Mezri HADDAD
Au moment où la Tunisie s’apprête à accueillir une
nouvelle équipe gouvernementale, sur fond d’âpres discussions pour finaliser la
nouvelle Constitution, nous avons recueilli l’avis d’un observateur averti de
la scène politique, en l’occurrence Mezri Haddad.
L'ancien ambassadeur de la Tunisie auprès de l’Unesco
nous parle ici de la Constitution, de Mehdi Jomâa, des priorités du pays, de la
révolution et tutti quanti !
Espacemanager : Après la démission d’Ali Larayedh,
Mehdi Jomaa s’apprête à constituer un nouveau gouvernement. Est-ce une bonne
nouvelle pour la Tunisie et pour vous particulièrement ?
Mezri Haddad: J’ai déjà donné un
avis favorable sur Mehdi Jomaa et cela a surpris certains anarchistes et
d’autres désenchantés tardifs de la révolution bouazizienne. Je considère que
c’est un moindre mal pour un pays dont l’économie est ruinée, dont la sécurité
est menacée, dont la société est paupérisée, dont l’identité est violée par des
idéologies primitives et dont la souveraineté est réduite à sa plus simple
expression. Il ne faut cependant pas s’attendre à des miracles.
Les défis sont à la mesure des dégâts occasionnés par
trois ans d’amateurisme, de populisme et d’incompétence de tous les
gouvernements qui se sont succédé depuis le coup d’Etat du 14 janvier 2011. Le
défi majeur reste à mon sens la sécurité car, maintenant que les Frères
musulmans ne sont plus théoriquement au gouvernement et que leurs enfants légitimes
d’Ansar al-charia sont en colère après l’arrestation du criminel Abou Iyadh, le
terrorisme va passer à un niveau et à une fréquence supérieure.
Quels sont les priorités selon vous ?
La sécurité, l’économie, les mesures sociales, le
rétablissement de l’ordre républicain et la réconciliation nationale, qui doit
se substituer à la fumisterie de ce qu’ils appellent la justice
transitionnelle. Tous les prisonniers politiques qui ont été arbitrairement
jetés en prison au nom du « Al-Chaab Yourid », doivent être libérés et
réhabilités.
Par ailleurs, un test pratique attend le nouveau
gouvernement, à savoir l’annulation de toutes les nominations au sein du
ministère de l’Intérieur, de la Défense, de l’Education nationale et de la
Justice, outre les gouvernorats et les grandes entreprises. Sa tâche ne sera
pas difficile en raison des limites morales et intellectuelles de ceux qui se
font appeler les « représentants du peuple » au sein d’une ANC sans légitimité
et sans légalité depuis le 23 octobre 2012, et où certains « élus » s’achètent
et se vendent aux plus offrants.
Que pensez-vous du fonds Al Karama qui a été justement approuvé par l’ANC ?
C’est un braquage de type mafieux et un vol en bandes
organisées de l’argent des contribuables qui ne profite pas seulement aux
Frères musulmans, mais également aux youssefistes ressuscités, aux gauchistes
relookés et aux droits-de-l’hommistes maquillés, qui ont mené la Tunisie au
désastre actuel. Comme d’ailleurs l’autre braquage dont avaient profité les
usurpateurs qui se font appeler « représentants du peuple », qui ont coûté aux
Tunisien la bagatelle de 115 millions de dinars, outre les 37 millions
dépensées dans la mascarade électorale du 23 octobre 2011, pour pendre une
constitution syncrétique et intrinsèquement théocratique. Alors que la classe
moyenne s’appauvrit de jour en jour et que les pauvres n’ont plus rien à
manger, les sangsues de la troïka ne connaissent aucune limite dans leur
appétit boulimique. Concupiscents, ces gens n’ont aucun honneur et pas le moindre
sens patriotique.
Cette nouvelle Tunisie née de la « révolution »
bouazizienne et d’un coup d’Etat atlantiste, récompense les renégats, les
comploteurs et les terroristes, dont l’histoire est jalonnée, depuis les années
1980, de crimes et de haute trahison, et elle maintient en prison les patriotes
qui ont consacré leur vie à l’édification d’un Etat moderne et à la défense de
la souveraineté nationale. C’est exactement ce qui s’est passé en Irak après la
croisade anglo-israélo-américaine de 2003.
Justement, comment voyez-vous la nouvelle constitution
de la Tunisie ?
C’est un chef-d’œuvre d’hypocrisie et de casuistique
qui consacre, de façon sournoise, le pouvoir de la cléricature. C’est aussi une
mixture indigeste digne d’un étudiant en première année de droit, dont il faut
savoir décrypter les sens cachés et dont plus de la moitié des articles ne
mérite pas de figurer dans une Constitution mais, au meilleur des cas, dans le
code civil et dans le code pénal.
Les incultes qui l’ont scribouillée sous les directives
d’un jeune constitutionnaliste américain qui a déjà contribué à la rédaction de
la constitution irakienne et égyptienne sous Morsi, ne savent pas qu’une
Constitution, même si elle constitue une loi fondamentale et une normativité
juridique suprême, est beaucoup plus un texte philosophique que juridique,
qu’elle exprime plus une philosophie du droit que le droit lui-même, encore
moins une règle de droit.
Ces gens là, qui n’ont pas lu Schmitt, Rawls ou Kelsen,
mais uniquement la littérature inconsistante d’un certain Noah Feldman,
confondent constitutionnalisme, codification et normativité. Même si on ne la
connait pas dans son intégralité, cette constitution est « libérale » dans son
syncrétisme et totalitaire dans sa finalité intrinsèque, parce qu’elle ne
limite pas le pouvoir de l’Etat, ne distingue pas clairement la sphère privée
ou sociale de la sphère publique ou politique, c’est-à-dire l’Etat de la
société, ou la foi de la loi.
Sans parler de la séparation du religieux et du politique,
la question fondamentale qui est esquivée par tous au nom d’une exception
islamique trompeuse et fallacieuse. Je n’ai pas le temps de vous
démontrer ici que la distinction du temporel et du spirituel, du sacré et du
profane, du théologique et du politique est islamiquement correcte et même
coraniquement fondée.
Ce n’est pas ce que pensent les médias français, qui
ont salué la nouvelle constitution et plus particulièrement l’égalité entre
l’homme et la femme !
Les élucubrations essentialistes et paternalistes de
certains médias n’impressionnent que les esprits creux ou non-affranchis du
complexe du colonisé. Leur Constitution de 1958, encore en vigueur aujourd’hui,
n’a pas été rédigée par des chauffeurs de taxi, des concierges, d’ex-taulards
et de jeunes voyous à l’écoute d’un jeune professeur de droit américain, mais
par les meilleurs constitutionnalistes de France, que De Gaulle a chargés de
cette mission hautement intellectuelle et politique. Par référendum, cette
Constitution a été par la suite soumise au peuple français et approuvée par
lui.
C’est ainsi qu’agissent les peuples civilisés et
souverains. Il aurait fallu procéder de la même façon, en ajoutant au préambule
de notre Constitution de 1959, la Déclaration universelle des droits de
l’homme. Je me suis dès le départ opposé à l’abolition de la Constitution des
pères fondateurs et à l’idée même d’une assemblée constituante, mais la
tendance générale était à la singerie de la révolution française. Quant à
l’égalité entre la femme et l’homme, elle était déjà une réalité sociologique
et institutionnelle sous le régime de Bourguiba et de Ben Ali. Si les
intentions des usurpateurs de l’ANC étaient bonnes, il aurait fallu inscrire le
CSP (code du statut personnel) dans la Constitution. Malgré ses artifices «
libéraux », il y a dans cette constitution un imam caché qui n’interviendra pas
à la fin des temps mais bien plus tôt qu’on le pense ! J’ai déjà déclaré que
lorsque les Tunisiens retrouveront leur mémoire collective, leur dignité et
leur Souveraineté, cette constitution sera expédiée au Qatar qui en aura bien
besoin !
Qu’est-ce qui vous mécontente dans cette constitution dont l’adoption va quand même permettre à la Tunisie de sortir de la crise et de repartir du bon pied ?
Certains prêtent à la constitution des vertus curatives
et miraculeuses. Ainsi, avec cette constitution, la Tunisie va retrouver sa
croissance économique d’antan, sa paix sociale d’autrefois, sa sécurité perdue…
Non, il faudrait une décennie ou deux pour reconstruire ce qui a été détruit en
moins de trois ans. C’est que le mal est profond et les dégâts sont énormes sur
tous les plans. Je ne lis pas l’avenir de la Tunisie dans une constitution
déclarative et formelle mais dans l’état réel de l’économie tunisienne, dans la
concurrence et bientôt l’affrontement sur le sol tunisien de plusieurs forces
étrangères, dans les mutations sociologiques en cours, dans le changement
accéléré des mentalités, dans les passions sociales en ébullition.
C’est dans l’histoire que je lis l’avenir ! De plus, je
ne fais aucune confiance à une constitution qui se soucie de protéger et de
promouvoir la religion plus que l’individu. Ceux qui ont mis en veille leur
slogan constitutif, « Notre constitution, c’est le Coran », pour anesthésier la
société civile et tromper l’Occident, feignent d’ignorer que Dieu n’a chargé
personne pour veiller sur l’islam.
Dans la Sourate Al-Hijr, il a clairement dit: « C’est
Nous qui avons fait descendre le Coran et c’est Nous qui en sommes les gardiens
exclusifs ». Les islamistes, qu’ils soient Frères musulmans, wahhabites,
salafistes, djihadistes…, ne sont pas les protecteurs de l’islam mais ses
principaux ennemis.
A votre avis, y aura t-il des élections en 2014, et si
c’est le cas quel parti sera victorieux ?
Il est peu probable que des élections puissent avoir
lieu avant 2015. Deux forces centrifuges s’y opposeront parce qu’elles ont tout
intérêt à ce que le provisoire perdure le plus longtemps possible : le
président intérimaire et l’assemblée constituante qui s’est octroyée un pouvoir
législatif qu’elle n’aurait jamais dû avoir n’eut été le populisme et
l’hystérie pseudo-révolutionnaire de certains professeurs de droit.
Le jour où elles se tiendraient, si tous les partis d’inspiration
nationaliste ou de référence idéologique destourienne ne sont pas unifiés et
solidaires, ce sont les Frères musulmans et leurs alliés réactionnaires qui
gagneront, parce qu’ils ont l’argent, un gisement électoral d’ignorants, une
influence décisive sur la future ISIE et, quoique l’on pense, le soutien
stratégique de certaines puissances occidentales qui ont « libéré » la Tunisie
de son indépendance.
Est-ce aux Etats-Unis que vous faites allusion ? Si
c’est le cas, on constate au contraire qu’après l’attaque de leur ambassade à
Tunis et l’assassinat de leur ambassadeur en Libye, ils ont reconsidéré leur
position à l’égard des courants islamistes.
C’est ce que veulent faire croire nos « libérateurs »
et ce n’est qu’une illusion médiatique. Porter au pouvoir les islamistes là où
le « printemps arabe » s’est manifesté, n’était pas une manœuvre tactique mais
un choix stratégique. Or, on ne renonce pas à une stratégie murement réfléchie
et déployée par les néoconservateurs dans le cadre du Grand-Moyen-Orient, parce
qu’on a subi quelques effets conjoncturels et secondaires.
La politique américaine est un mélange assez subtil de
cynisme, de naïveté et de prospective. Même s’ils ont été surpris par la
résistance héroïque du peuple syrien et outragé par le sursaut nationaliste
égyptien, pour les Américains, la carte islamiste reste donc un atout majeur de
leur géopolitique, pas seulement dans le monde arabe, mais dans les
quatre coins du globe, en Russie, en Chine, en Afrique et même en Europe. Quant
à l’endiguement (containment) de l’islamisme terroriste, la différence entre
George W. Bush et Barack Hussein Obama, c’est que le premier voulait les
éradiquer en les désignant comme ennemis, et le second voulait les dompter en
les considérant implicitement comme amis.
Cette amitié ou alliance s’est manifestée dans la
destruction de la Libye et la croisade contre la Syrie. Elle se manifeste
aussi lorsque des kamikazes se font sauter à Moscou, à Beyrouth ou à
Bagdad. Les Américains n’ont pas appris des leçons du passé et notamment du 11
septembre 2001. Tôt ou tard, ils subiront les revers de leur relation
incestueuse avec le wahhabisme maximaliste saoudien et le néo-wahhabisme
frériste qatarien.
Pourquoi vivez-vous si mal la révolution tunisienne ?
Précisément parce qu’elle n’a pas été une révolution
mais une conspiration suivie d’une régression vertigineuse à tous les niveaux.
Par où est passé le « printemps arabe », il n’a laissé derrière lui que ruine
et désolation. Et nous ne sommes encore qu’au début d’un long cycle de
décadence, d’anarchie et de néocolonialisme. Je vis ce malheur comme Hannibal
et Jugurtha ont vécu la défaite et la trahison, et comme Platon a assisté à la
décadence de la splendide Athènes, et comme Ibn Ruchd a vécu le début de la
décadence des Almohades, qui préfigurait la chute de Grenade. Nous sommes dans
un cycle long de l’Histoire, dont on ignore encore les caprices à venir, encore
moins la destination finale.
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