lundi 2 janvier 2012

2011, une année de révolutions dans le monde arabe

Le monde arabe selon Henry LAURENS


Après une longue épopée faite d'avancées et de régressions, les révolutions de 2011 ont remis le monde arabe dans la marche de l'Histoire. C'est ce qu'explique le professeur Henry Laurens, l'un des meilleurs connaisseurs de la région. Un printemps porteur des valeurs que l'Europe n'ose plus défendre. 


Sommes-nous en train d'assister, depuis une année, aux premières révolutions arabes de l'Histoire ? 
Dans la langue arabe, révolte et révolution sont un seul et même mot. Si l'on suit cette définition, les Arabes ont connu des révolutions tout au long du XXe siècle. La première fut celle des Jeunes-Turcs, en 1908, qui eut des conséquences directes sur la "révolte" arabe de 1916 contre les Turcs, plus connue de nous parce qu'elle vit émerger le chérif Hussein, son fils Fayçal et le colonel Lawrence. Puis vinrent les révoltes coloniales, elles aussi qualifiées de révolutions, notamment celle de 1926, qui éclata en Syrie contre la présence française. Il faut y ajouter les soulèvements militaires et les mouvements révolutionnaires des années 1950 et 1960. 

Certains observateurs parlent de changements de régime plutôt que de révolutions proprement dites. Qu'en pensez-vous ? 
Si l'on songe à la révolution française de 1789, à la révolution russe de 1917, ou même à la révolution iranienne, qui ont pour but la création d'un homme nouveau ou la perspective de la fin des temps -à telle enseigne que la révolution devient la finalité elle-même du mouvement-, on se trouve, en 2011, face à un tout autre cas de figure. On n'est pas, non plus, dans les changements de régime politique provoqués par les militaires, comme dans les années 1950, qui étaient tout de même des révolutions dans la mesure où les structures de propriété ont été modifiées. 

On suit plutôt un troisième schéma, celui des révolutions démocratiques de type 1848 

Depuis le début du printemps arabe, je soutiens que l'on suit plutôt un troisième schéma, celui des révolutions démocratiques de type 1848. Ces mouvements n'ont pas la révolution comme finalité, mais aspirent à la mise en place d'un régime démocratique. Dans cette logique, les révolutionnaires doivent s'effacer devant le résultat des urnes

Ces mouvements, fortement nationaux, tournent-ils le dos à l'arabisme ? 
On ne voit plus d'arabisme au sens nassérien ou baathiste des années 1950 et 1960, à savoir un projet politique unitaire panarabe. Cette conception est aujourd'hui complètement dépassée. Mais le rôle des médias panarabes a été néanmoins considérable. Si on me demande une définition du monde arabe actuel, je dirais que c'est une idée d'émotion et d'appréhension du monde. Mais il faudrait aussitôt ajouter que c'est aussi là où les télévisions satellitaires arabes sont écoutées: "al-jaziraïstan", pour caricaturer. Or l'audience de ces médias prouve le succès de l'arabisation de l'enseignement. 

Pourquoi les médias ont-ils eu une telle importance ? 
L'apparition des chaînes satellitaires arabes constitue la première phase de la révolution, à partir des années 1990. Elle marque la fin du monopole occidental de l'information. La guerre du Golfe de 1991 était le privilège de CNN; en 2003, pendant l'invasion américaine de l'Irak, on a vu émerger Al-Jazira, Abu Dhabi TV et Al-Arabiya. Depuis, on assiste à un renversement positif: l'information est faite par des Arabes pour des Arabes, et elle apparaît aux populations comme la leur. 

Si l'arabisme n'est plus de mise, qu'en est-il de l'autre grand courant qui lui a succédé, l'islamisme ? 
Les acteurs de 2011 n'ont pas agi au nom de l'islam. Mais ceux qui étaient persécutés par les régimes déchus -bien plus que les jeunes blogueurs- étaient islamistes. En Tunisie comme en Egypte, les victimes du système renversé ont eu subitement accès au pouvoir. La victoire électorale d'Ennahda, par exemple, continue de signifier le rejet de Ben Ali, puisque ses membres étaient la cible principale de cette dictature. Ce n'est pas pour autant une révolution islamiste. Le fait que les islamistes récoltent les fruits de la révolution relève d'un autre ressort. 

Lequel ? 
Nous parlons de sociétés musulmanes, où la religion est une donnée essentielle; et les progrès de l'éducation ont renforcé cette appartenance. On a employé à tort le mot de "réislamisation". En fait, la majorité de ces populations étaient naguère analphabètes et leur islam était fait de traditions et de superstitions. Avec la scolarisation croissante et l'accès à l'alphabétisation, l'islam populaire s'est transformé en islam lu; les gens ont acquis la capacité de lire le Coran par eux-mêmes, par exemple, d'accéder à des arguments nouveaux. Des phénomènes de redéfinition de la religion se sont ainsi produits, qui pourraient renvoyer à ce que l'Europe a connu aux XVI e et XVII e siècles, lors de la Réforme protestante et de la Contre-Réforme catholique. 

Quelles en sont les conséquences ? 
Elles sont immenses. D'abord, la génération qui a connu l'alphabétisation a des difficultés de communication avec ses parents lorsque ceux-ci sont analphabètes: les mots ne signifient plus la même chose, les référents ne sont plus les mêmes, la perception du monde non plus. Il s'ensuit une coupure générationnelle. D'où des phénomènes extrêmement complexes. 

Toutes les analyses insistent sur des processus que les anthropologues nomment "individuation" ou "subjectivisation". En clair, les gens construisent leur propre vision du monde plutôt que d'obéir à des autorités externes. Certes, les grands religieux musulmans n'ont jamais eu autant de fidèles, qui consultent leurs prêches sur Internet. Mais ces cyber-religieux cohabitent avec un bricolage spirituel, individuel et contradictoire; on peut ainsi avoir une approche puritaine de la vie et exprimer des désirs très éloignés du puritanisme. Ce processus d'individuation a été flagrant en Turquie, en Iran et, maintenant, dans certains pays arabes. Nous voyons émerger un schéma mental qui se rapproche de l'individu européen. 

Les révolutions arabes s'inscrivent-elles dans la modernité ? 
Incontestablement, elles se rattachent complètement au XXIe siècle. Par les modes de mobilisation qu'elles ont utilisés, certains les ont même rattachées aux révolutions orange que l'on a pu voir en Ukraine, par exemple. Mais c'est encore plus fort que cela. Nous avons des révolutions sans chef, qui fonctionnent par mots d'ordre, qui sont dépourvues de groupe centralisé. On est à l'opposé exact du schéma léniniste et on doit se demander si les grands mouvements sociaux du xxie siècle ne prendront pas partout ce type de forme -songez à nos "coordinations", qui s'inscrivent en dehors des institutions et des forces sociales organisées. 

Les Occidentaux ont-ils tort de s'inquiéter de l'arrivée au pouvoir des islamistes ? 
L'islam est une religion de la norme. D'où l'enjeu essentiel: qui va définir la norme du futur? Quand on parle de charia, il s'agit surtout d'une norme sociale ou comportementale, qui s'oppose à la liberté, laquelle consiste à choisir d'autres normes. 

L'immense gain de 2011 est d'avoir créé du débat, de la controverse et du pluralisme 

Même si la préoccupation économique et sociale est omniprésente dans les mouvements arabes, le schéma de société sera le lieu essentiel du débat. L'immense gain de 2011 est d'avoir créé du débat, de la controverse et du pluralisme. A partir de quelles valeurs va-t-on définir les normes, et qui les fixera? Certains vont dire que le droit de Dieu doit l'emporter; d'autres répondront que "mon droit" est la règle. La question est complètement ouverte. 

Faut-il craindre de voir des dictatures sanguinaires remplacées par des dictatures religieuses ? 
Pour l'instant, ce n'est pas à l'ordre du jour. C'est le pluralisme, la diversité, le débat et la compétition qui l'emportent en cette fin 2011. Les islamistes se trouvent subitement projetés dans le réel, et non plus dans l'utopie. Ils ne sont plus dans la conquête du pouvoir, ils sont dans l'exercice du pouvoir. Ils vont évidemment introduire des réformes islamistes, mais ils ne sont pas dans la possibilité de bâtir une société islamiste. Leur situation est comparable à celle des socialistes contaminés par la démocratie bourgeoisie libérale; on peut espérer qu'ils connaîtront la même contamination. Prenons un exemple concret: pour des raisons budgétaires évidentes, les Frères musulmans devront rapidement retrouver le niveau des recettes touristiques de l'époque de Moubarak pour préserver des millions d'emplois. Or le tourisme, cela signifie des filles aux bras nus et de l'alcool dans les bars. 

Je constate que le débat existe, qu'il passe par des alliances, des coalitions, des compromissions, ce qui vaut beaucoup mieux que des régimes dictatoriaux, mafieux et corrompus. Ce qui est intéressant dans les révolutions arabes, c'est le mélange qu'elles montrent. On est à la fois dans la mystique, au sens où l'on se réclame de valeurs morales, et dans le politique, puisqu'il faut gérer très vite le réel. 

Comment expliquez-vous la peur de l'Occident ? 
Ceux qui vivent actuellement dans le progrès sont les pays arabes; ils accomplissent une révolution de la liberté. S'il y a un continent déphasé, c'est bien l'Europe, et ce indépendamment de la crise économique et financière. On avait pris l'habitude de dire que les Arabes vivaient hors de la modernité. Aujourd'hui, c'est l'inverse. La montée de l'islamophobie, même si elle prend appui sur des problèmes réels et concrets qu'il ne faut pas nier, caractérise désormais tout notre continent. 

En Occident, nous ne sommes plus prêts à mourir pour la liberté. Les jeunes en Tunisie ou en Egypte, si ! 

Si nous recensons les valeurs que nous avons historiquement portées -liberté, égalité, fraternité, droits de l'homme-, force est de constater qu'elles sont aujourd'hui mises en avant par le printemps arabe plus que par nous. Nous ne combattons plus, au sens où nous ne sommes plus prêts à mourir pour la liberté. Or nous avons vu de jeunes Tunisiens ou Égyptiens le faire sous nos yeux. Sans parler des Syriens, qui risquent chaque jour leur vie. Nous n'avons plus ce courage-là. 

La présence de nombreux musulmans en Europe a-t-elle pu aider au printemps arabe ?
Au Maghreb, c'est probable. Le rôle des modèles sociaux qu'importent tous les étés les cousins qui viennent d'Europe pour passer leurs vacances au pays a certainement joué un rôle dans les révolutions arabes. Un des grands avantages du XXI e siècle pour l'Europe et l'Amérique du Nord, c'est que les pays de l'ancien Occident seront ceux où toutes les nations du monde seront représentées. Ce seront des nœuds de diaspora. Les descendants de boat people seront les meilleurs intermédiaires avec le Vietnam; les enfants des immigrés africains permettront aux Occidentaux de mieux travailler avec l'Afrique. De même pour les Chinois. 

Quant au monde arabe, il est représenté tout entier dans la société française. Dans la seconde moitié du XXI e siècle, la grande chance de l'Occident sera ces diasporas implantées sur son sol, un système de connexions, de réseaux, unique au monde. C'est une virtualité extraordinaire. 

L'affrontement israélo-palestinien risque d'être un obstacle à ce rêve. Pourquoi ce conflit conserve-t-il une telle intensité ? 
Le problème palestinien reste un élément central dans la psyché arabe. D'abord, parce que le territoire concerné représente la Terre sainte, entité réinventée au XIX e siècle. Ce qui renvoie à la centralité du religieux dans les héritages culturels des sociétés formatées par le monothéisme: le problème des lieux saints sera donc la question la plus difficile à régler- en tout cas, entre islam et judaïsme. 

Le problème palestinien reste un élément central dans la psyché arabe. 

Ensuite, les grandes tragédies de l'histoire contemporaine viennent s'y superposer. A juste titre, l'Occident ne peut pas voir la question d'Israël sans passer par le prisme de la Shoah -puisqu'il en est collectivement responsable. Israël est aussi la dernière émanation de l'expansion coloniale européenne, de la colonisation de peuplement. Résultat, d'un côté, nous portons la Shoah, de l'autre, on nous reproche la colonisation: les grands traumatismes des deux sociétés retombent sur nous. D'où une responsabilité particulière et très complexe. 

D'une part, les Palestiniens ne voient pas la Shoah parce qu'ils n'en sont pas responsables, mais voient la colonisation car le sionisme est à la fois un mouvement d'émancipation nationale et un mouvement de colonisation. D'autre part, le génie politique des fondateurs du sionisme, depuis Theodor Herzl, est d'avoir compris qu'ils constitueraient un corps étranger dans une région hostile, et que ce dernier serait rejeté. Pour pouvoir exister, ce corps étranger doit bénéficier d'une protection externe. Israël est donc lié à l'Occident, il ne peut pas vivre sans son soutien. Herzl l'a cherché, Weizmann a trouvé la protection britannique à travers la déclaration Balfour, et ce rôle est aujourd'hui exercé par les Etats-Unis. D'où l'instabilité profonde du sionisme: un sentiment de très forte supériorité, grâce à la modernité technologique, voire militaire, et la perception d'une insécurité absolue. 

D'où peut venir la sécurité ? 
Qui sont les arabes ? 
Le "peuple arabe" est un groupe composé des individus qui parlent l'une des variantes de la langue arabe et s'identifient à l'histoire et à la culture qui se sont constituées depuis l'émergence des grands empires omeyyades au VIIe siècle, puis abbassides (1). La majorité des Arabes sont musulmans, mais il existe aussi des minorités chrétiennes dans plusieurs pays. Les musulmans, dans leur écrasante majorité, ne sont pas arabes, mais indonésiens, indiens, pakistanais, iraniens, turcs... 

Le "monde arabe" comprend les 22 pays membres de la Ligue arabe (par ordre d'adhésion: Egypte, Irak, Liban, Arabie saoudite, Syrie, Jordanie, Yémen, Libye, Soudan, Maroc, Tunisie, Koweït, Algérie, Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis, Oman, Mauritanie, Somalie, Djibouti, Comores, plus la Palestine). Il est peuplé en majorité d'Arabes, mais comporte des minorités non arabes telles que les Kurdes, les Arméniens, les Grecs, les Turkmènes, les Berbères ou encore, en Afrique de l'Est, des populations qui appartiennent à des ethnies africaines. Une autre institution regroupe, elle, l'ensemble des pays musulmans, arabes et non arabes, l'Organisation de la coopération islamique. 

De la seule chose que les Arabes puissent marchander, à savoir la normalisation. Le but du sionisme était, je le répète, l'auto-émancipation des juifs, c'est-à-dire la volonté de "normaliser" le peuple juif. Or, de ce point de vue-là, le seul endroit au monde où les juifs sont réellement en danger n'est autre qu'Israël. Quelle que soit la suprématie militaire, la disposition de l'arme atomique, l'insécurité demeure. La normalisation est donc inachevée. Les seuls qui en détiennent la clef sont les Palestiniens. Pour y parvenir, il faut qu'Israël abandonne une partie de son projet territorial et renonce à un pan de sa propre histoire. 

C'est-à-dire ? 
On ne peut pas demander aux Palestiniens de reconnaître la légitimité d'Israël, si cela signifie la justification de l'expulsion des Palestiniens en 1948. Le problème est là. Quelles que soient les légitimations historiques et religieuses du sionisme, il n'a pu aboutir à son projet qu'en déplaçant les populations arabes. Indépendamment des aspects territoriaux et économiques du règlement, il faudra donc aborder une dimension historique; c'est-à-dire une formule dans laquelle les sionistes reconnaissent qu'ils ont porté tort à la population palestinienne. Si vous dites, comme Netanyahou, que les Palestiniens doivent reconnaître le caractère juif de l'Etat d'Israël, cela revient à dire qu'ils sont forcés d'accepter la nécessité de leur expulsion. Or c'est impossible. Les Palestiniens peuvent accepter ce qui existe; mais pas ce qui a été fait. 




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