ou le puissant plaidoyer de Zola pour les animaux ! Le degré de civilisation d'une société, se juge aussi à l'aune de l'amour et du respect qu'elle accorde aux animaux. Marguerite Yourcenar disait : « Si nous n’avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux; personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n’aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. »
Emile Zola tout comme Marguerite Yourcenar, a compris que l'amour et le respect des animaux, contribuent à faire progresser les hommes vers plus d'humanité.
R.B
Emile Zola
Pourquoi
la rencontre d'un chien perdu, dans une de nos rues tumultueuses, me
donne-t-elle une secousse au cœur ?
Pourquoi la vue de cette bête, allant et
venant, flairant le monde, effarée, visiblement désespérée de ne pas retrouver
son maître, me cause-t-elle une pitié si pleine d'angoisse, qu'une telle
rencontre me gâte absolument une promenade ?
Pourquoi, jusqu'au soir,
jusqu'au lendemain, le souvenir de ce chien perdu me hante-t-il d'une sorte de
désespérance, me revient-il sans cesse en un élancement de fraternelle
compassion, dans le souci de savoir ce qu'il fait, où il est, si on l'a
recueilli, s'il mange, s'il n'est pas à grelotter au coin de quelque borne ?
Pourquoi ai-je ainsi, au
fond de ma mémoire, de grandes tristesses qui s'y réveillent parfois, des
chiens sans maîtres, rencontrés il y a dix ans, il y a vingt ans, et qui sont
restés en moi comme la souffrance même du pauvre être qui ne peut parler et que
son travail, dans nos villes, ne peut nourrir ?
Pourquoi la souffrance
d'une bête me bouleverse-t-elle ainsi ? Pourquoi ne puis-je supporter l'idée
qu'une bête souffre, au point de me relever la nuit, l'hiver, pour m'assurer
que mon chat a bien sa tasse d'eau ? Pourquoi toutes les bêtes de la création
sont-elles mes petites parentes, pourquoi leur idée seule m'emplit-elle de
miséricorde, de tolérance et de tendresse ?
Pourquoi les bêtes
sont-elles toutes de ma famille, comme les hommes, autant que les hommes ?
*
* *
Souvent,
je me suis posé la question, et je crois bien que ni la physiologie, ni la
psychologie n'y ont encore répondu d'une façon satisfaisante.
D'abord, il faudrait
classifier. Nous sommes légion, nous autres qui aimons les bêtes. Mais on doit
compter aussi ceux qui les exècrent et ceux qui se désintéressent. De là, trois
classes : les amis des bêtes, les ennemis, les indifférents. Une enquête serait
nécessaire pour établir la proportion. Puis, il resterait à expliquer pourquoi
on les aime, pourquoi on les hait, pourquoi on les néglige. Peut-être
arriverait-on à trouver quelque loi générale. Je suis surpris que personne
encore n'ait tenté ce travail, car je m'imagine que le problème est lié à
toutes sortes de questions graves, remuant en nous le fond même de notre
humanité.
On a dit que les bêtes
remplaçaient les enfants chez les vieilles filles à qui la dévotion ne suffit
pas. Et cela n'est pas vrai, l'amour des bêtes persiste, ne cède pas devant
l'amour maternel, quand celui-ci s'est éveillé chez la femme. Vingt fois, j'ai
vérifié le cas, des mères passionnées pour leurs enfants, et qui gardaient aux
bêtes l'affection de leur jeunesse, aussi vive, aussi active. Cette affection
est toute spéciale, elle n'est pas entamée par les autres sentiments, et elle-même
ne les entame pas. Rien ne saurait prouver d'une façon plus décisive qu'elle
existe en soi, bien à part, qu'elle est distincte, qu'on peut l'avoir ou ne pas
l'avoir, mais qu'elle est une manifestation totale de l'universel amour, et non
une modification, une perversion d'un des modes particuliers d'aimer.
On aime Dieu, et c'est
l'amour divin. On aime ses enfants, on aime ses parents, et c'est l'amour
maternel, c'est l'amour filial. On aime la femme, et c'est l'amour, le
souverain, l'éternel. On aime les bêtes, enfin, et c'est l'amour encore, un
autre amour qui a ses conditions, ses nécessités, ses douleurs et ses joies.
Ceux qui ne l'éprouvent pas en plaisantent, s'en fâchent, le déclarent absurde,
tout comme ceux qui n'aiment pas certaines femmes ne peuvent admettre que
d'autres les aiment. Il est, ainsi que tous les grands sentiments, ridicule et
délicieux, plein de démence et de douceur, capable d'extravagances véritables,
aussi bien que des plus sages, des plus solides volontés.
Qui donc l’étudiera ? Qui
donc dira jusqu'où vont ses racines dans notre être ? Pour moi, lorsque je
m'interroge, je crois bien que ma charité pour les bêtes est faite, comme je le
disais, de ce qu'elles ne peuvent parler, expliquer leurs besoins, indiquer
leurs maux. Une créature qui souffre et qui n'a aucun moyen de nous faire
entendre comment et pourquoi elle souffre, n'est-ce pas affreux, n'est-ce pas angoissant
? De là, cette continuelle veille où je suis près d'une bête, m'inquiétant de
ce dont elle peut manquer, m'exagérant certainement la douleur dont elle peut
être atteinte. C'est la nourrice près de l'enfant, qu'il faut qu'elle comprenne
et soulage.
Mais cette charité n'est
que de la pitié, et comment expliquer l'amour ? La question reste entière,
pourquoi la bête en santé, la bête qui n'a pas besoin de moi, demeure-t-elle à
ce point mon amie, ma sœur, une compagne que je recherche, que j'aime ?
Pourquoi cette affection chez moi, et pourquoi chez d'autres l'indifférence et
même la haine ?
*
* *
Ces
temps derniers, comme j'achevais d'écrire le roman qui a Rome pour cadre, j'ai
reçu de cette ville une longue lettre qui m'a infiniment touché.
Je ne crois pas devoir
en nommer le signataire. Il s'agit d'un officier supérieur de l'armée
italienne, d'un héros de l'indépendance, fort âgé, je crois, et qui a pris
depuis longtemps sa retraite. Si je me permets de donner quelque publicité à
l'objet de sa lettre, c'est que je pense obéir à ses intentions et lui faire
même un grand plaisir.
Il m'écrivait donc pour
me supplier de prendre, dans mon roman, la défense des bêtes. Et le mieux est
de citer : « Avez-vous remarqué les horribles atrocités qu'on exerce impunément
à Rome contre les animaux, soit en public, soit en privé ? De toute manière, le
fait existe ouvertement, révoltant et détestable. Rien n'a valu pour y porter
remède. Je crois que vous seulement pourriez faire ce miracle, par votre
puissante parole, par l'attention universelle dont vous disposez, par
l'universelle réprobation qui, à votre parole indignée, ne manquerait pas
d'éclater. Sur ce thème, que j'ai étudié toute ma vie, je pourrais vous fournir
des faits innombrables. »
Est-il rien de plus
touchant que cet appel d'un vieux soldat en faveur des pauvres bêtes qui
souffrent ? Il se trompe singulièrement sur mon pouvoir, et je m'excuse d'avoir
reproduit la phrase de sa lettre où il donne à ma parole une importance si
exagérée. Mais, en vérité, n'est-ce point charmant et attendrissant, ce
défenseur des bêtes, qui toute sa vie les a protégées, qui s'avoue vaincu, et
qui va chercher un simple romancier d'une nation voisine, pour l'intéresser à
la cause et lui demander le plaidoyer dont il espère enfin, sinon le salut, du
moins un soulagement ? J'avoue que l'ami des chiens perdus, en moi, a
sympathisé tout de suite avec le vieux brave, qui est sûrement un brave homme.
Mon roman était terminé,
et je n'ai pu y glisser la moindre page en faveur des bêtes. Je me hâte
d'ailleurs d'ajouter que je n'ai vu, à Rome, aucune scène m'autorisant à les
défendre. Je ne mets pas en doute la parole de mon correspondant, je déclare
simplement que pas une des atrocités dont il a parlé n'a frappé mes yeux. Il
est à croire que les choses sont à Rome comme elles sont à Paris, bien que,
d'après mes observations, il m'a toujours semblé que l'amour des bêtes
décroissait, à mesure qu'on descendait vers les pays du soleil. Et, à ce
propos, je citerai encore ce passage de la lettre : « A Milan, et en général
chez les Italiens d'origine celtique, un coup de canne donné à un chien, et qui
ne manquerait pas de soulever l'indignation publique, serait passible de
l'amende établie par le Code ; tandis que, dans le Sud, les cruautés les plus
raffinées, les plus révoltantes, tombent difficilement sous l'action du juge, parce
qu'elles ne rencontrent chez les passants que la plus olympique indifférence. »
La remarque est certainement juste, et c'est là un document pour le travail
qu'on fera un jour.
Nous avons eu, à Paris,
de vieilles dames qui guettaient les savants vivisecteurs, et qui tombaient sur
eux à coups d'ombrelles. Elles paraissaient fort ridicules. Mais s'imagine-t-on
la révolte qui devait soulever ces pauvres âmes, à la pensée qu'on prenait des
chiens vivants, pour les découper en petits morceaux ? Songez donc qu'elles les
aiment, ces misérables chiens, et que c'est un peu comme si l'on coupait dans
leur propre chair. Le héros qui m'a écrit, qui s'est battu sans peur ni
reproche, sans craindre de tuer ni d'être tué, appartient certainement à la
grande famille de ces âmes fraternelles que l'idée de la souffrance exaspère,
même chez les bêtes, surtout chez les bêtes, qui ne peuvent ni parler, ni
lutter. Je lui envoie publiquement ma poignée de main la plus attendrie et la
plus respectueuse.
*
* *
J'ai
eu un petit chien, un griffon de la plus petite espèce, qui se nommait Fanfan.
Un jour, à l'Exposition canine, au Cours-la-Reine, je l'avais vu dans une cage
en compagnie d'un gros chat. Et il me regardait avec des yeux si pleins de
tendresse, que j'avais dit au marchand de le sortir un peu de cette cage. Puis,
par terre, il s'était mis à marcher comme un petit chien à roulettes. Alors,
enthousiasmé, je l'avais acheté.
C'était un petit chien
fou. Un matin, je l'avais depuis huit jours à peine, lorsqu'il se mit à tourner
sur lui-même, en rond, sans fin. Quand il tombait de fatigue, l'air ivre, il se
relevait péniblement, il se remettait à tourner. Quand, saisi de pitié, je le
prenais dans mes bras, ses pattes gardaient le piétinement de sa continuelle
ronde ; et, si je le posais par terre, il recommençait, tournait encore,
tournait toujours. Le vétérinaire, appelé, me parla d'une lésion au cerveau.
Puis, offrit de l'empoisonner. Je refusai. Toutes les bêtes meurent chez moi de
leur belle mort, et elles dorment toutes tranquilles, dans un coin du jardin.
Fanfan parut se guérir
de cette première crise. Pendant deux années, il entra dans ma vie, à un point
que je ne pourrais dire. Il ne me quittait pas, se blottissait contre moi, au
fond de mon fauteuil, le matin, durant mes quatre heures de travail ; et il
était devenu ainsi de toutes mes angoisses et de toutes mes joies de
producteur, levant son petit nez aux minutes de repos, me regardant de ses
petits yeux clairs. Puis, il était de chacune de mes promenades, s'en allait devant
moi de son allure de petit chien à roulettes qui faisait rire les passants,
dormait au retour sous ma chaise, passait les nuits au pied de mon lit, sur un
coussin. Un lien si fort s'était noué entre nous, que, pour la plus courte des
séparations, je lui manquais autant qu'il me manquait.
Et, brusquement, Fanfan
redevint un petit chien fou. Il eut deux ou trois crises, à des intervalles
éloignés. Ensuite, les crises se rapprochèrent, se confondirent, et notre vie
fut affreuse. Quand sa folie circulante le prenait, il tournait, il tournait
sans fin. Je ne pouvais plus le garder contre moi, dans mon fauteuil. Un démon
le possédait, je l'entendais tourner, pendant des heures, autour de ma table.
Mais c'était la nuit surtout que je souffrais de l'écouter, emporté ainsi en
cette ronde involontaire, têtue et sauvage, un petit bruit de petites pattes
continu sur le tapis. Que de fois je me suis levé pour le prendre dans mes
bras, pour le garder ainsi une heure, deux heures, espérant que l'accès se
calmerait, et, dès que je le remettais sur le tapis, il recommençait à tourner.
On riait de moi, on me disait que j'étais fou moi-même de garder ce petit chien
fou dans ma chambre. Je ne pouvais faire autrement, mon cœur se fendait à
l'idée que je ne serais plus là pour le prendre, pour le calmer, et qu'il ne me
regarderait plus de ses petits yeux clairs, ses yeux éperdus de douleur, qui me
remerciaient.
Ce fut ainsi, dans mes
bras, qu'un matin Fanfan mourut, en me regardant. Il n'eut qu'une légère
secousse, et ce fut fini, je sentis simplement son petit corps convulsé qui
devenait d'une souplesse de chiffon. Des larmes me jaillirent des yeux, c'était
un arrachement en moi. Une bête, rien qu'une petite bête, et souffrir ainsi de
sa perte, être hanté de son souvenir à un tel point que je voulais écrire ma
peine, certain de laisser des pages où l'on aurait senti mon cœur.
Aujourd'hui, tout cela est loin, d'autres douleurs sont venues, je sens que les
choses que j'en dis sont glacées. Mais, alors, il me semblait que j'avais tant
à dire, que j'aurais dit des choses vraies, profondes, définitives, sur cet
amour des bêtes, si obscur et si puissant, dont je vois bien qu'on sourit à mon
entour, et qui m'angoisse pourtant jusqu'à troubler ma vie.
Oui, pourquoi m'être
attaché si profondément au petit chien fou ? Pourquoi avoir fraternisé avec lui
comme on fraternise avec un être humain ? Pourquoi l'avoir pleuré comme on
pleure une créature chère ? N'est-ce donc que l'insatiable tendresse que je
sens en moi pour tout ce qui vit et tout ce qui souffre, une fraternité de
souffrance, une charité qui me pousse vers les plus humbles et les plus
déshérités ?
*
* *
Et
voilà que j'ai fait un rêve, à l'appel que j'ai reçu de Rome, cette lettre
suppliante d'un vieux soldat, qui me demande de venir au secours des bêtes.
Les bêtes n'ont pas
encore de patrie. Il n'y a pas encore des chiens allemands, des chiens italiens
et des chiens français. Il n'y a partout que des chiens qui souffrent quand on
leur allonge des coups de canne. Alors, est-ce qu'on ne pourrait pas, de nation
à nation, commencer par tomber d'accord sur l'amour qu'on doit aux bêtes ? De
cet amour universel des bêtes, par-dessus les frontières, peut-être en
arriverait-on à l'universel amour des hommes. Les chiens du monde entier devenus
frères, caressés en tous lieux avec la même tendresse, traités selon le même
code de justice, réalisant le peuple unique des libertaires, en dehors de
l'idée guerroyante et fratricide de patrie, n'est-ce pas là le rêve d'un
acheminement vers la cité du bonheur futur ? Des chiens internationaux que tous
les peuples pourraient aimer et protéger, en qui tous les peuples pourraient
communier, ah ! grand Dieu ! le bel exemple, et comme il serait désirable que
l'humanité se mît dès aujourd'hui à cette école, dans l'espoir de l'entendre se
dire plus tard que de telles lois ne sont pas faites uniquement pour les chiens
!
Et cela, simplement, au
nom de la souffrance, pour tuer la souffrance, l'abominable souffrance dont vit
la nature et que l'humanité devrait s'efforcer de réduire le plus possible,
d'une lutte continue, la seule lutte à laquelle il serait sage de s'entêter.
Des lois qui empêcheraient les hommes d'être battus, qui leur assureraient le
pain quotidien, qui les uniraient dans les vastes liens d'une société
universelle de protection contre eux-mêmes, de façon que la paix régnât enfin
sur la terre. Et, comme pour les pauvres bêtes errantes, se mettre d'accord,
tout modestement, à l'unique fin de ne pas recevoir des coups de canne et de
moins souffrir.
Le Figaro, 24 mars 1896,
Repris dans Nouvelle campagne [1896],
Paris,
Bibliothèque-Charpenthier, 1897, p. 85-97.