Depuis les premiers exégètes du Coran, des théologiens/juristes ont édicté des lois et des règles en s'appuyant sur le Coran mais aussi sur les "hadiths" (paroles du Messager Mohammad) et sur la "sira nabaouya" (conduites et attitudes adoptées par le Messager Mohammad dans des circonstances particulières), pour adapter l'islam à leur époque et aux différents peuples islamisés.
Ce qui est en soi louable pour permettre aux musulmans de pratiquer cette religion en conformité avec l'esprit du Coran.
Seulement voilà, le problème est que les sourates du Coran lui même n'ont été rassemblées et consignées dans un livre que longtemps après la mort du Messager Mohammad. Quand aux hadiths et à la "sira nabawya", leur collecte s'est faite durant les 2 premiers siècles de l'islam !
Tout ce travail étant fait sur la base de l'oralité et longtemps après la mort du Messager, les historiens eux-mêmes ne sont pas d'accord sur de nombreux éléments de ces trois "sources" de l'islam, qu'ils jugent apocryphes !
Ce qui laisse penser que les hommes se sont souvent immiscés à dessein dans leur collecte, voire les avaient "complétés" pour des raisons politiques; d'autant que les "hadiths", certains en auraient dénombrés une centaine d'authentiques, alors que d'autres en auraient "découverts" plus de six milles; la référence pour les sunnites, étant le recueil "Sahih, el Boukhari" (Les hadiths authentiques, selon Boukhari) qui en dénombre 2 602 !
L'ensemble des lois édictées par les théologiens, souvent sous "contrôle", sinon à la demande du pouvoir central, constituent la "chariâa", corpus juridique exégétique. En 14 siècles il n'a cessé de grossir, cumulant toutes les lois et "fatoua" jurisprudentielles, édictées par les imams/califes successifs, au service du pouvoir central ...
Les islamistes ne tiennent compte que de la chariâa établie par les 4 premiers "califes" de l'islam, qualifiés de "er-rachidouns" (sages, bien guidés); et qui sont les compagnons du Messager Mouhammad : Aboubakr, Omar, Othman et Ali cousin et gendre du Messager Mouhammad. Ils la sacralisent au point de la mettre au-dessus du Coran lui-même, décrétant close l'exégèse avec le IVe Calife.
Ce qui est une hérésie selon Mohamed Talbi, de placer la parole des hommes au-dessus de celle d'Allah et de la sacraliser; d'autant que le Coran invite le croyant à l' "ijtihad" (effort intellectuel). D'ailleurs le Pr Talbi proclamait que la chariaa ne l'oblige pas et que la seule source de l'islam, est le Coran.
D'où le combat que menait Habib Bourguiba contre les Frères musulmans et le wahhabisme qu'ils véhiculent, considérant que 14 siècles le séparent d'eux !
R.B
La charia,
histoire et fantasmes
Agité comme
un chiffon rouge dans les débats français sur le « séparatisme » et
le rapport des musulmans aux lois de la République, le mot « charia »
n’apparaît pourtant qu’une seule fois dans le Coran. L’historienne et
anthropologue Jacqueline Chabbi fait le point.
Peu de mots provoquent en France
des réactions aussi virulentes que celui de « charia ». Certains
disent craindre de se voir « imposer la charia » par des
« musulmans conquérants » dans un avenir proche. La charia
aujourd’hui, c’est donc un peu le chiffon rouge, générateur de fantasme
collectif. Ce mot épouvantail ne manque pas de se trouver automatiquement
associé avec ceux d’islam et de Coran. Certes, on ne saurait nier que charia
soit un mot arabe et qu’il soit lié à l’islam. Mais, contrairement à l’opinion
commune, y compris musulmane, pour le Coran c’est une toute autre histoire et
cela, les non-musulmans comme les musulmans eux-mêmes n’en ont en général
aucune idée.
Du point de vue de l’islam, que le mot
soit présent dans les discours de l’islam contemporain, et notamment dans les
salafismes, est un fait indéniable. En revanche, qu’il soit fondateur de
législation dans la temporalité longue de l’islam est une autre affaire.
Concernant d’abord le texte du Coran, alors que l’on pourrait croire que le mot
y est central, on a de quoi être déçu. On ne trouve rien qui ressemble à la
charia invoquée aujourd’hui comme recouvrant une soi-disant loi islamique que
les musulmans seraient tenus d’appliquer à la lettre car relevant d’une
injonction divine. Si une telle législation devait exister dans le Coran, en
tout état de cause, elle ne se nomme pas charia.
Une
« législation » coranique spécifique ?
Le mot charî’â(t) en
transcription de l’arabe est utilisé une fois et une seule dans le Coran
(sourate LXV, verset 18). Le radical de ce mot désigne le fait de
« s’engager » dans quelque chose ou de « commencer »
quelque chose. C’est également le sens du mot de même racine, chir’â(t),
présent lui aussi une seule fois (sourate V, verset 48). Ces deux termes
s’inscrivent donc dans le registre coranique très bien représenté de ce qu’on
peut appeler les mots de piste. Au regard de l’anthropologie historique, cela
renvoie évidemment au milieu naturel de l’Arabie aride, dans lequel il fallait
toujours réussir à rester sur la bonne piste, puisque s’égarer conduisait à la
mort. Le mot charî’â(t) présente en plus cette particularité
qu’il est lié à la piste qui conduit un troupeau – des chameaux dans le milieu
d’origine – à un point d’eau affleurant, ce qui évite un puisage long et
épuisant.
Alors charia ou pas, peut-on parler d’une
législation réputée d’essence divine et innovante qui serait celle du Coran ?
Un croyant musulman répondra sans doute par l’affirmative. Au contraire, un
historien ne pourra répondre que par la négative. La « législation » qui
transparaît en divers passages du Coran ne peut être que celle déjà existante
dans sa société d’émergence, celle des tribus de l’Arabie et de son temps, le
VIIe siècle. Par rapport aux règles qui régissaient cette société soumise à des
contraintes vitales écrasantes, le Coran n’invente rien, il ne fait que
confirmer l’existant, notamment quand il y est dérogé. Ainsi doit-il condamner,
à son grand embarras, le meurtre intervenu pendant un mois considéré sacré, un
temps durant lequel toute action violente était traditionnellement proscrite
(sourate II, verset 217).
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que la
plupart des aspects législatifs du Coran soient à situer en période dite
médinoise. Muhammad est alors engagé dans un jeu politique pour faire triompher
sa cause. Il doit réguler la conduite de ses partisans, notamment les jeunes
bédouins indociles, dans l’opulente oasis de Médine où il a été accueilli. Il
ne faudrait surtout pas qu’il y soit pris en défaut au risque de
l’expulsion, ikhrâ’j, comme celle dont il est menacé dans la
sourate LXIII, verset 8. Un tel passage montre à l’évidence que, dans la
réalité de l’histoire, Muhammad n’a pas été le chef incontesté de la umma
musulmane que beaucoup fantasment aujourd’hui. Il a dû, jusqu’au bout, composer
avec les puissants chefs de clan de l’oasis médinoise.
La
« charia des prophètes » : une influence juive et chrétienne
C’est totalement en dehors de ce contexte
premier que le terme charia va apparaître, non comme un code législatif mais
comme la « voie des prophètes ». On est alors dans un
tout autre environnement, celui de la société impériale abbaside qui, à partir
du IXe siècle, a commencé à intégrer les populations des terres extérieures à
l’Arabie, soit religieusement quand elles le souhaitaient, soit simplement
culturellement. C’est dans le cadre de cette intégration sociétale que des
représentants éminents du judaïsme et du christianisme ont été amenés à
traduire en arabe leurs propres textes sacrés, notamment à partir du Xe siècle.
On a ainsi la surprise de découvrir que le grand rabbin Saadia Gaon (892 – 942)
traduit en arabe la Bible hébraïque. D’origine égyptienne, il finit sa vie dans
l’Iraq abbasside, au cœur des grandes écoles du judaïsme babylonien. Or, dans
son tafsîr (exégèse) qui comprend donc sa traduction, il
utilise le terme charî’â(t) pour désigner indifféremment soit
la Torah soit la « loi de Yahve » qu’il traduit
comme étant la charia d’Allah, charî’ât Allâh, qui est transmise à
Moïse selon le passage d’Exode 13, 9. C’est également le cas, un peu plus tard,
du théologien et médecin chrétien jacobite, Ibn Zur’a (943 – 1008), cette fois
pour désigner la « loi du Messie », charî’ât
al-Masîh.
C’est semble-t-il à leur exemple que, peu
après, le terme va désigner la « loi des prophètes », charî’ât
al-rusul, chez les grands théologiens musulmans, à partir de la fin du Xe
et au XIe siècle, comme chez al-Ghazâlî (1058 – 1111). On considère alors
qu’aucune époque ne peut se passer de la charia d’un prophète, le dernier et le
plus éminent d’entre eux étant évidemment Muhammad. Les juristes de même
période ne seront pas en reste mais préféreront au terme charî’â(t) d’autres
dérivés de la même racine pour définir des « règles (à suivre) » et
qui concernent à la fois le rituel religieux et les différents aspects de la
vie sociale. Dans les énormes recueils constitués à partir du XIe
siècle, ils s’appuieront largement sur la tradition jurisprudentielle de leur
école juridique de rattachement (officiellement au nombre de quatre dans le
sunnisme), tout en affichant leur fidélité au Coran et au hadîth (la tradition
des paroles attribuées à Muhammad) dont les recueils se constituent eux aussi
entre le milieu du IXe et le Xe siècles. Mais on peut dire en définitive que,
durant les âges classiques de l’islam, rien de tout cela ne ressemble de près
ou de loin à un code légal unifié qui aurait le nom de charia.
La
modernité s’invente un passé
C’est avec l’époque moderne, qui
bouleverse les équilibres politiques ancestraux dans le monde musulman (la
colonisation ou le déclin des derniers empires en place, des Moghols de l’Inde
dès la fin du XVIIIe siècle aux Ottomans à partir du milieu du XIXe siècle),
que l’idée d’un retour à un passé idéal va surgir. On se persuade alors que
l’on pourrait sortir du déclin et retrouver la gloire passée en restaurant la
vie sociale et religieuse censée avoir été celle de la période initiale, celle
du prophète et de ses pieux « compagnons », al-sahâba (terme ignoré du Coran).
Cela s’inscrit évidemment dans une vision totalement fantasmatique : « Notre
idéal, c’est Allâh. Notre leader, c’est le Prophète. Notre constitution, c’est
le Coran », proclament les Frères musulmans égyptiens en 1928. Le slogan «
l’islam c’est la solution » fait encore partie des arguments électoraux en
Egypte en 2012. C’est également en invoquant ce même slogan qu’ont eu lieu au
Soudan des manifestations contre des réformes législatives jugées « anti-islam
», lors d’un vendredi dit de la colère, le 20 juillet 2020. Des amendements
prévoyaient d’abolir la peine de mort pour apostasie, de criminaliser
l’excision et d’autoriser les non-musulmans à importer, vendre et consommer de
l’alcool. Ces dispositions législatives ont été condamnées par les
protestataires comme « contraires à la charia ».
Cette focalisation sur « la
charia » perçue comme une loi divine salutaire est bien sûr également
présente dans l’idéologie wahhabite telle qu’elle s’est développée durant la
seconde partie du XVIIIe siècle, d’abord en tant que secte autonome et rejetée
par le sultanat ottoman. En effet, la constitution ottomane, mise en place en
1876 dans ce qui était encore à l’époque le principal pouvoir musulman, faisait
certes de l’islam une religion d’état mais ne faisait référence ni au Coran ni
à la charia. C’est à la suite de la chute de cet empire et de l’abolition en
1924 par Kemal Atatürk de la structure du califat (qui n’était d’ailleurs plus
que symbolique depuis de longs siècles), que l’idéologie de la charia censée
avoir été appliquée dès l’origine a commencé à prendre de l’ampleur. Elle s’est
inscrite tout naturellement dans la doctrine du salafisme qui prône un retour à
un passé considéré comme nimbé de toutes les perfections, celui de la supposée
communauté musulmane initiale, autrement dit la umma du Prophète.
On est là évidemment face à un passé
totalement mythifié, comme on peut le comprendre à travers l’itinéraire
improbable de la notion de charia. Il n’en reste pas moins que l’idéologie
portée par le salafisme est d’autant plus efficace que le monde musulman
souffre d’un terrible déficit, celui qui le rend ignorant et, pourrait-on dire,
orphelin de sa propre histoire. Mais on ne combat pas une idéologie par une
autre idéologie. C’est le dilemme auquel nous sommes aujourd’hui confrontés.
Les proclamations de laïcité qui nous posent en donneurs de leçon ne pourront
remédier à la situation actuelle. Elles sont totalement inaudibles face à une
idéologie ancrée dans ses certitudes, largement diffusée par les canaux
numériques internationaux, et martelée par les présumés « savants »
installés en Arabie saoudite ou dans les pays du Golfe. Ils ne font que débiter
un discours idéologique bardé de références hétéroclites et décontextualisées.
C’est donc à un travail de fond et d’éducation qu’il faut s’atteler partout où
c’est possible, c’est-à-dire ici et maintenant. Il est urgent de faire
prévaloir le réel et sa complexité pour rendre à l’islam son humanité comme
culture et comme civilisation et non pas seulement comme religion. C’est en
ayant une vision lucide de son passé que l’on peut devenir responsable de son
présent et procéder à une actualisation raisonnée des valeurs qui nous ont été
léguées.
*Historienne
et agrégée d’arabe, Jacqueline
Chabbi est professeure honoraire des universités. Elle a
renouvelé l’approche des origines de l’islam par l’anthropologie historique.
Elle est l’auteure des essais « le Seigneur des tribus » (CNRS, 2013), « le
Coran décrypté » (Le Cerf, 2014) et « les Trois Piliers de l’islam » (Seuil,
2016). Dernier ouvrage paru : « On a perdu Adam. La création dans le Coran »
(Seuil, 2019). Le 24 septembre dernier, elle a publié un livre de dialogue avec
Thomas Römer : « Dieu de la Bible, Dieu du Coran », aux éditions du Seuil.