Rachid Barnat
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UNE RÉVOLUTION SANS DOCTRINE, N'EST PAS UNE RÉVOLUTION.
Celle du 14 janvier 2011 a servi juste pour Ghannouchi l'opposant à Bourguiba, pour prendre sa revanche !
Dommage que les médias télévisuels ne lui consacrent pas une émission hebdomadaire, où il rappellera, avec sa faconde captivante, l'histoire de la Tunisie; utile par les temps qui courent pour inculquer aux jeunes leur histoire nationale mais aussi pour la rappeler aux vieux qui l'auraient oubliée pour aller se fourvoyer chez les obscurantistes pour certains d'entre eux !
La
rencontre avec Raja Farhat est passionnante, les récits qu’il nous fait à
chaque occasion nous transportent. Difficile de l’interrompre ou de couper le
fil de ses idées, car son don de narrateur est magique et le sens du détail est
si subtil.
De Bourguiba, la pièce de théâtre qui l’habite ces dernières
années, à Bourguiba, l’homme et la saga de l’indépendance de la Tunisie, il y a
tant d’enseignements à tirer.
Mohamed Raja Farhat, qui nous a accueillis chez lui, partage avec
nous sa vision du politique, sa lecture de l’Histoire et ses coups de gueule.
Entretien.
L’histoire
avec le projet Bourguiba ne date pas d’aujourd’hui…
J’avais
déposé un scénario Bourguiba au ministère de la Culture du temps de Ben Ali, le
ministre de la culture de l’époque avait annoté le scénario ainsi «la
vigilance», ce qui voulait dire que le projet était refusé. Mais il continuait
à me travailler. D’ailleurs, je n’étais pas le seul à réagir au quart de tour
dès que l’on évoque l’œuvre et la vie de Bourguiba. Bourguiba, c’est un siècle,
et je suis parti de ce constat : Bourguiba, c’est le 20e siècle tunisien. Il
est né avec le siècle et mort avec lui. Et plus que tout autre personnage de
notre histoire, il a marqué ce siècle.
En tant
qu’artiste passionné d’histoire et surtout de détail, quelle lecture
faites-vous de ce personnage d’exception ?
J’étais
élevé dans le culte de Abdellaziz Thaâlbi, le fondateur du vieux Destour, puis
dans le culte des grands cheikhs de la Zitouna, Tahar Achour et Fadhel Ben
Achour, et puis, naturellement les grands personnages sociaux comme Mohamed Ali
Hammi auquel j’ai consacré une pièce au sein de la troupe de Gafsa que j’ai
interprété avec 20 kilos de moins.
Mais avant de parler de Bourguiba, j’ai
envie de raconter Hammi, un des personnages qui ont balisé l’œuvre de
Bourguiba. Hammi nous revenait de Berlin avec des idées absolument
révolutionnaires, il apportait des réformes considérables en plus de sa défense
de la classe ouvrière, il a disparu de la scène politique en 1926 après sa
condamnation au bannissement et il est mort en chauffeur de taxi entre Jeddah et
la Mecque.
Et lorsque nous avons joué la pièce sur Mohamed Ali Hammi au théâtre
du palais de Carthage, Bourguiba se retournait vers ses ministres en leur
disant: «Ces jeunes ont compris Bourguiba», ces jeunes ont compris l’importance
de Mohamed Ali Hammi.
La saga de
l’indépendance n’est pas une œuvre exclusivement bourguibienne ?
Cette saga
m’a beaucoup intéressée parce que les idiots qui parlent de Bourguiba
aujourd’hui n’ont pas idée de ce que cette élite intellectuelle a subi pour la
libération de la Tunisie.
Bourguiba
avait une ligne politique réaliste et pensait qu’il ne fallait pas rompre avec
la société traditionnelle : «J’ai besoin du sefsari, j’ai besoin des cheikhs de
la Zitouna, j’ai besoin de l’Islam pour ma campagne de libération de la
Tunisie», semblait-il dire.
Il va changer vers la réforme quand il sera arrêté
et déporté avec ses camarades à Borj Lebœuf, horrible prison militaire du sud
tunisien. Bourguiba, Tahar Sfar, Bahri Guigua et Mahmoud Matri ont passé deux
années insupportables. Tahar Sfar qui était asthmatique cherchait l’air pur du
Sahara sous la porte métallique, Bahri Guigua a dû subir l’épreuve du Sac de
pierres qu’il devait porter sur le dos dans le désert, pourchassé par les
gardes coloniaux.
Les
événements sanglants d’avril 1938, des dizaines de Tunisiens morts dans les
rues de Tunis mitraillés par les forces coloniales pour avoir demandé un
parlement tunisien, l’enseignement de l’arabe, l’égalité des salaires. En ces
temps-là, qui avait ces idées-là sauf cette élite avant-gardiste ? Il y a de
quoi impressionner. Mais il y eut le massacre des étudiants zeitouniens et sadikiens dans
les rues de Tunis conduits par Ali Balhouane qui était le président de la
jeunesse tunisienne. L’autorité coloniale décide d’arrêter tout le monde et de
les mettre dans les sous-sols de la prison de la kasbah. Bourguiba y est resté
des mois. Voilà le traitement infligé par la France à l’élite intellectuelle de
la Tunisie.
Puis vint la 2e Guerre Mondiale avec l’épisode Moncef Bey durant
lequel la Tunisie est devenue en peu de temps le théâtre d’affrontements
intempestifs ; et alors que les Tunisiens applaudissaient les Allemands
(l’ennemi de mon ennemi est mon ami), Bourguiba, en grand visionnaire, n’a
jamais perdu la foi en le monde libre et les principes de démocratie et de
justice.
Trop de
détails qui donnent un éclairage sur de grands chapitres de l’Histoire
contemporaine tunisienne, comment faites-vous ?
Je me noie
dans tous les détails parce qu’ils sont passionnants et parce que c’est une
histoire qui n’est pas connue. C’est pour cela que les gens sont venus voir la
pièce de Bourguiba qui raconte tout cela dans les moindres détails de la
libération de la Tunisie. Toutes les zones d’ombre qui étaient maintenues en
place naturellement servent le fantasme des anti-Bourguibistes qui ne savent
rien de cette histoire. Ils n’étaient pas là quand la Tunisie manquait d’hommes
pour affronter la France, quand la Tunisie était fusillée, emprisonnée,
résistante quand les militants nationalistes étaient emmenés à Sijoumi, capturés
par la gendarmerie française condamnés à mort et criant face aux gardes qui
allaient les fusiller «Vive la Tunisie. Vive Bourguiba». Il y avait une foi
tunisienne nationale avec une force incroyable malgré la pauvreté et la misère
mais qui tenait bon avec des gens comme Bourguiba.
Donc, c’est
le théâtre qui sert de piqûre de rappel à une classe politique que vous jugez
inculte ?
Ce sont des
événements que les gens ignorent, que les excités font semblant d’ignorer parce
qu’ils ne lisent pas, ne s’informent pas, ne se documentent pas, ne savent pas
ce qui fait l’âme de ce pays.
Quels sont
pour vous les moments les plus cruciaux ?
Deux
événements populaires ont secoué la Tunisie. D’abord, les funérailles de Moncef
Bey conduites par Farhat Hached et la centrale syndicale qui était la seule
force capable de conduire le bey adoré à sa dernière demeure sans incidents
majeurs.
Ensuite,
après la défaite française à Dien Bien Phu et l’annonce de Mendès France
concernant l’autodétermination tunisienne, la Tunisie a vécu le retour
triomphal de Bourguiba le 1er Juin 1955, il y avait 500.000 Tunisiens à La
Goulette sur une population ne dépassant pas 3 millions.
Je tiens à
rappeler que le jour de la signature du traité de l’indépendance, et toute la
délégation y compris Tahar Ben Ammar qui a écrit une lettre reprise et publiée par
Béchir Ben Yahmed dans «Jeune Afrique» disant : «au combattant suprême, Habib
Bourguiba, inspirateur et ingénieur architecte de cet accord de l’indépendance,
la délégation tunisienne vous rend hommage». Voilà la vérité historique, et non
pas les bavardages de café, ça c’est les faits et les documents … c’est
l’Histoire.
Si vous
venez à résumer Bourguiba en une phrase ?
Chokri
Belaid a résumé l’œuvre de Bourguiba dans une interview et il disait que Bourguiba
avait le sens du temps en politique. Il a réalisé toutes ces réformes en
l’espace de quelques mois en 1956. Il tunisifie la police, crée l’armée en
juin, en juillet il a unifié la justice, liquidé les Habous et puis en août ce
fut le Code du statut personnel, il n’avait pas de temps à perdre. Et c’est
ainsi que la Tunisie fit la plus grande révolution sociale du monde
arabo-islamique.
Voilà des étapes essentielles de la construction de la Tunisie
moderne et indépendante, pas le bavardage des ignares qui profitent des micros
tendus de certains plateaux pour dire des insanités. Et c’est ainsi que se
termine le premier volet de la saga de Bourguiba, le second c’est Bourguiba
chef d’Etat avec des erreurs, des insuffisances, en poursuivant une marche
triomphale vers la pleine souveraineté de la Tunisie.
Et de nos
jours, voyez-vous venir une réelle révolution culturelle ?
Non, c’est
une reculade, le départ de Ben Ali est une très bonne chose, un chef qui a
déserté son poste, mais c’était une révolution sans doctrine, sans idéologie,
sans plan politique. Et qu’est-ce qu’elle a permis, la révolution ? Le retour
de Ghannouchi après 20 d’exil en Angleterre et le retour de ces figures
islamistes qui n’ont rien compris à l’Histoire de la Tunisie, qui n’ont rien
compris à l’évolution du peuple tunisien, ils n’ont pas pu venir à bout de la
machine du savoir bourguibienne et messaidienne. Ce dernier qui a créé la
république des écoles « une école sur chaque colline» et des gens comme lui, je
cite Chedly Klibi, Hédi Nouira, Ben Salah et j’oublie certains qui furent la
charpente pour fonder l’Etat tunisien.
Mais votre
constat est bien amer…
Absolument
pas, quand je vois des Tunisiens aujourd’hui l’air patibulaire et triste disant
que la Tunisie va mal, je m’insurge. Vous savez que la Tunisie a été effacée de
la carte en 1969 par les inondations, mais tout a été reconstruit, tout a été
remis en marche avec le gouvernement Nouira et en l’espace de 3 ans, la
croissance était à deux chiffres grâce à des gens comme Mansour Moalla, Sadok
Ben Jemaa, Azouz Lasram et à toute l’équipe qui a conduit l’économie
tunisienne.
Qu’en est-il
de l’avenir, à votre avis?
Notre
génération a vécu la révolution culturelle de Mao Tsé-toung qui consistait,
avant tout, à brûler les bibliothèques. Quand j’écoute la jeunesse du président
Kais Saïed, je me rappelle la jeunesse de Mao Tsé-toung qui ne savait rien et
qui ne voulait rien savoir et qui brûlait les livres. A cette jeunesse je dis
«Vous n’êtes une jeunesse valable pour la Tunisie que si les clés du savoir,
des sciences, du droit, des mathématiques seront à votre portée».
Mais la
jeunesse est désespérée et le taux de chômage ne cesse de grimper.
Aujourd’hui
nous manquons de bras pour la cueillette des olives et pourtant nous avons des
centaines de milliers de jeunes chômeurs.
La Tunisie
est un pays riche par sa jeunesse magnifique, il suffit que les politiques
arrêtent de mentir et d’éloigner les Tunisiens de leur véritable chemin.
Rappelons
que la Sicile voisine était à notre niveau actuel de développement il y a 30
ans. Il faut défier le sort, les contraintes, faire verdir le Sahara comme le
font les gens de Nefta ou de Gabès…il y a toujours des opportunités, il n’y a
pas de pays condamné à la pauvreté ad vitam aeternam. Au lieu de vendre du vent
aux Tunisiens, présentez des idées, des projets…quand je vois la saga de nos
enfants dans les universités européennes et américaines, et l’on se demande
pourquoi ils ne reviennent pas … la réponse est claire, c’est parce que les
démagogues sont là, les menteurs et les incompétents sont là.
Une révolution
qui ne parle pas le langage de la vérité est condamnée, la nôtre est condamnée
actuellement parce qu’elle ne dit pas la vérité.
Est-ce que
la culture a encore son mot à dire ?
La Tunisie
n’a pas d’avenir sans culture, les compétences ne manquent pas dans les
différents secteurs. La culture pour moi n’est pas seulement nos grandes
institutions comme la Rachidia que je vénère, ce n’est pas le théâtre national
qui devrait retrouver une nouvelle jeunesse, ce qui compte, ce sont les petits
théâtres, les expériences nouvelles et inédites, les écoles de danse et de
musiques inconnues du bataillon, ce sont les écrivains, les poètes, les
peintres dans leurs ateliers et qui fleurissent dans les expositions
internationales.
Et tout cela
échappe à l’organisation administrative et verticale du ministère de la Culture
qui ne s’est pas encore débarrassé de sa structure administrative soviétique.
Aujourd’hui, il est important de concevoir un nouveau département de la culture
qui s’apparente plus à une société nationale de création d’intelligence, de
projection sur les nouvelles technologies de la culture.