dimanche 26 mars 2023

Habib Bourguiba dans la mémoire collective des Tunisiens



Mansour Mhenni 

Colloque * pour célébrer la 120e année de la naissance de Habib Bourguiba

Intellectuel, visionnaire, bâtisseur, Chef d’État charismatique, moderniste, réformateur, tribun… Habib Bourguiba était l’un des hommes politiques qui ont marqué le XXe siècle. Son œuvre est considérable : la fondation d’un État moderne et respecté dans le monde malgré sa taille modeste, l’éducation de la jeunesse, le développement économique, l’émancipation de la femme avec la mise en place du Code du statut personnel, l’équilibre d’une politique étrangère fondée sur une diplomatie originale et non inféodée.

Habib Bourguiba était soucieux d’inscrire son action dans la continuité des œuvres accomplies par les figures historiques prestigieuses qui ont marqué la Tunisie. Celui à qui on a attribué le titre de « Combattant suprême » est considéré comme le continuateur de Jugurtha, le vainqueur dont le nom signifie « celui qui les a dépassés », d’Hannibal, le héros charismatique, d’Ibn Khaldoun, le penseur et le savant qui, ne se contentant pas d’être chroniqueur, a produit une œuvre en avance de son temps ou encore de Kheireddine Pacha, le réformateur ; Bourguiba a marqué l’histoire de son pays par son empreinte.

Pour ce qui est de la langue, domaine qui occupe non seulement les linguistes, mais tous les praticiens du discours, autrement dit tout le monde, Bourguiba s’y était distingué également : pragmatique et conscient des enjeux géopolitiques, il était partisan d’un bilinguisme équilibré entre l’arabe et le français. Il ne manifestait pas une adhésion aveugle au français mais réfléchie et consciemment assumée. Il concevait le français comme un atout sur lequel il s’est appuyé pour fonder une nation moderne, tournée vers le progrès et ouverte sur l’international tout en insistant sans fanatisme sur l’appartenance de son pays à la culture arabo-musulmane. Il concevait cette filiation avec discernement et distance critique. Langue première des Tunisiens, le tounsi était, pour lui, la langue qui lui permettait de s’adresser à la Tunisie profonde. Mais, il était convaincu que la langue arabe, sous ses deux formes, ne pouvait pas assurer, seule, le développement socioéconomique et la modernisation du pays. Puisque l’élite nationale sur laquelle il pouvait s’appuyer pour mettre en place sa politique de modernisation du pays était francophone, il ne pouvait pas se priver de cet atout majeur. Et c’est ce même pragmatisme qui va l’inciter à maintenir le français dans le système éducatif tunisien avec un statut privilégié, une fois l’indépendance du pays acquise.

Œuvrant non seulement pour un bilinguisme mais aussi pour un biculturalisme assumé, il concevait le français comme l’un des moyens importants de la lutte contre l’hégémonie coloniale sans la confondre avec la culture et la civilisation que véhicule le français. À l’instar de l’écrivain algérien Kateb Yacine, il a retourné contre le colonisateur, oppresseur de son peuple, sa propre arme avec laquelle il a revendiqué la liberté, la dignité et l’identité nationale.

Nourri des valeurs universelles de la philosophie des Lumières, il s’acharna à mettre à nu les flagrantes contradictions entre le projet civilisateur de la France et la politique coloniale du Protectorat bafouant quotidiennement ses valeurs en Tunisie.

Pour ce qui est de la Francophonie institutionnelle, il a joué un rôle majeur avec Léopold Sédar Senghor dans l’élaboration du concept de francophonie à une époque où Charles de Gaulle lui-même n’y était pas très favorable.

Depuis les événements de décembre-janvier 2011 et leurs lots de déceptions et de désillusions, l’un des messages bourguibiens, qui a été le plus intériorisé par les Tunisiens, est l’attachement à leur tunisianité, ancrée dans les traditions et les acquis modernistes. Construite dans la lutte pour l’indépendance, cette tunisianité, qui semble faire consensus jusque-là à la fois chez les destouriens et la gauche tunisienne, a été mise en cause par les partis majoritaires lors de l’intermède de la Troïka (2011-2014).

Nous ne versons pas, cependant, dans l’idolâtrie, en ce sens que nous ne présentons pas Habib Bourguiba comme un personnage exempt d’erreurs ou d’égarements. Qui d’ailleurs ne se trompe pas ou ne commet pas d’erreurs ? Personne, à l’exception sans doute des inertes, ceux qui n’entreprennent rien. Habib Bourguiba était avant tout un être humain avec ses qualités et ses défauts. Cependant, il convient de ne pas adopter à l’égard de son œuvre une démarche anachronique qui consiste à juger les actions du passé avec les outils d’analyse du présent. Quel que soit le domaine, les erreurs de Bourguiba – nous ne cherchons pas à les occulter – ne doivent jamais être décontextualisées. Si nous voulons être justes et équitables avec lui, nous devons analyser ses prises de positions, ses décisions ainsi que ses actes dans leur contexte. Mais si nous voulons nous inscrire dans la pensée analytique et constructive, étudions le passé pour en tirer des enseignements ou pour nous en inspirer en vue d’une meilleure intelligence des voies vers l’avenir.

Bourguiba, en tant que patrimoine intellectuel et civilisationnel vivant, constitue une matière riche et féconde à même d’aider à toujours repenser l’humanité dans le sens du vivre-ensemble adapté aux arguments du progrès.

« Aux historiens, aujourd’hui, [écrivait Sophie Bessis] de démêler le vrai du faux, la manipulation de la véracité des faits, et l’histoire de la légende. C’est à ce prix que Bourguiba trouvera sa place essentielle, centrale, incontournable mais non exclusive dans l’histoire tunisienne du XXe siècle. » Nous ajouterions : « C’est pour ce pari, que Bourguiba gagnerait à être pris pour “une mémoire d’avenir”, comme tant d’autres noms dans l’Histoire ».

* Le colloque rendra hommage à Bourguiba, à la fin des travaux scientifiques, par la lecture d’extraits de lettres ou d’articles écrits par l’ancien Président de la Tunisie. Pluridisciplinaire, notre colloque sera l’occasion, pour les chercheurs de disciplines différentes, d’apporter leurs contributions à cette thématique.

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