Mais ce n'est évidemment pas de cela dont je veux parler, de cela qui se déroule selon un rituel immuable, qui ne fait pas de vagues, qui reste à l'abri des bruits du monde et de la vie des gens. Non, il arrive qu'il se passe vraiment quelque chose sous la coupole du quai de Conti, et là, c'est vraiment dommage que personne ne le sache, ni n'en parle, parce que pour le coup, ça concerne vraiment les bruits du monde et la vie des gens. Et quelque chose de cet ordre-là s'est passé le 29 mars, le jour où Danièle Sallenave a été reçue à l'Académie Française et où Dominique Fernandez a prononcé le discours de réception.
Parce que ce n'était pas la première fois que Danièle Sallenave était candidate à un fauteuil. La première fois, ça s'était mal passé, et ça avait été douloureux et difficile. La discrétion académique s'exerce le plus souvent quand les choses sortent des clous, font des vagues, déchaînent les passions. La coupole du quai de Conti ne doit pas être le théâtre de tels événements, chargés de violences et d'émotions et de partis pris. Mais le 29 mars, Dominique Fernandez a décidé qu'il fallait lever un peu le rideau sur ces événements-là et il a pris le risque.
Il a décidé de consacrer un morceau assez conséquent de son discours à rappeler dans quelles circonstances on avait dit à Mme Sallenave qu'on ne voulait pas d'elle sous la coupole du quai de Conti. Il a décidé de parler d'un livre maudit qui lui avait valu des lettres d'insultes, des courriers anonymes, des pertes de contrats mais surtout des ruptures d'amitiés vieilles de 30 ans.
Ce livre s'intitule Carnets de route en Palestine occupée, et il a été publié chez Stock en 1998. Danièle Sallenave avait été appelée par des fonctionnaires culturels en poste à Jérusalem-Est qui organisaient une tournée pour des écrivains dans les instituts français créés après les accords d'Oslo, soit ceux de Jérusalem, Gaza, Bethléem, Ramallah et Naplouse.
Ces instituts étaient d'accès difficile en raison de leur situation géographique et donc le fait même d'y aller obligeait à traverser différentes zones, à passer de zones sous contrôle israélien à des zones sous contrôle palestinien, à faire l'expérience des check points, des files d'attente etc. En bref, à voir de près une réalité qui sautait aux yeux.
Danièle Sallenave rappelle qu'elle n'avait en y allant, pas de préjugé autre qu'un préjugé fondamental : celui qui consiste à penser que, le sujet étant délicat, il fallait se taire, celui d'une forte considération pour les souffrances des juifs dont la conséquence était que l'on ne pouvait critiquer Israël après tout ce que les juifs avaient subi. En raison de cela, dit-elle, nombre d'intellectuels ont été amenés sinon à l'autocensure, du moins à une prudence extrême, jusqu'à considérer que face à l'horreur de l'extermination, la Palestine pesait le poids d'un dégât collatéral. Personne n'a fait pression sur elle pendant ce voyage, et tout le monde dans les services consulaires a été d'une grande réserve, mais on lui a montré les choses. "J'ai vu, et chaque jour j'ai compris", dit-elle. "Et ça ne me faisait pas plaisir". Par exemple ces paysans dont les olives sont mûres et doivent être récoltées et à qui on interdit d'accéder à leurs champs pendant une ou deux semaines; et quand on leur en donne enfin le droit, les olives sont pourries.
Le livre qui en a résulté est très douloureux. "Vous êtes offensée dans votre sens de la justice, mais vous êtes aussi blessée dans votre amour pour Israël, écrit Fernandez. Ce n'est pas de gaieté de cœur qu'on voit ses amis se déshonorer (...)."
"Les Carnets de route en Palestine occupée sont", poursuit-il, "un livre de colère mais aussi de douleur. Douleur pour la politique d'Israël si contraire à ce qu'on attendait d'une nation née du sang des martyrs, douleur pour les souffrances du peuple palestinien opprimé, douleur pour la désinformation dans les médias occidentaux, douleur pour la version unilatérale des faits. 'Pourquoi avons-nous nié le peuple palestinien, nous qui avions soutenu partout le droit des peuples à l'indépendance et à l'autodétermination?' Ce cri parcourt tout le livre, qui n'est nullement un acte de militantisme politique, mais la voix d'une conscience outragée par un déni de justice."
Lorsque le livre paraît en 1998, Pierre Vidal-Naquet en fait une magnifique chronique saluant le courage de Sallenave, mais il est le seul.
En 2002, suite à l'intervention israélienne dans le camp de réfugiés de Jennine et au reportage où l'on voit un soldat israélien dire qu'il a pris son pied en écrasant des maisons au bulldozer, Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave envoient une tribune au journal Le Monde, parue en Juin 2002. C'est à la suite de cela qu'ils reçoivent une assignation à comparaître pour "haine raciale et apologie du terrorisme".
Premier passage incriminé:
"Ce qu'on a peine à imaginer, c'est qu'une nation de fugitifs, issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l'histoire de l'humanité, ayant subi les pires humiliations et le pire mépris, soit capable de se transformer en deux générations non seulement en "peuple dominateur et sûr de lui", mais, à l'exception d'une admirable minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à humilier. Les médias rendent mal les multiples et incessantes humiliations subies aux contrôles, dans les maisons, dans les rues. Cette logique du mépris et de l'humiliation, elle n'est pas le propre des Israéliens, elle est le propre de toutes les occupations où le conquérant se voit supérieur face à un peuple de sous-humains."
Second passage:
"Et nous voici à l'incroyable paradoxe. Les Juifs d'Israël, descendants des victimes d'un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les Juifs, qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les Juifs, qui furent victimes d'un ordre impitoyable, imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les Juifs, victimes de l'inhumanité, montrent une terrible inhumanité. Les Juifs, bouc émissaire de tous les maux, "bouc-émissarisent" Arafat et l'Autorité palestinienne, rendus responsables d'attentats qu'on les empêche d'empêcher."
Dominique Fernandez cite les passages incriminés par les plaignants (1) et poursuit en soulignant que:
"Ce jugement, fondé sur l'observation, était d'ordre historique et politique, et n'impliquait aucun présupposé idéologique, comme le reconnut le tribunal de Nanterre. Vous fûtes relaxés tous les trois, mais condamnés ensuite par la cour d'appel de Versailles. Vous n'eûtes, alors, pas de meilleur garant de la justesse et de la nécessité de votre combat, qu'un communiqué de l'Union juive française pour la paix, qui estima l'arrêt de cette cour d'appel "absurde et scandaleux" et vous apporta le plein soutien de ceux des Juifs qu'exaspère l'amalgame entre critique de la politique israélienne et antisémitisme".
Il poursuit: "Apaisons-nous. Constatons que ceux qui vous ont cherché noise vous connaissaient mal. Car dès vos premiers textes, que ce fussent des essais ou des romans, vous avez toujours combattu dans le camp de la justice.(...) L'héroïne de La Fraga, qui conquiert peu à peu sa liberté en se dégageant du carcan de l'éducation puritaine ; Simone de Beauvoir, que vous admirez en particulier pour Le Deuxième Sexe et son engagement féministe ; Boris Pasternak, dont la condamnation vous indigne; les Palestiniens, forcés de recourir à des moyens illégitimes qui vous révoltent mais qui sont la conséquence d'une oppression illégitime qui ne vous révolte pas moins : autant de figures qui vous dépeignent vous-même, dans votre intraitable souci de vous tenir là où se tiennent l'indépendance, la dignité, la vérité. Vous avez subi, ici même, des avanies pour votre hardiesse, un camouflet pour votre cran, chacun s'en souvient. En vous accueillant aujourd'hui, Madame, dans cette Compagnie qui n'est pas spécialement fière d'avoir repoussé à vingt-quatre reprises la candidature d'Émile Zola, je vous invite à ne jamais baisser les bras".
Il n'y a, me semble t-il, rien à ajouter.
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