Mort d’Albert Memmi à 99 ans (1920-2020), penseur des peuples et philosophe de l’antiracisme humaniste. Cet homme d’ouverture, revendique sa triple
appartenance de Juif, de Tunisien et de Français. Ce à quoi son ami Edmond Fleg, à qui il confie sa perplexité
devant son identité multiple; lui répondit : « Gardez tout, soyez tout cela à
la fois ».
R.B
Albert Memmi : vie et œuvre de l’auteur du
«Portrait du colonisé»
Voilà bientôt près
d’un siècle qu’Albert Memmi, un des grands écrivains francophones du 20ème siècle, est né à Tunis, en 1920, dans une
famille et un milieu dont les composantes seront un facteur important dans son
œuvre ainsi que dans son évolution personnelle et intellectuelle. Son père
François était bourrelier, installé à la lisière du ghetto juif de Tunis, la
Hara. Ce lieu n’était pas le fruit du hasard, mais plutôt celui d’attaches
communautaires et d’intérêts commerciaux. Les licols que fabriquait François
avec son ouvrier italien Peppino, étaient vendus à des cochers maltais ou à des
charretiers de Gabès. Son épouse était une Berbère de pure souche qui ne parlait
que le judéo-arabe; quant à François, il pratiquait l’arabe, le maltais et
l’italien et il possédait également quelques notions de français. Les odeurs du
cuir, les artisans juifs et arabes, les traditions familiales ainsi que le
milieu linguistique seront pour Memmi tant une source d’inspiration que des
sujets à réflexion.
Albert étudiera au Koutab où il apprendra aussi le français, qui
deviendra sa langue d’écriture. Elève brillant, il parvint à décrocher une
bourse qui lui ouvrira les portes du lycée. Cet évènement, dira Memmi, «sera l’évènement majeur de ma
vie», puisque le
voilà en possession de la clé qui l’aidera dans la maitrise de la langue
française, l’instrument essentiel de son périple d’intellectuel et d’écrivain
français.
Il adhéra au mouvement de jeunesse sioniste Hachomer Hatsair dont la finalité était d’aller vivre au kibboutz. Or Memmi voulait écrire des livres et devenir un grand philosophe, même si, dit-il, «j’en ai rabattu depuis». Il va donc étudier la philosophie à Paris et c’est là qu’il rencontre le chef du Département de Français de l’Université Hébraïque de Jérusalem, Monsieur Duff, lequel était venu en France pour constituer une équipe de Juifs universitaires, chargés d’enseigner à Jérusalem la langue et la littérature françaises; Memmi me racontera que le projet l’intéressait vraiment mais il ajoutera aussi combien il était difficile de changer de langue pour écrire. Il pensait qu’enseigner et continuer à écrire en français à Jérusalem «pouvaient concilier ces deux tendances contradictoires en moi… Monsieur Duff me demanda si j’étais sioniste, je dis que oui; la conversation glissa sur le côté social et brusquement il se révéla anti-Hachomer Hatsair et anti-démocratique. Je m’énerve, je lui réponds, il s’énerve aussi et voilà mon engagement par terre… J’ai raté une des meilleures occasions de ma carrière et même de ma vie».
Avec le recul, on peut dire que l’Etat d’Israël a
perdu un nouvel immigrant de qualité et que le monde littéraire a gagné un
grand écrivain.
A Paris, il épousa Germaine, une Lorraine,
catholique, agrégée d’Allemand et retourna à Tunis avec elle pour enseigner la
philosophie. Le choc des cultures s’impose – Germaine doit se fondre dans un
milieu partagé entre judaïsme et islam; nous avons là la trame de son second
roman Agar, dont le pivot sera le mariage
mixte.
Son premier roman La statue de Sel est déjà en gestation et Jean Paul Sartre le publiera, par
épisodes dans Les Temps modernes.
Ce premier roman est en fait comme la matrice de toute l’œuvre d’Albert Memmi.
En réalité, il a déjà décidé de prendre sa vie comme exemple et d’en faire les
sujets de ses ouvrages et de sa réflexion.
Quand La statue de Sel paraîtra à Tunis, les réactions
furent des plus mitigées; en effet, quelle communauté aimerait que l’on porte sur
elle un regard acerbe et critique – et de surcroît de la part d’un de ses fils ?
Memmi n’avait, tout compte fait, que disposé un miroir, implacable certes, mais
fidèle. Avec le temps, ce sera un des livres majeurs dans l’œuvre d’Albert
Memmi, ainsi que sa carte d’identité; ces lignes si claires et si transparentes
dans le roman en sont l’expression la plus sincère:
«Descendrais-je d’une tribu berbère que les Berbères ne me reconnaitraient pas, car je suis Juif et non Musulman, citadin et non montagnard; porterais-je le nom exact du peintre que les Italiens ne m’accueilleraient pas, car je suis Africain et non Européen. Toujours je me retrouverai Mordekhaï, Alexandre Bénillouche, indigène dans un pays de colonisation, Juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe.»
Écrire cela – quand on a à peine 30 ans et quand la décolonisation en est à ses premiers balbutiements – c’est malgré tout faire preuve d’une grande lucidité et d’un désir profond de se définir et de comprendre la colonisation et la condition du colonisé, qui seront le thème de son troisième ouvrage, Portrait du colonisé, préfacé par Jean-Paul Sartre, traduit dans plusieurs dizaines de langues, dont l’hébreu, aux éditions Carmel. Rappelons qu’au même moment parurent trois ouvrages qui servirent de livre de chevet à tous les combattants pour l’indépendance – Peaux noires, masques blancs de Frantz Fanon, Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et Le Portrait du colonisé d’Albert Memmi.
«Descendrais-je d’une tribu berbère que les Berbères ne me reconnaitraient pas, car je suis Juif et non Musulman, citadin et non montagnard; porterais-je le nom exact du peintre que les Italiens ne m’accueilleraient pas, car je suis Africain et non Européen. Toujours je me retrouverai Mordekhaï, Alexandre Bénillouche, indigène dans un pays de colonisation, Juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe.»
Écrire cela – quand on a à peine 30 ans et quand la décolonisation en est à ses premiers balbutiements – c’est malgré tout faire preuve d’une grande lucidité et d’un désir profond de se définir et de comprendre la colonisation et la condition du colonisé, qui seront le thème de son troisième ouvrage, Portrait du colonisé, préfacé par Jean-Paul Sartre, traduit dans plusieurs dizaines de langues, dont l’hébreu, aux éditions Carmel. Rappelons qu’au même moment parurent trois ouvrages qui servirent de livre de chevet à tous les combattants pour l’indépendance – Peaux noires, masques blancs de Frantz Fanon, Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et Le Portrait du colonisé d’Albert Memmi.
Le sujet était dans l’air et Sartre ajoutera que
l’ouvrage de Memmi «était
une géométrie passionnée» dans laquelle rien n’était laissé au
hasard et toutes les cartes étaient mises au grand jour avec fougue.
Indéniablement cet ouvrage fait date dans l’histoire de la sociologie de la colonisation,
puisque Memmi y analyse avec rigueur les rapports qui, dans un duo étonnant,
unissent le colonisateur au colonisé, imposant à chacun attitudes et réactions.
Lors de mes nombreuses visites chez Memmi, dans son
antre parisien de la rue Saint-Merri, entre la Seine et le Centre Pompidou, et
d’où l’on peut voir les toits de Paris, je découvris dans ce coquet bureau de
travail, deux objets qui m’interpelèrent – l’un, un bout de parchemin de Sefer Thora jauni,
l’autre, une médaille. L’histoire qui se cache derrière ces deux objets, gardés
précieusement par l’écrivain, nous éclaire tant sur la personnalité de Memmi
que sur les sujets qui lui tenaient à cœur. En effet, le père de Memmi –
bourrelier rappelons-le – reçut un jour de l’année 1943, «la visite» d’un
officier nazi – c’était pendant les «six mois sous la botte» que connut la
Tunisie – lequel, sous la menace d’un révolver, lui tendit un Sefer Thora et
l’obligea à y tailler un sac pour sa femme. Albert Memmi gardait ce qu’il en
restait, en souvenir de son père mais aussi en souvenir des travaux
obligatoires qu’il dût accomplir, dans un des camps de travail établis par les
occupants allemands en Tunisie. Cette pièce se trouve aujourd’hui au Musée de Yad Vachem, à
Jérusalem, après que je le convainquis que c’était sa place naturelle.
Pour ce qui est de la «médaille», l’histoire est aussi très intéressante et nous
laisserons parler Memmi lui-même : «un jour, amassant des matériaux pour un roman familial – Le Scorpion – je reçus un message du
conservateur de la Grande Bibliothèque de Tunis… il me remit un minuscule
paquet que j’ouvris aussitôt; il contenait justement cette petite et fort jolie
médaille, qu’il avait trouvée lui-même dans les ruines de Carthage. Côté face,
j’y vis, en relief, une tête de Numide, couronnée de lauriers; côté pile, deux
cavaliers, également couronnés, tenant chacun les brides de son cheval; sous
les cavaliers, cette inscription extraordinaire, fort visible : L. Memmi.
Stupeur ! Vertige ! Ainsi le passé de la famille, celui de la communauté, dont
je recherchais les jalons dans les archives des comptoirs coloniaux, reculait
prodigieusement : deux millénaires ! Donc nous fûmes au Maghreb, avant les
Chrétiens et bien avant les Arabo-Musulmans; le monothéisme juif a préparé
les gens au christianisme et à l’islam.»
Dans une certaine mesure, cette histoire sera l’un
des jalons de son roman historique – Le Pharaon – qui raconte l’histoire de
l’indépendance de la Tunisie et la place que certains Juifs y ont tenue.
Après avoir tenté l’expérience tunisienne, Memmi
quittera la Tunisie pour Paris, car – il avouera lui-même – «j’ai aidé les nationalistes en
sachant que je n’aurai pas ma place dans cette aventure». Tunisien
certes, mais Juif, ses chances de s’intégrer dans une nation nouvelle étaient
pratiquement nulles.
Ses aspirations intellectuelles ainsi que son profond
désir de faire une carrière littéraire lui feront choisir la France, ce pays où
il continuera aussi de s’interroger sur sa condition de Juif. C’est ainsi que
quelques années plus tard, il publiera Portrait d’un Juif, un ouvrage où la condition juive
est décrite comme un malaise, et où la prise de conscience et l’analyse qu’il en
fait sont d’un rigorisme que Memmi reconnait comme nécessaire, puisqu’il
n’avait pas pour dessein de tracer seulement un autoportrait. En fait, dans ce
livre – que d’aucuns considèreront comme pessimiste – il utilisera la même
démarche d’analyse que l’on avait rencontrée dans Portrait d’un colonisé : les deux – le Juif et le colonisé
– sont des opprimés et comme il le dira si clairement :
«si je me crois différent ? Oui
je le crois : sur de très nombreux points, le Juif est différent du non-Juif…
Je ne vois même plus pourquoi je chercherai à l’atténuer (la différence) comme
je me suis efforcé si longtemps de le faire. Je suis au contraire persuadé
aujourd’hui que cette hésitation, ces réticences inquiètes à propos d’une telle
évidence sont l’un des signes de l’oppression juive… dans la bouche d’un
opprimé, l’affirmation de l’égalité et de la fraternité déjà réalisée a
toujours ce même ton désespéré, humble et non convaincu».
A la parution de ce livre, certains critiques l’ont
comparé au livret Auto-émancipation du
grand penseur sioniste Léo Pinsker, publié en 1882; si pour Pinsker,
l’antisémitisme était une maladie incurable et le Juif devait donc s’en
libérer, «s’émanciper» en choisissant la solution nationale, pour Memmi, la
condition de Juif est une condition d’opprimé et, là aussi, la libération ne
peut s’opérer qu’au mode national. C’est d’ailleurs cette thèse qu’il
développera dans un autre ouvrage Libération du Juif.
Une facette peu connue dans l’œuvre de Memmi, ce sont
ses poèmes dont certains sont rassemblés dans Le Mirliton du ciel. Parlant de l’acte poétique, Memmi dira de manière
suggestive «la poésie, c’est l’amande, le
reste, c’est du commentaire» et il est vrai que quand on
parcourt ses poésies, on retrouve les images et l’ambiance où baigna son enfance :
Une poignée de sel
pour aveugler le mal
Un morceau de charbon
contre les regards noirs…
Et sur le parchemin
les sept bénédictions
Tu peux partir en paix
Te voilà protégé
Mais reviens au plus vite
Pour que vive ta mère
Ou encore les dialogues métaphysiques qu’il entame
dans Pourquoi le Seigneur Dieu
n’aurait pas un adjoint.
Arrivé sur le tard à la poésie, Memmi a su aller
jusqu’au fond de ses émotions – fort maîtrisées toutefois – et, comme il le dit
lui-même :
«l’acte poétique est l’acte
littéraire réduit à l’essentiel, au sens où l’on dit d’un bouillon qu’il est
réduit, c’est-à-dire qu’on en prend le meilleur, par évaporation et
condensation». Quel
délice !
En 2003, conscient que le temps lui est
désormais compté, Memmi publie un livre-bilan, Le Nomade immobile qui apparaît
comme la clef de voûte des quelques trente ouvrages qu’il a écrits. Ce livre
est d’abord le récit d’une vie, celle de l’auteur, mais constamment accompagné
des leçons qu’il a cru pouvoir en tirer, pour vivre au mieux. Albert Memmi en
est convaincu : découvrir comment vivre, tel est le but implicite ou explicite
de la plupart des religions et des philosophies. Homme d’ouverture, Memmi
revendique sa triple appartenance de Juif, Tunisien et Français, et d’ailleurs
il rapporte cette prise de conscience dans un entretien qu’il eut, à son
arrivée à Paris, avec le poète juif, Edmond Fleg, à qui il confie sa perplexité
devant son identité multiple; la réponse de Fleg ne se fit pas attendre «Gardez tout, soyez tout cela à
la fois». De plus, Memmi s’exprime sur les nationalismes
arabes; il réaffirme ses amitiés, mais sans complaisance pour le fréquent
mutisme des intellectuels arabes, leur solidarité inconditionnelle. La symbiose
entre les Arabes et les Juifs est, à ses yeux, inesquivable pour les uns et
pour les autres; toutefois, affirme-t-il, il est nécessaire de désacraliser le
conflit israélo-arabe.
C’est une analyse prémonitoire et on peut avancer que
Memmi a eu un seul tort, celui d’avoir eu raison trop tôt.
Nous laisserons à Albert Memmi le soin de conclure :
Je souhaite que l’on mette sur ma tombe : «Il a tenté d’être sage
et réussi, quelquefois à être heureux.»
C’est pourquoi j’aimerais bien disposer encore de quelques années pour vivre plus complètement, sans regrets ni remords. Si le bonheur n’est jamais qu’à moitié atteint, je me serai réjoui au moins de cette bonne moitié de ma vie.
C’est pourquoi j’aimerais bien disposer encore de quelques années pour vivre plus complètement, sans regrets ni remords. Si le bonheur n’est jamais qu’à moitié atteint, je me serai réjoui au moins de cette bonne moitié de ma vie.