samedi 19 novembre 2011

L’âme arabe, avant la tempête



“Il est vraiment extraordinaire que le Maghreb ne soit jamais arrivé à s’appartenir… Le conquérant, quel qu’il soit, reste maître du Maghreb jusqu’à ce qu’il en soit expulsé par le conquérant nouveau, son successeur”(i) , écrivait l’historien E. F. Gauthier.  Et nous devons admettre que le Maghreb a, au moins dans l’histoire récente, été toujours soumis. l’Egypte, une fois conquise par les Arabes, a acquis la même réputation. La question se pose donc : y a-t-il une mentalité arabe soumise ? Oui, ont longtemps répondu de nombreux penseurs, arabes et orientalistes. Et pourtant. Les événements récents nous poussent à nous pencher à nouveau sur cette question.

1. De la prétendue “faiblesse d’âme” des peuples arabes

Lutfi al-Sayyid(ii) , penseur égyptien qui écrit dans le contexte d’une Egypte sous influence britannique, décrit les Egyptiens comme des hypocrites, désireux de flatter ceux qui sont forts, qui se laissent facilement maîtriser et acceptent ceux qui s’imposent à eux en répondant simplement : “peu importe” - ma‘laysh. Al-Sayyid décrit cette attitude comme une “faiblesse de l’âme” : les Egyptiens sont serviles et préfèrent subir l'humiliation plutôt que de perdre leur travail ou protester.

Habib Bourguiba(iii) , affirme que “la force du régime colonial n’était pas tant dans ses mitrailleuses ou ses canons que dans la résignation de ses victimes". Il constate que ce “complexe d’impuissance et de désespoir”, ce “fatalisme destructeur d’énergie” touchait tous les Tunisiens, indifféremment des régions et des classes sociales.

D’une manière plus générale, on constate que la plupart des peuples arabes ont pratiquement toujours été sous la domination d’un Empire, d’une puissance colonisatrice ou d’un régime autoritaire. Cette mentalité de soumission ne serait donc pas spécifique aux peuples tunisien et égyptien mais caractériserait tous les peuples arabes.

2. Les racines de la soumission présumée des peuples arabes

La première tentative d’explication est de la soumission des peuples arabes est de type culturaliste. Elle se décline en réalité en deux idées.

Si l’on entend par le terme “culture” la religion musulmane, la présence importante de régimes autoritaires imposés aux peuples dans le monde arabo-musulman s’expliquerait par le fait que l’Islam est “anti-démocratique” car il empêche la formation d’une société civile. La société civile est "l'ensemble des rapports interindividuels, des structures familiales, sociales, économiques, culturelles, religieuses, qui se déploient dans une société donnée, en dehors du cadre et de l'intervention de l'État(iv)."  La Shari‘a, c’est-à-dire la loi islamique, régule tous ces domaines et regroupe aussi bien les normes doctrinales que les normes culturelles, morales et relationnelles. On peut, dans ce cadre, penser que l’Islam ne permet pas le développement d’une société civile et donc de la démocratie.

Cependant, le principe de Shura - principe de consultation mentionné plusieurs fois dans le Coran et selon lequel les premiers Califes étaient choisis - nous prouve que l’Islam peut produire un discours démocratique. La religion peut même se constituer contre-pouvoir à l’Etat : beaucoup de penseurs arabes comme Rifa‘a al-Tahatwi en Egypte et Khéreddine en Tunisie considèrent que la Shari‘a doit être au-dessus du souverain et donc tempérer et limiter ses actions. Elle devient alors un rempart contre l’arbitraire.

S’il l’on prend le terme “culture” au sens de “culture arabe”, on présente la société arabe comme étant une société patriarcale dans laquelle se développerait une culture d’obéissance du fils à son père, du sujet à son souverain(v) . Cette culture d’obéissance empêcherait la culture pluraliste de discussion et de débat, de remise en cause de l’autorité.

Pourtant, les tribus arabes notamment de l’époque pré-islamique constituaient une structure proto-démocratique. Le chef de tribu y était désigné par les chefs de clans et il peut être démis à tout moment. Il est ainsi dépendant des membres de la tribu et un consensus doit s’établir autour des décisions.

La thèse de la culture arabe comme culture d’obéissance qui forcerait à la soumission n’est donc pas convaincante.

Il n’y a donc pas de culture arabe, ni de culture musulmane, qui prédestinent les peuples arabes à être soumis. Comment alors expliquer l’instauration de régimes autoritaires dans la quasi-totalité du monde arabo-musulman ? Une théorie de type historique a été développée en basant sa réflexion sur l’analyse de l’histoire égyptienne. Après la Première Guerre Mondiale, l’” âge libéral" était perçu comme une continuation de l'ère coloniale. L’Egypte était victime de clientélisme vis-à-vis des Anglais et le pouvoir restait toujours aux mains de la vieille élite qui ne représentait pas les classes sociales montantes, en particulier l’armée. Cela a entraîné l’émergence d’un groupe de jeunes nationalistes arabes qui luttent contre la domination coloniale : le Ba‘th et même les Frères Musulmans en Egypte, le Destour puis le Néo-Destour en Tunisie. En Egypte survient alors un coup d’Etat militaire. Des régimes militaires et nationalistes arabes s’instaurent, sur le modèle de l’Egypte, dans plusieurs pays arabes. Pour ces régimes, la priorité est la lutte contre le système colonial. Pour soutenir cette lutte, les peuples sacrifiaient leur liberté individuelle au profit de la souveraineté collective : ils se livraient aux mains de régimes militaires pour que ceux-ci puissent lutter plus efficacement contre le colonialisme. De plus, la démocratie était perçue comme un moyen de contrôle des colonisateurs. En Tunisie, le peuple s’en était remis à  Bourguiba, son sauveur, afin qu’il le libère du colon français, puis après l’indépendance, afin de diriger la nouvelle Tunisie indépendante et de construire un Etat fort. Par la suite, les systèmes autoritaires ont créé des structures pour faire durer l’autoritarisme. Ils ont mis en place un système de hard power - répression- et de soft power - politique clientéliste. Ce système s’ancrait dans la société et devenait une routine. Le peuple devint passif et le régime resta autoritaire.

Cette explication du type historique justifie que des gouvernements despotiques aient réussi à s’imposer aux peuples arabes, mais elle ne nous suffit pas lorsqu’il s’agit d’expliquer leur durabilité.

Nous compléterons donc l’explication de type historique par celle proposée par Lutfi al-Sayyid. Il explique cet esprit de soumission par le rapport des peuples arabes à l’autorité. Les peuples arabes attendent trop du gouvernement : ils comptent sur lui pour qu’il fasse tout ce qu’ils devraient faire eux-mêmes, renoncçant  à leurs droits et à leurs devoirs. Ils ne font pas confiance ni n’aiment le gouvernement, ils en ont peur et le considèrent comme étranger et hostile. Cette attitude s’explique par le fait que le despotisme a fait naître chez eux un vice de servitude, d’où cette “faiblesse d’âme” que nous avons citée plus haut. Ils sont faciles à manipuler et à soumettre car ils sont impotents.  Le despotisme a détruit l’individu et la société car il empêche la “nature morale” de l’homme de se développer dans son entièreté. Il détruit la solidarité de la nation car il détruit la confiance. Ainsi, la liberté politique est nécessaire à toutes les autres libertés. Lutfi al-Sayyid condamne les régimes despotiques qui ont créé une mauvaise relation entre le souverain et ses sujets : une relation d’obéissance. Il n'existe pas de culture arabe préexistante et déterminante qui entraîne inéluctablement l’esprit de soumission, car c’est le gouvernement despotique lui-même qui, une fois qu’il s’est imposé, a peu à peu établi l’esprit de soumission, cette “faiblesse d’âme”. Cela n’a pas de sens que de se demander si une nation est prête ou pas à se gouverner elle-même, car seulement la liberté peut générer l’esprit de liberté et le gouvernement absolu ne peut pas être source d’éducation pour l’autogouvernement(vi).  En ce sens, l’esprit de soumission n’existe que parce que et tant que le régime despotique, autoritaire, existe. La soumission n’est donc pas l’attribut d’un peuple, mais bien celui d’un régime autoritaire.

3. “Small country, great nation”(vii)

Il apparaît clairement que la culure arabe ne produit pas nécessairement un esprit de soumission, pas plus que l’Islam est par essence anti-démocratique.

L’esprit de soumission est en fait généré par le régime autoritaire lui-même. Il n’est donc pas indissociable des peuples arabes : il est le résultat de régimes despotiques. On le retrouve chez tous les peuples victimes d’un régime despotique. Etienne de La Boétie n’écrivait-il pas “Discours de la servitude volontaire” à propos du peuple français, soumis lui aussi ? A la relecture de cet écrit de La Boétie, on constate qu’il aurait pu aussi bien s’adresser aux peuples tunisiens et égyptiens il y a quelques mois à peine.

La “faiblesse d’âme” des peuples arabe est un mythe, le résultat de décennies de théories culturalistes, qui, jusqu’à il y a quelques mois, n’a fait que nourrir un sentiment d’impuissance des peuples arabes eux-mêmes, en les laissant s’auto-convaincre qu’ils étaient victimes du mektoub (Destin), voire d’une “malédiction”, et en les enfermant dans la croyance que le changement n’était pas à leur portée.  Aujourd’hui encore, malgré les révolutions, certains restent sceptiques : la démocratie est-elle vraiment pour nous ? Et c’est ce scepticisme qui est dangereux car il tue le courage d’affronter les défis, il tue les forces nécessaires à la construction, il tue l’espoir de changement. 

En Egypte et en Tunisie, il est temps de voir naître un mythe nouveau sur lequel se construiront des démocraties nouvelles : celui de peuples fiers et unis qui se sont soulevés pour leur liberté.

Il est important que les tunisiens et les égyptiens soient fiers de leur révolution, tout en restant conscients du long chemin qui reste encore à parcourir, et que cette fierté leur donne le courage d’aller au bout de ce qu’ils ont commencé, c’est-à-dire de construire de véritables démocraties tunisienne et égyptienne. Quant à la mentalité arabe soumise, elle n’existe tout simplement pas.
Soraya Hajjaji

(i) Cité par Mohamed Sayah, dans Bourguiba, Ma vie, Mon oeuvre - 1929-1933, Plon, Paris, 1985, p. 27.

(ii) Lutfi al-Sayyid, al-Muntakhabat, p.37, 49, 53, 217, cité par Albert Hourani, dans Arabic Thought in the Liberal Age, Cambridge University Press, 1983, p. 175
(iii) Habib Bourguiba, “Bourguiba par lui-même” dans Bourguiba, Ma Vie, Mon Oeuvre, op. cit., p. 12
(iv) Jean-Louis Quermonne, professeur de Sciences Politiques à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, cité dans “Société Civile”, in l’Encyclopédie de l’Angora, http://agora.qc.ca/dossiers/Societe_civile, consulté le 12 novembre 2011
(v) Théorie développée notamment par Hisham Sharabi, professeur à Georgetown University, Washington D.C
(vi) Lutfi al-Sayyid, al-Muntakhabat, et Safahat, cité par Albert Hourani op. cit., p. 176
(vii) Slogan de la Révolution tunisienne

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