Le 11 septembre 2001, j'ai comme des millions de personnes à travers le monde assisté, impuissante, au drame qui allait recomposer et pour longtemps, à la fois le paysage géopolitique mondial et la perception de l'islam. J'ai vu avec des yeux effarés et embués s'effondrer les tours jumelles. Puis j'ai écouté, mortifiée et atterrée, les discours des experts sur l'islamisme, le terrorisme, le jihadisme, le salafisme et autres termes qui soudain jetaient sur l'islam et les musulmans dans leur ensemble une sorte de méfiance et de suspicion généralisées.
Dans les tourbillons de poussière grise, j'ai vu s'envoler les efforts de tous ces intellectuels, musulmans ou pas, qui avaient consacré leur vie et leurs travaux à déconstruire la vision essentialiste avec laquelle on appréhende ces entités que l'on appelle "occident" et "islam", et qui essayaient, inlassablement, de rendre compte de la formidable complexité et diversité de ce que l'on appelle "monde musulman". Oui, j'ai vu tout cela obscurci, le 11 septembre 2001. Et je me suis sentie concernée par ce drame extra- ordinaire qui allait marquer l'Histoire et pour longtemps...
Mais ce 21 mars 2012, lorsque je me suis réveillée avec le nom et le visage de Mohamed Merah, ce meurtrier qui avait commis l'impensable, je me suis sentie plus que concernée: je me suis, pour la première fois, sentie impliquée. Oui, impliquée. Car si l'islam violent du 11 septembre 2001 m'était totalement étranger, au sens propre du terme puisqu'il venait de pays qui n'étaient pas les miens et que ses racines plongeaient dans des sociétés dont j'ignorais presque tout, l'islam violent d'un jeune concitoyen français en revanche, ne pouvait m'être étranger. Et je ne pouvais le considérer comme tel.
Car l'islam de Mohamed Merah n'est bien sûr pas tout l'islam français, mais il est aussi l'islam français. Il l'est! Le nier, c'est persister à refuser ce devoir qui est au mieux de prévenir, au pire d'endiguer, les discours de haine qui se réclament de l'islam. C'est en tant que française, et musulmane, que je me sens impliquée par Mohamed Merah qui est à la fois mon concitoyen et mon coreligionnaire. Son geste terrible violente en même temps ma conscience civique et mon patrimoine spirituel. Voilà pourquoi, et pour la première fois, une évidente urgence s'est imposée à moi : l'islam paisible porté et vécu par la grande majorité des Français musulmans, est tout entier concerné par l'acte de Mohamed Merah. Cet islam-là a la responsabilité de vaincre l'islamisme. Il n'est plus possible de dire qu'il ne nous concerne pas, nous Français musulmans: ce serait nous aveugler que de le voir seulement comme un irresponsable, un déséquilibré qui n'avait rien de musulman!
Si, en guise de nourriture spirituelle, il n'a trouvé que l'intoxication dispensée par des pseudo-docteurs de la foi, nous en sommes pour partie responsables. Parce que nous les laissons parler et agir, nous les laissons semer la haine et s'enorgueillir. Mais combien de jeunes musulmans nous voleront-ils encore avant que nous n'osions parler, et opposer à leur aversion notre version apaisée et apaisante de l'islam?
Mais ce "nous" que j'invoque, c'est aussi, et même d'abord, un "nous Français". Car Mohamed Merah était un jeune Français, et il serait un peu facile de le renvoyer à un ailleurs, géographique et idéologique, qui le rendrait soudain étranger à la France. Refuser d'assumer ce que l'on ne peut expliquer, c'est lâche. En se contentant de déplacer ce qui transgresse toutes nos limites, nous ne nous donnons pas les moyens de le dépasser. Aujourd'hui, Mohamed Merah nous convoque. Si j'osais, je dirais même qu'il donne peut-être une occasion à la communauté nationale d'enfin se réveiller, et de se sentir toute entière concernée par ces radicalismes qui la défient. Oui, Mohamed Merah nous convoque tous, et nous nous devons de répondre présents!
Nous devons répondre présents à plusieurs niveaux: au plan éducatif d'abord, pour désamorcer tous les discours extrémistes et dogmatiques qui concurrencent les paroles d'apaisement et le savoir critique trop souvent étouffés. Nous devons être capables de proposer et de professer un savoir de qualité, qui tienne compte de tous les acquis de la pensée et qui, sur l'islam en particulier, ne se contente pas de répéter la même orthodoxie apprise et transmise depuis des siècles. Le champ de la connaissance du fait religieux, laissé vide, est investi par un apprentissage dogmatique qui instaure des certitudes et nourrit donc des radicalités. Nous devons aussi répondre présents, au plan intellectuel, pour relayer une pensée musulmane ouverte et plurielle, car elle existe!
Mais elle reste ignorée, marginalisée: combien, par exemple, de livres étalés dans les librairies pour dénoncer les horreurs commises sur les femmes musulmanes... et combien pour exposer le bouillonnement de la pensée islamique contemporaine qui ose questionner, critiquer et renouveler les connaissances sur l'islam? Or cette pensée musulmane renouvelée, qui embrasse le savoir traditionnel et la pensée moderne, et qui peut penser la philosophie en même temps que l'exégèse, doit être valorisée et vulgarisée. Parce que nous avons besoin d'elle, aujourd'hui, en France, pour soustraire tous nos enfants au radicalisme.
Voilà le défi qui nous attend tous et toutes. Voilà en réalité le défi que nous pose Mohamed Merah! Ne l'ignorons surtout pas. Car, à fuir nos responsabilités, nous pourrions bien finir par tous devenir coupables.
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