dimanche 5 août 2012

Comment sortir de la religion

© Philippe Huguen / AFP

Abdennour Bidar

Propos recueillis par Jennifer Schwarz




Après avoir interpellé le monde musulman dans ses premiers ouvrages, le philosophe et écrivain Abdennour Bidar aborde de façon plus générale la question du religieux dans notre monde contemporain. Comment sortir de la religion tente de mettre des mots sur « le défi spirituel de notre temps ». Triste constat tout d’abord : depuis deux siècles, nous dit-il, l’Orient – soit la Chine, l’Inde et le monde musulman – s’enfonce dans une forme de paresse philosophique et spirituelle et n’a pas été en mesure de fournir une seule idée neuve. Quant à l’athéisme occidental, qu’a-t-il enfanté sinon un monde où règnent l’absurdité, l’insignifiance, l’égoïsme, l’aliénation ? Pour échapper à cette impasse existentielle, Abdennour Bidar nous engage à construire une civilisation d’êtres humains créateurs, seuls capables, selon lui, de donner une dimension spirituelle à tout un ensemble de progrès qui ne sont pour l’heure que matériels : « Les dieux, écrit-il, ne sont pas les maîtres de l’homme, ils sont le nom de son avenir. »



Comment en êtes-vous arrivé à l’intuition que perpétuer ou rénover le religieux était comme maintenir en « survie artificielle un homme en état de mort cérébrale » ?

J’ai essayé, dans un premier temps, de proposer une alternative en montrant ce qu’on pouvait sauver de l’islam, en faisant un tri dans le matériau de la tradition. Mais j’avais seulement la sensation de parer au plus pressé. Puis j’ai compris que le religieux ne correspondait plus à notre situation moderne et contemporaine, parce que l’essence du religieux est l’idée qu’il existe une puissance créatrice absolument illimitée, prodigieuse, qui dépasse l’homme et vers laquelle il doit se tourner. Depuis la modernité du XIXe siècle, c’est notre propre puissance créatrice qui a explosé, notamment sur le plan scientifique et technique.
Mais pour l’instant, nous n’avons pas vu le lien entre les deux – religion et modernité – et donc nous n’avons pas su donner à cet événement sa signification existentielle ou spirituelle : cette extension prodigieuse de notre capacité créatrice met en péril le religieux qui était fondé justement sur l’idée d’une puissance créatrice supérieure à l’homme… Même si on peut continuer à vénérer des dieux créateurs qui nous dépassent, plus rien ne sera comme avant : la puissance créatrice s’est révélée, une fois pour toutes, comme notre propre chemin d’évolution. La religion n’était de toute façon pas faite pour être éternelle : toute voie a une fin. à présent, nous sommes sortis de la voie ou de la matrice religieuse. Nous sommes « au-delà » de la voie religieuse. Ce qu’elle appelait elle-même « l’au-delà » commence maintenant. Le véritable au-delà, c’est « l’après » : l’après de notre condition de faiblesse, l’après de notre finitude, qui laisse place à l’émergence de notre puissance créatrice. Je dis cela aussi contre une autre « éternisation » : la tentation de l’Occident moderne d’ériger la finitude de l’homme en vérité éternelle.


Qu’est-ce qu’un homme créateur ?

C’est le défi spirituel de notre temps : convertir et faire converger tous nos moyens au service de l’homme créateur, et pour cela donner une dimension spirituelle à tout un ensemble de progrès qui ne sont pour l’heure que matériels. Cela est bien sûr possible aussi pour tous ceux qui n’auraient pas de bagage religieux. Tout est question… de souffrance. Beaucoup de gens se trouvent aujourd’hui dans une forme d’indigence existentielle, sans démarche spirituelle active, ils ressentent une insatisfaction de fond. D’autres puisent dans le modèle religieux un certain nombre de principes, mais de façon de plus en plus fragmentée.
Tous ceux-là, incroyants et croyants, ressentent l’impasse de la religion et de l’athéisme. Voilà la souffrance de notre temps. En même temps, ils ont plus ou moins clairement l’intuition qu’une nouvelle forme de vie spirituelle est possible. J’aimerais leur donner confiance en notre monde, en leur parlant de l’homme créateur de demain. C’est lui qui peut remplacer « l’homme créature » d’hier. C’est la libération de notre puissance créatrice qui seule permettra d’exploiter spirituellement toutes les possibilités propres de notre temps, toutes les forces de notre civilisation humaine. Aujourd’hui, la toute-puissance est déjà de notre côté, mais elle n’est pas convertie ni « consacrée ». J’ai l’impression de défricher de nouveaux chemins sur lesquels je ne croise plus grand monde, car les auteurs qui m’ont accompagné jusque-là – Teilhard de Chardin, Muhammad Iqbal, Sri Aurobindo – ont tous été, à un moment donné de leur réflexion, rattrapés par le religieux.


Non seulement vous croyez en l’homme, mais vous croyez aux progrès de l’humanité…

Quand j’avais vingt ans, je n’avais pas foi en l’homme. J’étais pessimiste, accablé par le matérialisme ambiant. Puis, il y a eu dans ma vie un déclic à l’âge de 30 ans, qui a suivi ma sortie de la voie soufie. En quittant cette structure initiatique, j’ai traversé une période de crise personnelle extrêmement profonde, j’ai eu la sensation physique et psychique de mourir.
Mais il fallait en passer par là, couper le cordon ombilical avec la religion, intérieure et extérieure, initiatique et sociale. C’est dans l’expérience difficile de ce vide total que tout à coup j’ai trouvé tout ce dont j’avais besoin. Soudain, une jubilation créatrice est montée du fond de moi comme une nouvelle sève et une nouvelle vie. Après, j’ai regardé les autres autrement, et j’ai trouvé chez eux la même puissance créatrice en attente d’éruption et de valorisation. Mais la confiance en l’homme est difficile parce qu’on a beaucoup de mal à voir les progrès que fait l’humanité. Parce qu’ils sont chaotiques, et parce que nous jugeons un processus général à partir de l’échelle de notre existence individuelle durant laquelle il ne se passe finalement pas grand-chose.


Une des seules voies que vous traciez pour aider les hommes à devenir créateurs consiste à interroger les textes sacrés sur leur fin, à les relire comme chemin de sortie de la religion. Est-ce suffisant pour garantir un rapport à la transcendance plus sublime que l’ancien ?

Je donne un certain nombre d’indices sur cette « troisième voie » par-delà religion et athéisme. Mais il faut être très prudent au moment de constituer un nouveau rapport à la transcendance. Il ne s’agit pas de fabriquer une nouvelle religion. Je ne demande évidemment pas aux gens de quitter leur tradition, mais de se demander sérieusement si les possibilités de la religion exploitent encore assez les possibilités actuelles et nouvelles de la vie, de l’homme.
L’héritage religieux peut aider, mais ne peut plus suffire à faire éclore l’homme créateur. Si je regarde mon parcours, je suis sorti de la religion, je suis un héritier de l’islam qui a vécu et puisé dans sa matrice, mais je n’en ai plus besoin et je crois que nous pouvons tous nous considérer comme des nouveaux nés de l’humanité sortie de la religion. Avec un héritage, mais aussi avec de nouvelles forces en nous-mêmes – dont ne disposaient pas les hommes des époques religieuses, parce qu’ils étaient dans la matrice et n’avaient pas fini leur gestation.

Dans cette logique, je ne transmets aucune tradition à mes enfants. Je ne leur ai pas appris à « être musulman ». J’essaie de leur donner une éducation spirituelle post-religieuse. Avec une question centrale : qu’est-ce qui, dans l’ensemble de notre monde actuel, conjugué à l’héritage religieux, peut participer à faire mieux émerger, de façon concrète et partagée entre tous, la vie spirituelle de l’homme créateur ? Il faut faire feu de tout bois : sacré, profane, tout doit servir à embraser la possibilité spirituelle de l’homme créateur. Or, nous vivons dans une société dissociée. On dissocie le religieux du scientifique, du politique, du profane. Tout cela va secrètement dans la même direction.
Ce qu’on doit chercher du côté religieux ou spirituel, c’est aussi une demande que l’on pourrait adresser au politique, aux sphères sociales, scientifiques, économiques : « Avec tous les moyens qui sont les vôtres, donnez à chaque être humain les moyens de se rapprocher de lui-même en lui donnant les moyens concrets d’exister de façon plus créatrice. » Voilà le grand droit du XXIe siècle. Notre génie créateur pourrait sans doute être converti en génie spirituel. Il faut étaler sur la table, là devant nos yeux, tout un ensemble de progrès matériels qui modifient notre vie de tous les jours afin de réfléchir sur ce que pourrait en être leur dimension spirituelle.


Faut-il souffrir, vieillir et mourir pour être humain ? Vous y répondez par la négative. Vous soutenez donc toutes les recherches qui visent à permettre à l’homme de dépasser les limites de son être, de favoriser sa « surpuissance », quitte à prendre le risque de l’eugénisme ?

Le principe de favoriser la bonne santé des êtres humains ne me choque pas du tout. L’éthique est nécessaire. Certains usages des thérapies géniques seront à proscrire. Le XXe siècle nous a avertis des dérives de l’eugénisme. Mais une humanité avertie en vaut deux. Là encore, il y a des possibilités qui ne vont pas cesser de croître. Et la question sera la même que pour tout le reste : quelle vocation spirituelle pourra-t-on leur donner ? S’il s’agit, grâce à nos connaissances génétiques, de donner naissance à des individus qui ne sont pas menacés par des maladies dégénératives, ni par telle ou telle faiblesse cardiaque, nous accroissons notre puissance créatrice : là où la nature commandait et où nous obéissions, à présent, c’est nous qui serons devenus maîtres. Nous sommes appelés à nous créer de plus en plus nous-mêmes.
Mais saurons-nous être aussi sages que les dieux qui, auparavant, détenaient une telle toute-puissance créatrice ? Ils étaient à la fois tout-puissants et miséricordieux. Nous ne pouvons plus nous contenter de sagesses de l’humilité. à des sagesses de créature, nous devons substituer une sagesse de créateurs. Nous préparer à pouvoir créer et détruire des univers.


Vous parlez de « maladie de l’islam » sans (apparemment) prendre en compte la diversité des interprétations, des cultures que recouvre ce terme : n’est-ce pas essentialiser une problématique plus complexe ?

Les traditionalistes musulmans deviennent de plus en plus sociologues et certains sociologues, vaincus par leur empathie naturelle, viennent de plus en plus au secours des traditionalistes musulmans… Les uns et les autres veulent toujours plus excuser l’islam et le déclarer irresponsable de ces maladies qui pourtant, à des degrés divers, s’observent d’un bout à l’autre du monde musulman. à chaque fois qu’on veut mettre en question la religion islam, ils resservent ainsi un discours de victimisation sur les banlieues. Cette dimension sociologique existe. Elle n’empêche pas de dire qu’en plus de la crise sociale, il existe une crise spirituelle, notamment une tragique sous-culture religieuse de tant de musulmans vis-à-vis de leur propre religion, qu’ils réduisent à tous ses stéréotypes les plus médiocres.
Ce que je n’accepte pas dans le discours de gens comme Tariq Ramadan, c’est la volonté cousue de fil blanc de masquer la question religieuse à travers cette analyse sur la condition sociale des populations musulmanes. Autre mauvaise foi : on fait à nouveau plaisir à de nombreux intellectuels occidentaux en se saisissant du concept d’essentialisation. Ramadan se sert ainsi des concepts de réforme, de liberté de conscience, etc. : tout y passe et rien n’est utilisé selon son vrai sens. Au nom d’un refus de toute essentialisation, il juge la critique de l’islam non recevable.
Mais tout en évitant de généraliser, il y a évidemment dans toutes les sociétés musulmanes un ensemble de récurrences extrêmement tenaces et critiquables. Au-delà des différences entre sociétés ou communautés musulmanes, on trouve ainsi des maladies chroniques (dogmatisme, formalisme, machisme, etc.) à différents stades de crispation. Elles sont bel et bien « essentielles » et non « accidentelles », parce qu’elles sont devenues caractéristiques de l’histoire de l’islam et de l’islam contemporain. En réalité, le seul but des traditionalistes qui prennent seulement le masque de la modernité – en parlant le langage des intellectuels de l’Occident – est de défendre un islam inchangé.




 

1 commentaire:

  1. " Le seul but des traditionalistes qui prennent le masque de la modernité en parlant le langage des intellectuels de l’Occident, est de défendre un islam inchangé."
    Ce qui explique l'immobilisme des islamistes qui refusent toute remise en question de la religion d'autant que les salafistes, les plus radicaux d'entre eux, veulent un retour à "l'âge d'or" de l'islam, c'est à dire régresser 14 siècle en arrière !

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