R.B
Nos islamistes accumulent les déboires : une victoire
médiocre aux élections législatives, une claque avec le gouvernement, proposé
par le mouvement Ennahdha. A chaque défaite, leur chef crie à la « fête démocratique.
» En somme, la démocratie est, pour Ennahdha, la roue de secours à brandir
quand rien ne va plus : curieuse idée qu’ils ont de la démocratie !
En vérité, qu’il s’agisse d’ici ou d’ailleurs, les
mouvements islamistes ont vécu. En dépit du bruit et des effets de manche dont
ils peuvent faire preuve, tout cela ne représente que les soubresauts de la
fin.
L’histoire a ceci de bien qu’en nous renseignant sur
la genèse des phénomènes sociaux, elle présage aussi de leur devenir. La
naissance des mouvements islamistes se situe au tout début du siècle dernier,
alors que des pays musulmans, tels Irak, Syrie, Soudan, Yémen, Indonésie,
possédaient d’importants partis communistes. Le parti communiste indonésien
était ainsi le troisième, en nombre d’adhérents, après ceux de la Chine et de
l’URSS. Avec ces partis communistes, le paysage socio-politique s’enrichissait
d’une importante composante laïque, mêlant des croyants de confessions diverses
et des athées, en une même conviction marxiste.
C’est avec les deux guerres mondiales que tout
bascula. Bien avant 1918, les accords Sykes-Picot, conclus entre la France et
la Grande-Bretagne, (avec l’aval des russes et des italiens)avaient décidé de
découper le Moyen-Orient en tranches, à la fin de la guerre. La France reçut
mandat sur le Liban et la Syrie, alors que Mésopotamie, Transjordanie et
Palestine revinrent à la Grande Bretagne. En 1928, le désir de libérer l’Egypte
du joug britannique conféra à Hassen El Benna un prétexte légitime pour créer la
confrérie des frères musulmans, et instaurer l’idée de Jihad comme
lutte armée offensive.
C’est aussi aux années 1920 à qu’on peut
approximativement faire remonter l’éveil des nationalismes arabes qui couvaient
sous la cendre, depuis la colonisation du Proche-Orient et du Maghreb par
l’Europe. Ces nationalismes ont longtemps représenté un credo unificateur,
credo dans lequel le président égyptien Jamal Abdennasser a abondamment puisé
pour asseoir sa puissance et sa popularité.
Mais, voici que deux autres accidents surgissent et
font basculer le cours de l’histoire : le premier est la création de l’état
d’Israël en 1948 et le renvoi des palestiniens hors de leurs villages et de
leurs propriétés. Second accident: la guerre des six jours. Défaite cuisante, humiliation
au-delà de l’imaginable, qui sonna le glas du nationalisme arabe. Dès lors, les
frustrés de ce nationalisme s’engouffrèrent dans l’islamisme politique, seul
credo mobilisateur, seule échappatoire à la honte qui submergeait un
Proche-Orient, foulé aux pieds par les occidentaux, humilié par la présence
imposée des sionistes, en plein cœur de ses territoires.
Mais, l’occident, prompt à tout
récupérer, vit dans cet islamisme naissant, une aubaine pour contrecarrer les
mouvements communistes, encore prégnants dans le monde arabe. Ainsi, l’année
1979 condense, en un raccourci saisissant, une série d’événements fondateurs de
l’islamisme radical :
- En février 1979, naissance de la
république islamique d’Iran, en lieu et place du régime moderniste du
Shah.
- En avril, exécution au Pakistan de
Zulficar Ali Bhutto, jugé trop laïque.
- En décembre 1979, invasion de
l’Afghanistan par les soviétiques, pour lutter contre des djihadistes,
secrètement armés par les américains.
- Durant la même année, le choc
pétrolier et l’envolée du prix du pétrole, modifia l’équilibre au sein du monde
arabe, hissant au-devant de la scène, des pays tels l’Arabie Saoudite, le
Yémen, le Qatar… Avec eux, un islamisme radical se propagea dans le monde
arabe, financé par les richesses, émanant de la manne pétrolière.
- Au même moment, l’Iran de Khomeiny
contribuait à l’émergence de mouvements armés dans les pays de la région :
Hezbollah au Liban, Hamas à Gaza, Houthistes au Yémen.
Dès lors, entre les groupes Jihadistes,
une guerre de pouvoir s’alluma, chacun redoublant de violence et de massacres
pour asseoir sa supériorité. Qu’on se souvienne des atrocités commises par
l’organisation dite « état islamique », pour avoir le dessus sur « El
Qaïda »…
Mais, l’histoire a continué d’avancer.
En 1989, la chute du mur de Berlin vit partir en poussière un siècle de
communisme. Dès lors, la guerre froide se mua en un conflit larvé pour dominer
le Proche et le Moyen-Orient, avec leurs immenses réserves de pétrole et de
gaz. Or, quoi de mieux, pour faire plier cette région, que de la détruire, et
de la morceler en parcelles, si possible antagonistes, non seulement soumises à
la guerre, mais se faisant la guerre entre elles ?
Après le 11 septembre 2001, l’Amérique
avait un prétexte, moralement irréprochable, pour envahir la région, sous
prétexte de punir Saddam Hussein d’avoir envahi le Koweït et de détenir une
arme chimique qui n’existait pas.
C’est ainsi que les USA et leurs alliés
Européens, démolirent l’Irak, la Syrie, le Yémen, confortèrent une guerre civile
qui dure encore en Libye, occidentaux aidés par des islamistes dûment armés par
eux, (voire entraînés sur les porte-avions américains).
Mais, la roue du temps a continué de tourner,
inexorable. Aujourd’hui, bien des indicateurs attestent du déclin de l’islamisme,
sous les diverses formes qu’il a revêtues, au cours du temps. L’indicateur le
plus sûr est la quasi-extinction de l’islamisme guerrier, à l’exception des «
loups solitaires » qui, malheureusement, continuent leurs attentats, aussi
meurtriers qu’incohérents, à travers le monde. Mais, l’extinction de
l’islamisme guerrier est bel et bien advenu : liée d’abord à la défaite
militaire d’Al-Qaïda puis à celle de l’effroyable état islamique. Elle
relève aussi de la pression, exercée par les occidentaux (américains en
premier), sur les pays du golfe et surtout le Qatar, pour suspendre leur
soutien matériel aux djihadistes. De la même façon, les USA ne sont pas
étrangers au revirement politique survenu en Arabie Saoudite, sous la houlette
du prince héritier Mohamed Ben Salman, lequel a entrepris une lutte, mesurée
mais effective, contre le wahhâbisme.
Pour l’islamisme politique, le déclin est aussi avéré.
Les islamistes ont compté sans la capacité des appareils d’Etat à résister au
changement.
Pour revenir au mouvement Ennahdha, le dernier
événement, à savoir le rejet par le parlement du gouvernement (nahdhaoui pur
jus) de Habib Jomli, a procédé d’un sursaut national où l’on a vu s’unir des
partis laïques et modernistes, jusque-là opposés par des querelles idéologiques
et des rivalités personnelles qu’on croyait inexpugnables. Pareil événement
rejoint l’été 2013 où des manifestations populaires de grande ampleur, jointes
au refus des grandes organisations du pays, ont empêché le passage d’un projet
de constitution, émanant de la Chariâa et fait tomber le gouvernement
d’Ennahdha.
Mais, le déclin de l’islam politique est
également perceptible ailleurs qu’en Tunisie. En Iran, pays-berceau de l’islam
politique, et qui vient de fêter 40 ans de république islamique, l’ambiance est
au marasme. Le retour des sanctions économiques américaines (après le retrait
de Washington de l’accord sur le nucléaire), l’absence d’investissements
étrangers, ont considérablement affaibli le pays. Nombre d’iraniens de la
classe moyenne ont basculé vers une pauvreté, durement ressentie et décriée à
travers tout le pays, via grèves et manifestations. Quant à l’islamisation de
la vie publique, elle est plus théorique que véritable. Depuis des années,
l’Iran a amorcé une libéralisation des mœurs, lente mais irrévocable. En cela,
iraniennes et iraniens sont en avance sur leur législation, tout comme sur
l’image stéréotypée que leurs dirigeants s’acharnent à maintenir.
Plus proche du cœur d’Ennahdha, la
Turquie de Rejeb Taieb Erdogan, et son fameux parti « l’AKP », présumé
défenseur d’une démocratie bâtie sur l’islam, mais alliant modernisme et
économie néo-libérale, a longtemps représenté pour nos nahdhaoui l’exemple de
succès de l’islam politique.
Toutefois, Mr Erdogan, au pouvoir depuis
2002, a durci sa position à partir de 2012 : retour des écoles coraniques,
contrôle de la mixité dans les cités universitaires, réduction drastique de la
vente d’alcool.
Après le coup d’état avorté de 2015 et
les milliers d’arrestations qui l’ont suivi (50.000 détenus), Erdogan va
montrer la dimension extrémiste de son régime : création d’une université
islamique, affirmation de la vocation première de la femme est la maternité,
autorisation du retour des confréries soufi, hostilité active à l’égard des
Kurdes…
Mais, surtout, le président turc,
fragilisé par une popularité en berne, a ajouté à la panoplie islamique de son
parti une fibre nationaliste, référence historique à la grandeur de l’empire
ottoman, brandissant au passage le spectre d’un impérialisme économique
occidental qu’il veut affronter dans les eaux territoriales Libyennes, pour mettre
la main sur les gisements de gaz naturel, question de renflouer les caisses de
l’Etat turc.
Ces rafistolages qui fleurent bon
l’opportunisme politique, ne rassurent que partiellement un électorat dont près
de 50% se disent opposés à la politique d’Erdogan. Tous ces déboires sont loin
d’être le témoin d’un pays victorieux, affermi dans ses convictions, gouverné
par un président ayant le vent en poupe.
Quelles leçons Mr Erdogan pouvait-il
encore dispenser à Ghannouchi, parti lui rendre visite, au lendemain d’une
cuisante défaite parlementaire ? Certainement pas des messages de force, ou
d’optimisme. La Turquie, politiquement affaiblie, socialement divisée, offre le
piteux visage d’un islam politique austère et stérile, de plus en plus fermé
sur lui-même.
Portrait amer d’une défaite annoncée.
Comme bien d’autres phénomènes de
société, l’islam politique a jailli, soutenu par des hommes et des événements ;
il a joué sa partition durant quelques décennies, puis s’est lentement éteint.
Aujourd’hui, le voici qui entreprend,
comme d’autres avant lui, de quitter le terrain…