Tant d'intellectuels, de journalistes et d'hommes politiques croient en la rédemption des " Frères " ; devenus par la magie du consensus, démocrates et patriotes !
Si dans son éloge pour Béji Caïd Essebsi, notre amie Hélé Béji a réussi le portrait de l'homme; pour ce qui est de son action politique, elle se berce encore d'illusion en pensant que l'islamisme des Frères musulmans est soluble dans la démocratie, pour saluer le " consensus " et le " dialogue ", pratiqués par le président disparu, avec les ennemis de la République !
Ce n'est pas parceque Ghannouchi s'est mis en costume-cravate, qu'il a rompu pour autant avec le pan-islamisme nourri du wahhabisme qui fonde son parti Ennahdha ! Et ce n'est pas d'avoir martelé dans ses discours que la Tunisie ne peut être gouvernée que par le consensus, que Béji Caïd Essebsi avait raison de le pratiquer avec Ghannouchi.
R.B
Sans Béji Caïd Essebsi
Il nous faudra vivre sans la malice de son regard bleu, sans
l’éclair tranchant de sa conversation qui ordonne le fatras où nous nous
débattons pour démêler le jeu embrouillé des passions post-révolutionnaires,
sans son élégance intellectuelle qui nous fait aimer la politique dans sa
compagnie enjouée, sans son charme auguste; sans son esprit perçant, sans le
tact délicat de son écoute, sans son impertinence, sans le style délié de ses
entretiens; sans l’intensité de sa présence, sans le souffle raffiné de ses
discours, sans l’éclat qui émane de son autorité, sans la profondeur de sa
mémoire, sans la curiosité amusée qui lui fait accepter les gens avec leurs
travers, sans la justesse de ses anticipations, sans la limpidité de ses
formules, sans son art de pardonner aux offenses avec une moue délicieusement
narquoise, sans la pudeur de ses blessures.
La Révolution du 14 janvier avait été sauvée du
chaos par la tradition d’un État qui l’a enchâssée dans la continuité de son
histoire, se gardant de l’autodestruction par un enchaînement de forces
intrinsèques où la concorde l’a emporté sur la discorde. Béji Caïd Essebsi en a
été le principal artisan. Parce que l’Etat portait un passé de réformes qu’il
connaissait par cœur, il a su consentir à la désobéissance civile sans la
réprimer. Dirigé par lui, l’État a accueilli la part de désordre
révolutionnaire comme un ferment inévitable. Mais toutes les surenchères qui
ont voulu faire table rase de l’État national ont échoué. L’esprit réformiste
de Béji Caïd Essebsi s’est mis au service de la passion révolutionnaire en la
tempérant et en la canalisant. Il nous a épargné la guerre civile. Le vieux
parti constitutionnel a subverti le parti révolutionnaire.
Contrairement à l’opinion ignare qui accuse
Béji Caïd Essebsi de trahison, il a eu l’intelligence de ne pas dédaigner le
suffrage populaire qui donnait un grand nombre de voix au parti Ennahdha, et de
leur accorder une place dans les charges de l’Exécutif. Lors d’une interview,
le 24 octobre 2014, Béji Caïd Essebsi avait refusé d’exclure la minorité élue
de la participation politique. C’était un acte de courage et de vision, un acte
de sécularisation de la religion, où le sacré était condamné à adopter toutes
les réformes profanes de l’État républicain. L’Etat national a résisté à
l’ambition islamiste de suborner le peuple. L’idéologie de l’islam radical
était de ce fait neutralisée sous le poids de la fonction et la sanction de
l’opinion. Béji Caïd Essebsi savait qu’on ne pouvait appeler à l’unité de la
Nation tout en divisant le pays en deux peuples éternellement ennemis. Il a
libéré la politique des rapports de domination. Il a eu l’intelligence
d’imposer aux islamistes les contraintes de l’Etat bourguibien, tout en
l’ouvrant à toutes les facettes des libertés individuelles, y compris
religieuses.
Non seulement il n’a pas trahi ses électeurs,
mais il a donné aux modernistes une mission démocratique par excellence, traité
la liberté des conservateurs à égalité avec la leur. Il a aidé les citoyens à
résoudre la crise morale qui les déchirait entre leurs valeurs anciennes et
leurs libertés nouvelles. La paix civile trouvait dans cette élévation un
dépassement de soi au-dessous de laquelle on ne pouvait plus descendre. Il a
imposé à l’idéologie religieuse son humanisme, grâce à l’étendue de sa double
culture traditionnelle et occidentale. Il savait trouver le secret de l’accord
même entre les voix les plus désaccordées. Il a rajeuni la doctrine d’État en
la pliant aux libertés de conscience. Il a créé les conditions d’une
réconciliation historique entre le sentiment national et l’esprit libéral.
Mais Béji Caïd Essebsi n’a pas encore
d’héritiers dignes de sa pensée et de son œuvre. Ils existent peut-être, mais
ils ne se sont pas exprimés. Ses propres lieutenants lui ont fait défaut, ils
ont cédé à l’aveuglement de la jeunesse qui a la vanité de croire que le
jeune âge est un mérite en soi. Qu’ils se rappellent le mythe d’Icare, qui n’a
pas écouté les conseils de ses aînés, et a vu fondre ses ailes de cire en
voulant se rapprocher trop vite du soleil, pour être précipité dans l’océan.
Oui, avec la disparition de cet être dont le
patriotisme s’animait de tendresse plébéienne, de sympathie gracieuse, de
douceur familiale, une transmission s’achève. Les disciples de Béji Caïd
Essebsi ont-ils été à la hauteur de ce qu’il fut pour Bourguiba, dont il apprit
en élève surdoué l’art de négocier et de convaincre, le discernement du réel,
la raison qui protège des extrêmes ? Ses disciples ont-ils été aussi appliqués,
ou au contraire agités et paresseux, sourds aux leçons du savoir, détestant
l’apprentissage, s’ennuyant dans les cours magistraux auxquels ils préfèrent la
distraction des SMS ? Sauront-ils s’inspirer de ses méthodes, de sa philosophie
non conflictuelle, de son mépris des attaques, de son refus d’écraser ses
détracteurs, quitte à paraître faible aux yeux de l’opinion vulgaire, alors que
la force du compromis est bien supérieure à l’obtuse radicalité des démagogues
de droite ou de gauche? Sauront-ils comme lui servir la liberté en ne censurant
personne, en ne persécutant pas les opposants, en ne les jetant pas en prison,
en ne les excluant pas du jeu électoral ?
Il nous a protégés des petites hordes sauvages
qui se sont crues malignes en se séparant de lui pour jouer aux petits maîtres.
L’inculture politique leur fait croire qu’il suffit de s’affirmer démocrate
pour le devenir. Un malentendu s’est creusé entre la hauteur de sa pensée et
leur impatience de piétiner son modèle. Certes, les éloges pleuvent maintenant.
Mais que ne les ai-je entendus de son vivant ! Pourquoi ces mêmes laudateurs
n’ont-ils jamais exprimé aussi fort leur admiration, leur vénération ? Malgré
les soupirs à fendre l’âme qu’on entend sur les ondes dans les oraisons
funèbres, Béji Caïd Essebsi a été méconnu, incompris, insulté durant toute sa
présidence par les élites de son camp. Mais il n’a pourchassé personne de sa
vindicte. Hier encore, il récoltait toutes les plantes vénéneuses de
l’hostilité et de la diffamation. Aujourd’hui tombent sur son cortège des
bouquets de louanges. Que n’en ai-je humé le parfum plus tôt !
Par sa stature morale, il a compensé les
traditions démocratiques que nous n’avions pas encore, il les a incarnées comme
s’il en était la genèse, il a reconstruit la cohésion nationale par-delà le
parti unique, pourtant conscient des dissensions dangereuses qui nous guettent
; il a supporté avec une patience stoïque les délires des uns et des autres,
subissant leurs caprices, leurs trahisons, leur immaturité. Il a observé avec
un sens aigu de l’analyse toutes les déviances que la démocratie porte en elle comme
potentiel de délinquance, d’autodestruction, d’appétits personnels, quand la
présence avisée d’un sage ne parvient pas à arracher le bon sens aux plus
récalcitrants.
Il a neutralisé les fauteurs de guerre civile
avec une promptitude qui les a désarmés, car il ne baissait jamais la garde. Il
était dans le frémissement du qui-vive, vigile infatigable, résistant à tout et
à tous. Grâce à lui, durant cinq ans, l’Etat ne s’est pas disloqué, la
population ne s’est pas déchirée, la société ne s’est pas brisée en morceaux
irréparables. Seuls, les partis politiques ont joué à la guerre en saccageant
leurs propres rangs, par une surenchère théâtrale où chaque protagoniste a cru
se grandir dans la négation de l’autre, sans pour autant trouver le langage de
sa vérité et de son identité.
C’est le jour de ses obsèques, l’ardeur de la
foule populaire me serre la gorge dans un sanglot. Mais l’affliction des
politiciens à la nouvelle de sa mort ne peut masquer que la jeune génération
qu’il a tirée avec lui au sommet de l’Etat s’est écartée de sa filiation
intellectuelle et morale. Le deuil que la classe politique exprime aujourd’hui
n’efface pas son ingratitude d’hier. Qu’elle retienne un peu ce qui lui a été
dispensé chaque jour à foison durant cinq ans, leçon d’empire sur soi,
considération d’autrui, magnanimité face à l’outrage, accueil de toutes les
revendications sans exclusive. Le sourire las de Béji Caïd Essebsi se penche
tristement sur les dégâts d’une classe politique sans inspiration, qui
abandonne le sentiment populaire à la détresse où ne parvient plus à s’incarner
l’avenir au moment où s’éloigne son visage rassurant. Les traits de sa
personnalité exceptionnelle restent inimitables, sans disciple, sans relève,
sans copie. La cargaison d’un trésor immatériel se perd avec lui. Il a été le
premier grand démocrate tunisien à conduire l’Etat vers la règle de la
discussion qui nous a préservés de la violence.
Une sorte d’errance démocratique a commencé,
plus inquiétante qu’au lendemain de la Révolution, qui avait trouvé dans la
transition la main habile qui la retenait de chavirer dans la guerre de tous
contre tous. La démocratie n’est pas une obsession partisane mais une manière
d’être au monde. Qui saura reprendre ce travail de tolérance, d’autocritique,
d’abnégation, de conscience de ses devoirs et de ses limites, de clémence, de
considération de l’adversaire ?
Je n’ai jamais beaucoup prisé le jeunisme,
c’est un orgueil d’immaturité et de suffisance. Mon sang se glace à la lecture
de certains post imbéciles rédigés à sa mort par des écervelées qui agitent
leurs têtes de linottes remplies de babioles politiciennes, servent des ONG
étrangères où elles font carrière en sortant les petites griffes rouges de
leurs ongles vernis, comme si leur cynisme leur avait été mandaté par le
peuple. Eh ! le seul vrai sentiment du peuple est la compassion, dont leur œil
sec est totalement privé. En les écoutant, je préférerais changer de sexe, tant
j’ai honte d’appartenir au leur ! Notre jeune démocratie s’est mise à
ressembler à un jeu malveillant, un passe-temps vulgaire où il s’avère plus
rentable de rabaisser l’autre que de l’admirer ; de le trahir en ayant l’air de
servir ses intérêts, de flatter son orgueil en brisant sa fierté, de faire son
malheur en lui jurant le bonheur, de fomenter la discorde en jouant la
fraternité, d’exciter les passions en simulant la raison, d’attiser la violence
en invoquant la paix, d’énoncer le mensonge avec l’accent de la vérité, de
commettre l’injustice en brandissant le glaive de justicier.
Au contraire, Béji Caïd Essebsi a humanisé la
politique avec un raffinement qui n’existe probablement dans aucune démocratie
moderne. Il a créé au sommet de l’Etat ce qui ne s’y était jamais vu, un climat
d’urbanité qui fait de la société une famille agrandie de soi, la sensibilité
de l’ancien, la transmission de quelque mémoire de civilité. Il est inutile de
chercher dans la classe politique un émule de Béji Caïd Essebsi, il n’y en a
pas. Ses successeurs sont dans le défi non de l’imiter mais d’inventer leur
style, leur conviction, leur langage. Quelle gageure !
Il n’est pas donné à tout le monde d’atteindre
le savoir-faire où la passion infatigable d’agir se confond avec l’art de dire,
ni de posséder cet humour subtil dont il pare sa gravité, sa maîtrise dans
l’adversité, sa haute courtoisie, sa puissance d’argumenter, ses digressions
ludiques, ses traits cinglants contre la bêtise, sa bienveillance espiègle, la
souveraineté de sa pensée, son génie de l’union, sa dignité contre la calomnie,
l’ironie de sa superbe.
Mais au moins, il aura donné à la froideur
fastidieuse de la politique, la saveur populaire d’une vérité accessible à
tous, et dans le corps immatériel de nos souvenirs, dans l’ombre raffinée de
nos ancêtres qui n’auront pas dérogé à leur antique allure, je vois passer sa
silhouette ténue de gentilhomme du peuple qui traverse le siècle, qui nous a
procuré la certitude de posséder une chose à soi, un pécule intérieur, et au
milieu de toutes les déceptions, du gâchis, du désordre, des disparitions, des
destructions, il nous aura remplis, malgré nos manques et nos échecs, de la
douce sensation d’être malgré tout un peuple civilisé.