vecteur principal de la mobilité sociale. C’est en cela qu’il a été et reste le seul Révolutionnaire ayant marqué de son empreinte et de son génie politique l’histoire moderne de ce pays.

Mon titre de docteur en philosophie morale et politique, comme mes licences en histoire et en sociologie, ou mes diplômes en théologie comparée, je ne les dois pas à l’université tunisienne dont vous étiez l’un des patriciens dans le sens romain du terme, mais à la Sorbonne. Je n’aime pas du tout la jactance et la fanfaronnade, mais je me trouve obligé de vous rappeler qu’en dépit du décalage de génération entre nous, mes publications scientifiques, politiques ou journalistiques dépassent l’ensemble de vos travaux. Quant à la carrière universitaire qui m’a été interdite dans mon propre pays, j’ai pu en réaliser une partie à Paris IV Sorbonne (philosophie des sciences), à Paris II Assas (philosophie du droit) et à Paris 7 (histoire du monde arabe).

Toujours avec le même mépris légendaire qui ne fait pas de vous un homme respectable mais un être profondément méprisable, vous avez taxé mon livre « d’anecdotique ». Je vous cite : « Dans un ouvrage anecdotique dans lequel se mêlent autobiographie et autojustification, Mezri Haddad a présenté la Révolution sous les traits d’un événement programmé et forcé, dont les acteurs cyberdissidents apatrides, confortablement installés derrière leurs claviers, envoyaient les jeunes et pauvres déshérités pavlovisés, réduits à des moutons de Panurge ou des idiots utiles, se faire tuer par la police, pour faire tomber le régime. Ces cyberdissidents étaient eux-mêmes manipulés par des forces externes, néoconservatrices, agissant dans le cadre du plan stratégique de Grand Moyen-Orient, par l’intermédiaire des réseaux sociaux et centres de formation américains plus ou moins contrôlés par la CIA et par le média qatari, Al-Jazeera… »    

Mon livre, rédigé en quatre mois dans la solitude, la souffrance et l’angoisse existentielle du philosophe, n’était pas « anecdotique » mais tragique. C’était mon auto-thérapie pour rester debout, résister aux calomnies de la racaille facebookarde, en même temps que mon ultime message pour dévoiler l’imposture pseudo-révolutionnaire et annoncer à mes compatriotes l’avenir qui les attendait. Je me limiterai à ces deux phrases puisque j’ai annoncé plus haut que je ne me laisserai pas entrainer dans un débat ou une polémique sur l’authenticité ou la spontanéité de la « révolution du jasmin ». Sur le projet de Grand Moyen-Orient, sur le rôle moteur des cyberdissidents formatés par des services occidentaux, sur le « printemps arabe » en général que j’ai appelé Sykes-Picot 2…, des livres d’auteurs Européens et Arabes existent et, maintenant que Barack Hussein Obama est parti sans regret, d’autres témoignages de protagonistes Américains ne vont pas tarder à faire surface. C’est plutôt de vous et de votre légende « d’opposant » et de « révolutionnaire » que je vais donc parler à présent.

Il est bien curieux et c’est un grand paradoxe que l’exilé de 11 ans que je fus, et que le fils d’ouvrier que je reste, se trouve aujourd’hui dans la position du « réactionnaire » et de l’anti-prolétaire, et que l’intellectuel organique et bourgeois que vous êtes soit dans la posture du révolutionnaire. Ce n’est pas inédit dans l’histoire des hommes et des sociétés que les derniers soient les premiers, pour paraphraser les Evangiles. Un tel renversement des rôles et des parcours me rappelle ce que disait très justement Tocqueville sur les juristes qui, « lorsqu’ils ne sont pas au pouvoir, sont les plus révolutionnaires, et lorsqu’ils sont au pouvoir, ce sont les plus réactionnaires ». Une formule qui pèche par sa généralité mais qui vous sied à la perfection.

Du pouvoir, parlons-en. Le 7 novembre 1987, j’étais en France. Cela faisait trois ans que j’avais quitté la Tunisie à la suite de la « révolte du pain », qui avait fait deux fois plus de morts qu’en janvier 2011. Je n’avais plus d’avenir dans un pays qui tire sur l’avenir, à savoir sa jeunesse. Immédiatement après le 7 novembre 1987, vous avez été nommé par Ben Ali président du Conseil économique et social. Le 25 juillet 1990, Ben Ali vous a fait Commandeur de l’Ordre de la République, puis Chevalier de l'Ordre national du mérite éducatif en juillet 1991. Le proche du régime que j’étais à partir de 2002 n’a pas eu droit à de telles décorations, pas même au Mérite culturel ! De 1989 à 1992, vous étiez membre du Conseil constitutionnel et vous avez participé à la réforme très démocratique de la constitution bénalienne. Vous n’avez quitté cette instance qu’à la fin de votre mandat en 1992, et non point par démission comme l’affirme Wikipédia. Entre 1993 et 1999, vous avez été Doyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis. Belle carrière qu’une simple allusion à la dictature, ou une allusive dénonciation de la corruption, ou encore une vague défense des droits de l’homme aurait pu compromettre.    

Avec un tel background, on devine justement pourquoi vous n’avez jamais signé la moindre pétition dénonçant les exactions du régime, particulièrement entre 1990 et 1995, ni publié le moindre article appelant à la démocratie « en pays d’islam ». Ce n’était pas l’envie, je le suppose, qui vous manquait mais le courage, contrairement à Mohamed Charfi qui fut pourtant ministre de l’Education nationale de 1989 à 1994.

Mon parcours est aux antipodes du vôtre. De 1988 à 1992, éditorialistes dans Réalités, j’étais l’un des rares à dénoncer le culte de la personnalité et, déjà, la dérive autoritaire du régime. Contraint de démissionner, j’ai continué mon combat, de 1992 à 2000, dans la presse française, principalement dans Libération. Je n’étais pas un « intellectuel organique » (Gramsci), ni un « intellectuel spécifique » (Faoucault) désintéressé de la chose politique et réfugié dans sa discipline universitaire, mais un « clerc actif » (Benda) parfaitement conscient de sa vocation de penseur et de son devoir de résistant.     

Si j’évoque à bon escient Mohamed Charfi, comme je pourrais évoquer Dali Jazy, c’est pour montrer la différence politique autant qu’éthique entre vous et ces deux illustres penseurs et ardents patriotes. Intellectuels engagés dans la lutte pour la démocratie et le respect des droits de l’homme, notamment au sein de la LTDH, ils ont cru, non sans raison, pouvoir changer de l’intérieur et par des réformes graduelles la nature du pouvoir. Alors qu’ils étaient juristes comme vous et autant que vous, et qu’ils appartenaient à la même génération que la vôtre, ils ont osé là où vous avez failli, ils ont pris position là où vous avez brillé par votre silence assourdissant 23 ans durant. Et pour cause : ils n’étaient pas des Bourgeois et ne souffraient point du syndrome de la belditude qui est indissociablement associé au complexe du colonisé !

Dieu a voulu qu’ils ne soient plus de ce monde en janvier 2011. Ils vous auraient probablement empêché de vous ériger en Robespierre –un avocat de plus !- en usurpant la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution… Cette sinistre instance à l’appellation interminable qui est à l’origine de tous les maux politiques, sociaux, économiques, sécuritaires et culturels qui rongent aujourd’hui le pays. Et malgré le travail remarquable que vous avez effectué à la tête de cette chose inqualifiable, ainsi que votre inoubliable appel à « instaurer des potences pour les destouriens », ni Béji Caïd Essebsi que vous avez servi avant de le dénigrer dans votre émouvant et tardif « Patriotes, réveillez-vous ! »[4] , ni Rached Ghannouchi à qui vous avez décerné le doctorat de « musulman démocrate » pour en critiquer par la suite l’idéologie totalitaire et théocratique, ni Moncef Marzouki aux pieds duquel vous vous êtes rabaissé en vous déguisant en journaliste, n’ont tenu compte de vos états de service hyper-révolutionnaires, encore moins de vos titres de noblesse. Dans la destruction programmatique de l’Etat, vous êtes plus coupable que ces trois protagonistes réunis qu’un caprice de l’histoire à mis au devant de la scène politique. Précisément parce que vous êtes un homme de loi, censé savoir faire la distinction entre légalité et légitimité, entre l’autorité et le pouvoir, entre normativité et anomie, entre la violence légitime de l’Etat et la violence des casseurs ou des terroristes…  

On ne peut pas être et avoir été. Je le dis autant pour vous que pour moi. Assumez votre passé comme j’assume sans la moindre culpabilité ou regret le mien : j’ai défendu l’Irak de 1991 à 2013, j’ai eu l’honneur de saluer Saddam Hussein et de devenir l’ami de Tarek Aziz, j’ai soutenu la Syrie dès 2011 et admiré la résistance héroïque de son Président Bachar Al-Assad, j’ai défendu, dès 2002, les acquis (socio-économiques) de l’Etat tunisien sous la présidence de Ben Ali, dans l’espoir de relever avec lui les défis (politiques). Réformiste, je déteste les révolutions, de la plus flamboyante (1789) à la plus égalitariste (1917). A plus forte raison la « révolution » de la brouette (2011)! Platonicien et Khaldunien, j’ai toujours pensé que les révolutions détruisent plus qu’elles ne construisent, que derrière leur passage elles ne laissent bien souvent que ruine et désolation. Je n’appartiens pas à l’ancien régime, je suis chevillé corps et âme à l’ancien peuple !   

Nous n’avons ni le même âge, ni la même origine sociale, ni la même culture, ni le même parcours politique, ni la même conception du patriotisme, ni le même attachement au nationalisme arabe. Qui plus est, vous êtes de la Marsa, je suis de Monastir. Et si j’insiste là-dessus, ce n’est pas par démangeaison régionaliste, mes nombreux amis, y compris tunisois, savent que j’abhorre le régionalisme. J’y insiste parce que c’est là où gît et se nourrie précisément votre psychologie profonde : dans la suffisance, le narcissisme et le dédain bourgeois. La fameuse haine de classe chère à Karl Marx et dont la belditude n’est que la forme inférieure, le dérivée tribal et clanique.   



[1] « De la Fidélité du Messager. Réflexion sur une révolution en pays d’islam », Leaders du 20 janvier 2017.
[2] « La Face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident : une alliance à haut risque », éd. Arabesques, Tunis, 2011, et éd.Apopsix, Paris, 2011.
[3] Comme la liste est longue, je me contente de renvoyer aux livres de mes amis Ahmed Bensaada (Arabesques Américaines), Michel Raimbaud, Ambassadeur de France (Tempête sur le Grand Moyen-Orient ) et Eric Denécé (La face cachée des révolutions arabes), Richard Labevière (Les dollars de la terreur).
[4] Article publié dans Leaders du 1er décembre 2015.


*Mezri Haddad, Philosophe et ancien Ambassadeur à l’UNESCO.


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