jeudi 2 août 2012

Les sources du nationalisme



Le testament intellectuel de Bourguiba

Le nationalisme, qui pourrait prétendre l’avoir inventé ? Il naît et se développe au plus profond de l’homme. Chacun d’entre nous le porte en soi, souvent sans le reconnaître, mais il suffit pour le réveiller qu’un peuple, qu’un homme étranger se présente en agresseur ou tente d’imposer sa loi, venu d’ailleurs, sur le sol qui nous a vus naître. L’histoire des guerres, hélas, en témoigne toujours. Le nationalisme est fierté. Il peut devenir révolte. Il n’est pas toujours facile de l’empêcher de se faire excès. Je sais ce qu’il en coûte.

Tout au long de ma vie, il fut ma raison d’être, d’agir, mon espérance et mon compagnon. Non, je ne l’ai pas inventé. Pas plus que d’autres. Mais je crois avoir été parmi les premiers dans le monde moderne — et le premier dans un pays, le mien, inerte et couché — à comprendre que ce mot et la réalisation des espoirs immenses contenus en lui passaient par le peuple, avant tout. Un peuple tunisien qui, en 1903, lorsque mes parents accueillirent ma naissance avec autant d’effroi que de tendresse, revenait de loin, de très loin.

La Tunisie, par sa situation géographique, qui en fait le premier bastion de l’islamisation dès la fondation de Kairouan (en 675), est la région du Maghreb qui subit le plus profondément l’influence orientale. Très tôt elle fut sensible aux idéaux panarabes et l’Université coranique de la Zitouna a toujours occupé la place de gardienne de la foi aux yeux de l’ensemble de l’Afrique du Nord. De tout temps, les chefs religieux ont exercé une action formatrice allant dans le sens de la dignité de l’Islam face à la Croix qui l’avait abaissé. Mais longtemps ils oublièrent ou méconnurent tout sentiment national...

Le pouvoir  «temporel», de son côté, la régence et son système politico-administratif, les hommes qui la servaient, s’étaient disqualifiés depuis déjà longtemps quand les Français, cueillant le «  fruit mûr » , s’installèrent en Tunisie. Dans l’indifférence presque générale, il faut bien le dire. Occupé à panser les blessures de la grande répression de 1864, soucieux de survivre à genoux plus que de vivre debout, le Tunisien subit, ou, au mieux, comme dans le Sahel, restaure ses forces, tentant difficilement de consolider ses assises matérielles et de développer son potentiel humain.

Les campagnes, muettes, contemplent les Français qui s’installent. Les sociétés citadines cherchent à s’adapter, à s’intégrer dans la civilisation déjà technique que l’envahisseur met en place sous leurs yeux . Ce sont les Français qui, sans le vouloir, réveillèrent en Tunisie le sentiment national. Et on peut dire qu’un nationalisme balbutiant naquit d’abord dans les années qui suivirent la création du protectorat, de la déception de l’élite de se voir écartée de l’activité publique. Ses premières manifestations politiques seront citadines sans pour autant que les campagnes demeurent en retrait. Bien au contraire, mais les résistances de la province tenaient plus aux conditions de vie et se situaient plutôt au plan de la revendication sociale, tandis qu’apparaissait lentement dans les villes un mouvement d’opposition plus réfléchi et élaboré guidé par les jeunes élites humiliées, désireuses de soumettre à l’occupant un programme quelque peu réformiste.

La faim dans les campagnes, l’humiliation dans le (NDLR: un mot illisible): tel est l’acte de naissance d’un nationalisme encore informulé et timide, «préhistoire» de celui que nous allions véritablement révéler trente ans plus tard. La faim, l’humiliation, deux mots qui racontent cependant trop souvent l’histoire des rapports entre colonisés et colonisateurs. En quelques années, les Français, engagés, je l’ai dit, dans une politique de peuplement à outrance, accaparèrent des centaines de milliers d’hectares de terre. L’installation d’intrus, blancs et «  infidèles »  de surcroît, n’allait pas sans mal. À la fin du 19e siècle et au début du 20e, le problème de la «  sécurité des colons isolés dans le bled » fut une des préoccupations majeures du gouvernement. Les altercations, délits de pacage, agressions et effervescences locales étaient fréquents.

Au début du Protectorat, les colons français, peu nombreux et endurcis par le caractère malgré tout précaire de leur situation, se montrèrent particulièrement hostiles envers les indigènes. Une bonne partie d’entre eux, plus anciens que le Protectorat, ne se gênaient pas pour donner des leçons d’administration aux représentants de la République française.

En état permanent de hargne et de revendications, toutes plus insolentes les unes que les autres, ils en arrivaient, comme devait le souligner Charles-André Julien dans la Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, à «proclamer la décadence de la Tunisie depuis l’occupation». Le 28 novembre 1896, le journal colonial  La Tunisie française écrivait : «La seule qualité de Français doit assurer à nos nationaux une suprématie incontestée dans nos colonies» . C’était là le fondement de la pensée et de l’action de ceux qui se baptisaient eux-mêmes les  «prépondérants».

Dans ma jeunesse, je fus frappé par le récit de deux événements, l’un passé et se situant en 1885 à Tunis, l’autre contemporain dans le Haut Tell, en 1906. Il s’agissait, dans les deux cas, d’une révolte qui fut chaque fois réprimée avec une exceptionnelle sévérité. En 1885, à Tunis, le Résident Général, agissant sans aucun doute sur ordre de Paris, décida unilatéralement d’octroyer la concession des eaux de la capitale à une société française, au sein de laquelle le propre frère de Jules Ferry occupait un poste éminent. La décision, arbitraire et inique fut prise au mépris d’un acte plus ancien accordant cette même concession à une société tunisienne... pour encore dix-huit ans. Le concessionnaire légal, M. Baccouche, eut beau protester et menacer de saisir les tribunaux (mais quels tribunaux ?) rien n’y fit. En quelques jours, la nouvelle Société prit le contrôle de la distribution de l’eau, augmentant considérablement les tarifs, spoliant un peu plus la population. Le Protectorat atteignait sa quatrième année. Paul Cambon, Résident de choc —qui disait de Sadok Bey, non sans un certain humour: «toute sa phraséologie orientale et amicale n’engage à rien étant donné que, s’il pouvait nous étrangler tous, il le ferait, j’en suis sûr, avec ravissement» — allait connaître une des toutes premières manifestations de «grogne» émanant de la capitale.

Plusieurs hauts dignitaires tunisois, ulcérés par l’injustice et le mépris dont témoignait la mesure qui venait de leur être imposée, décidèrent courageusement de se rebiffer. C’est ainsi que tous les membres musulmans du Conseil municipal refusèrent la discussion du décret et démissionnèrent. Après quoi, un cortège de deux mille à trois mille Tunisiens, conduits par ces notables en colère, traversa la ville pour se rendre auprès du Bey, à La Marsa, et faire remettre ses doléances.

La manifestation se déroula dans le calme mais c’était une des toutes premières et son effet fut cinglant pour Paul Cambon dont la réaction est qualifiée d’«impériale»  par Charles-André Julien. Le Résident fit arrêter et déporter au Kef le chef de l’administration des oliviers, interna à Gabès deux cheikhs vénérés de la population, destitua de nombreux fonctionnaires qualifiés instantanément de «fanatiques, hostiles au protectorat».

C’est pourtant à cette même époque que les autorités françaises avouèrent pour la première fois ouvertement leur inquiétude. Dans un télégramme au quai d’Orsay, Paul Cambon attira en effet l’attention du gouvernement sur «une agitation qui, bien que tard venue chez les indigènes, devenait une opposition générale au Protectorat ».

Le second événement, dont le récit m’impressionna au plus haut point, se situait plus de vingt ans après et, cette fois, dans le bled. Après un hiver particulièrement rigoureux, le printemps et l’été de 1906 connurent une sécheresse dramatique. Des dizaines de milliers de bédouins et de villageois se trouvèrent plongés en quelques semaines dans un dénuement total. Deux centres du Haut-Tell, Kasserine et Thala, furent frappés plus que tous les autres. Un rapport du Contrôle civil déclare à la fin du mois de mars que «les indigènes en étaient réduits, dans de nombreux endroits, à se nourrir de mauves cuites et de betteraves sauvages». Les enfants mouraient par dizaines, le bétail décimé d’abord par le froid puis par la disette s’amenuisait, les femmes et les hommes, terrés dans les maisons ou épuisant leurs dernières forces à divaguer dans les champs, sentaient grandir la haine et la révolte. Les secours ? Il n’y en avait pas. En tout cas ils arrivèrent «  après la bataille ». Une bataille pour la faim qui embrasa soudainement plaines et montagnes à l’appel d’un jeune marabout, Amor Ben Othman.

L’émeute naquit à Kasserine qui vivait depuis des années dans la terreur d’un grand colon, véritable potentat enfermé dans un bordj somptueux, au milieu d’une immense propriété. C’était Lucien Salles dont même La Tunisie française avait écrit: «Il exploite la population arabe et commet contre elle toutes les exactions».

Cet homme vivait littéralement au-dessus des lois «s’amusant, comme le révélait un rapport du contrôleur civil, à rendre enceintes les malheureuses filles de ces ouvriers agricoles»  et refusant d’ouvrir sa porte au Résident Général René Millet —«L’ami des arabes»— lors de sa visite dans la région.

Lucien Salles porta une lourde responsabilité dans le déclenchement de la révolte de 1906. En effet, il avait fait «chasser» le contrôleur civil auteur du rapport concernant ses mœurs et installé à sa place un fonctionnaire plus... souple. Ce dernier fit chasser de son bureau, en pleine famine, des paysans tunisiens accourus pour se plaindre du gros colon affameur, coupable de cacher depuis la veille dans son domaine un autre propriétaire français qui venait de tuer un indigène.

Les fellahs, ulcérés par l’attitude du représentant de l’autorité, se rendirent en foule sur les terres de Lucien Salles, envahirent la maison et massacrèrent la mère et le frère de leur tyran (ils l’avaient pris pour lui), obligeant les autres membres de la famille, épargnée par miracle, à réciter la profession de foi musulmane, la Chahada : «Il n’y a de  Dieu qu’Allah et Mohamed est son envoyé» .

De Kasserine, le mouvement gagna Thala trois jours plus tard. Fous de misère, ivres de frustration, des milliers d’hommes battirent la campagne pendant plusieurs semaines, attaquant les fermes prospères des Français, incendiant les maisons, hurlant leur colère contre l’occupant et l’oppresseur.  Les émeutes de Kasserine et de Thala, dans les bourgades, atteignirent le paroxysme de la violence. Troupes renforcées à la hâte et colons, mieux armés que ce peuple qui ne pouvait brandir que sa pauvreté, ouvrirent des brèches sanglantes dans les rangs des Tunisiens. Tous nos écoliers connaissent encore aujourd’hui cet épisode de l’histoire du pays. Je l’appris, un jour, comme n’importe quel enfant, mais pas dans les livres d’histoire de mon temps.

Charles-André Julien, mon ami —un homme éminent—, esprit d’une exceptionnelle qualité, que l’on me verra souvent citer dans ce livre tant il fut pour tous les nationalistes maghrébins un ami courageux et désintéressé, cite lui-même un rapport officiel reconnaissant qu’«il est des points du territoire où des souffrances réelles ont exaspéré des populations qui se tenaient parfaitement tranquilles depuis vingt-cinq ans», ajoutant que «l’administration aura à rechercher si elle a fait tout le possible pour y remédier ... ».

Une fois l’émeute réprimée, les autorités françaises, effrayées à la fois par l’ampleur des manifestations et par la violence des réactions enregistrées chez les colons, organisèrent un grand procès à Tunis. L’avocat français, Auguste Destrées, Français de Tunisie, s’illustra à cette occasion par une défense admirable de courage et de générosité au service des révoltés. Il fait partie des tout premiers hommes de bonne volonté à avoir saisi l’injustice du sort des Tunisiens et à s’être élevés contre l’arbitraire et le racisme de la prépondérance. Il fallait, il a toujours fallu, du courage pour adopter cette conduite. L’écho de ces journées sanglantes ayant atteint les calmes avenues du pouvoir parisien, un grand journal, Le Temps, expédia à Tunis la romancière Myriam Harry, chargée de rendre compte des audiences du Tribunal.

Myriam Harry, bouleversée, perçut instantanément le rapport direct entre l’affreux dénuement de «ces hordes opprimées et faméliques et leur révolte pour assouvir un rêve insensé de secoue-misère et de liberté ». Elle cria, dans son journal, sa sympathie pour ces crève-la-faim, pour «  les victimes d’exécutions sommaires sur les murs de Thala, par des fusils véritables qui, eux, ne figurent pas comme pièce à conviction parmi ces accessoires de comédie que constituaient les vieilles défroques, gandouras de parade, bottes de carabiniers, mousquets, tromblons, amulettes, pistolets de panoplie» .

Elle eut, cette journaliste courageuse, des accents émouvants pour célébrer «la figure mystérieuse d’Amor Ben Othman, le pâtre marabout des solitudes fréchiches  dont le corps grêle gisait sur un brancard ... Oh ! Petite Jeanne d’Arc du désert lamentable, quelle pitié vous m’inspirez !» 

Je ne peux m’empêcher, pour évoquer la tragédie du Haut-Tell, de faire largement appel au témoignage de Myriam Harry car, au-delà de la beauté des sentiments, de la justesse de la vision, les articles publiés par Le Temps constituent un reportage d’atmosphère particulièrement nouveau et révélateur de l’esprit du moment. La journaliste parisienne souligna, dans son compte rendu d’audience, «les récits pleins de haine et de fiel, où éclate la jalousie agraire, toute l’incompatibilité navrante des deux races». En fait, la population européenne, fortement traumatisée par la tragédie, réclamait une répression démentielle. Tous les Français se racontaient de bouche à oreille les «crimes de Thala».

Myriam Harry écrivait encore :

« Dehors, sur l’avenue, des groupes de colons s’assemblent passionnés. Et ce sont encore des paroles d’intolérance que nous entendons. On exige la plus grande sévérité, réclame un exemple terrifiant, additionne sur les doigts les têtes que l’on voudrait voir tomber, jette enfin ce défi fictif au gouvernement : si l’on protège les Arabes nous n’avons plus qu’à nous en aller ! »

«L’un de ces colons vient vers moi: - j’espère que vous écrivez pour les colons. Il en est temps. On nous massacre comme des mouches !»

« Songeant aux armes d’enfants qu’on laisse aux indigènes, je dis en souriant:- Vraiment, et vous n’avez pas peur de rester? – Moi, peur ? Ah non. J’ai mon révolver. Au premier bicot que je vois avancer vers moi dans le Bled, je tire dessus. C’est Allah qui lui envoie ça ! Ah ! Si je vous pouvais compter toutes les balles et que je leur ai flanquées dans la peau ! C’est comme cela qu’on les civilise. Vous pouvez le leur dire, en France, il n’y a que ce moyen-là ! ... »

Et la journaliste achevait son article ainsi : « Vous pouvez compter sur moi, Monsieur, je parlerai de vous ».

Inutile de préciser que la publication de ces articles fit scandale en Tunisie, parmi la communauté française outrée de constater que l’on pouvait, en magnifiant le jeune marabout, instigateur du mouvement, justifier en partie cette révolte. L’opinion métropolitaine, quant à elle, fut secouée dans sa quiétude et son ignorance.

J’ajouterai, pour en finir, une citation extraite d’une «réponse»  de Victor de Carnières, le véritable chef de la communauté française, dont j’aurai l’occasion de parler plus loin. Colon et polémiste, il s’en prit à Myriam Harry dans La Tunisie française du 6 mars 1907, en ces termes : «... Ce pauvre petit marabout dont les « joyeux » du Kef avait, dit-on, avant Madame Myriam Harry, apprécié les grâces féminines ... en réalité un Arabe fourbe, rusé et avide, lâche imposteur faisant assassiner des gens sans défense et devenu un modèle de vertu, de patriotisme et de courage pour une femme, emballée parce qu’il avait le pied petit et la main jolie ... »

Le lecteur appréciera le ton et la  ... délicatesse de ce «journaliste» ... prépondérant. On voit, en tout état de cause, l’éclairage que peut donner sur la Tunisie d’alors l’évocation de ces deux affaires, très différentes, dans leurs causes et dans leurs effets : celle de la concession des eaux de Tunis et celle des émeutiers du Haut-Tell. D’autres événements, plus récents et auxquels j’ai été mêlé étant enfant ou adolescent, m’ont marqué et sans doute, déterminé. Je les dirai. Mais, auparavant, je veux refaire le chemin des premiers soubresauts de fierté nationale en Tunisie.

Et pendant ce temps, enfoui sans doute au plus profond de l’âme de mon peuple, le nationalisme dormait. Le tirer de sa torpeur allait être une tâche difficile et de longue haleine. Le moment décisif, l’action politique déterminante vint de moi et du Néo-Destour, mais l’enchaînement intime des événements m’interdit d’assigner une date précise au déclenchement du mouvement national. Lorsqu’on parle aujourd’hui de Destour, on ne peut pas raisonnablement ignorer le mouvement d’Ali Bach Hamba, pas plus que le mouvement antérieur d’El-Hadhira, ni plus loin encore celui de Khereddine. En réalité, un fil continu relie très intimement les étapes de l’évolution du mouvement national, aussi bien en Tunisie que dans l’ensemble des pays musulmans. Le seul critère que l’on puisse retenir comme point de départ est celui de la prise de conscience, par les Musulmans, de l’infériorité de leur situation par rapport aux nations européennes. Mais il s’agit d’un événement d’une importance considérable. Jusque-là, les peuples de l’Islam vivaient dans l’ignorance de leur décadence, bercés par des rêves stériles remontant à l’âge d’or de l’Islam, l’époque des conquêtes. En fait, l’Orient vivait dans son passé.

En 1798, l’expédition de Bonaparte en Egypte fut un des premiers événements à surprendre l’ensemble du monde musulman. Pour la plupart des Arabes, ce pays, bien que plongé dans une léthargie plusieurs fois séculaire, demeurait la propriété du « Commandeur des croyants » et jouissait d’une parfaite inviolabilité. Lorsque l’amiral Nelson vint annoncer au gouvernement d’Alexandrie que les forces françaises se préparaient à débarquer, personne ne l’écouta et l’armée de Bonaparte prit possession du pays sans difficulté. La vérité était que les Egyptiens, comme l’ensemble des pays musulmans, vivaient dans un autre monde. Ils en étaient restés au Moyen Âge, alors que la France, depuis plusieurs siècles, allait de l’avant. La seule chance de l’Egypte, dans cette tragédie, fut que la France se trouvait engagée dans une guerre sans merci avec l’Angleterre. Ainsi l’épreuve ne dura que trois ans, et servit en définitive ce que l’on pourrait appeler le réveil égyptien. En effet, à la suite de cette secousse, le pays se jeta avec frénésie dans la voie de la rénovation. Mehmet Ali s’employa à moderniser à l’image de l’Europe, faisant appel notamment à des professeurs et à des ingénieurs... français. Au fond, on peut constater, même à cette époque, que, dès que les Français ne cherchaient pas à s’imposer, les Arabes avaient plutôt tendance à… les appeler auprès d’eux. Pour les Egyptiens, un vaste mouvement de renaissance nationale suivit donc le choc cuisant des défaites sans que l’événement eût toutefois des répercussions profondes en Afrique du Nord. Il fallut encore attendre vingt-neuf ans pour que le Maghreb, se découvrant à son tour menacé, s’éveille à son tour. À nouveau à cause des Français, et cette fois avec la complicité des Anglais et de la plupart des grandes puissances. Nous sommes en 1830 et la France s’empare de l’Algérie, à la faveur du fameux coup de chasse-mouche.

Voici que les infidèles subjuguaient un pays voisin et s’y installaient, apportant avec eux une menace toute proche pour la Tunisie. Le sentiment d’infériorité des Arabes leur apparut brusquement avec une clarté aveuglante. De protecteurs qu’ils étaient, les Musulmans tombaient sous l’obédience de leurs anciens protégés. Pour les croyants, c’était le monde à l’envers… En Tunisie, seule l’élite pensante et les cadres se prirent à réfléchir. Le peuple continua à vivre comme par le passé. Témoin passif du nouvel ordre des choses, il a accepté la situation comme le fait de la volonté divine, et professait désormais une croyance absolue dans la toute-puissance des étrangers. Mais que pouvait faire cette élite, infime minorité formée à l’université de la Zitouna, c’est-à-dire rompue surtout aux disciplines de la théologie et de la rhétorique ? Les Tunisiens les plus actifs se recrutèrent parmi ceux qui avaient eu l’occasion de visiter des pays étrangers et d’en ramener quelques leçons. C’est le cas de Kheireddine, qui effectua de longs séjours à Paris sous le Second Empire. Le Paris de l’époque, avec ses voitures à chevaux, ses palais, ses monuments, son luxe, ses libertés et sa vie intellectuelle intense, avec surtout ses premiers chemins de fer et les différentes autres conquêtes de la machine à vapeur, était tout aussi fascinant  que le Paris d’aujourd’hui pour un homme venu de l’Islam. À son retour en Tunisie, Kheireddine n’en ressentit que plus vivement encore la décadence de son pays et se jura de secouer la torpeur du peuple et de renforcer l’appareil de l’Etat. Dans le même temps, un mouvement semblable se dessinait dans des pays comme l’Iran, la Turquie et l’Inde. Pour la première fois, l’Islam, regardant en face sa décadence, comprenait qu’elle était le fait de l’obscurantisme, un obscurantisme lui-même provoqué et entretenu pour une large part par l’oppression des monarques. Le despotisme, en courbant les hommes devant l’arbitraire, avait étouffé pendant des siècles le sens de la dignité et de la liberté non seulement sur le plan religieux, mais tout simplement sur le plan humain. Il avait engendré l’étouffement du sens de la création et de l’effort, entraînant une profonde décadence nationale qui se traduisait par la faiblesse des peuples, l’impuissance des Etats, et un fanatisme terrifiant.

Comment s’étonner alors des convoitises des puissances étrangères qui organisèrent impunément à cette époque un véritable marchandage presque planétaire autour des territoires de l’Afrique du Nord : l’Allemagne abandonna volontiers l’Afrique du Nord à la France, afin de mieux lui faire oublier la perte de l’Alsace-Lorraine, tandis que l’Italie se vit laisser les mains libres en Tripolitaine. L’Afrique Noire, encore presque totalement inconnue, était l’objet, quant à elle, d’un découpage fantaisiste et criminel dont nous n’avons peut-être pas fini de payer les effets. Nos terres devenaient une simple monnaie d’échange entre les mains des gouvernements étrangers qui se les distribuaient sans autre forme de procès. C’est alors que deux souverains tunisiens, Ahmed Bey, puis après lui son successeur Sadok Bey, manœuvrèrent pour tenter de faire reconnaître la Tunisie comme Etat indépendant et souverain, tout en prenant l’initiative d’un rapprochement avec la France pour mieux décourager ses appétits. Malheureusement, les souverains tunisiens manquaient à la fois de sens politique et de fermeté. Leurs combinaisons ne pouvaient leurrer personne. Ahmed Bey réussit bien à se faire accueillir à Paris en chef d’un Etat souverain, mais n’en retira ni Traité, ni même promesses et Sadok Bey, après lui, se rendit à Alger pour y rencontrer l’Empereur des Français et dut regagner Tunis bredouille. L’idée des deux monarques était de se dégager de leurs liens d’allégeance vis-à-vis de la Sublime Porte et de faire reconnaître la Tunisie en tant qu’Etat libre. On sait en effet qu’en ces temps-là, les beys de Tunis n’étaient que des vassaux des sultans de Constantinople, chefs de l’Empire ottoman, puissance à la souveraineté consacrée et respectée par l’ensemble des pays européens.

La guerre de 1870 et la défaite, accompagnée d’un relâchement de la pression française, permit à la Tunisie de respirer. Le ministre  Kheireddine,  profitant immédiatement de la conjoncture pour changer son fusil d’épaule et sourire à la Turquie, s’embarqua en mars 1871 à destination de Constantinople, afin de ramener un firman établissant que la Tunisie faisait partie de l’Empire ottoman. Le calcul, toujours le même, consistait à intimider [sic] de façon définitive les projets d’expansion français, en conservant le pays à l’abri d’une conquête. Ni cette volte-face, ni ces expédients ne pouvaient être tenus pour une politique. Kheireddine le savait, qui fut le seul à essayer de s’attaquer aux véritables racines du mal, de lutter contre les ignorances, de rénover l’enseignement, et d’engager, face à l’invasion européenne inéluctable, une véritable course contre la montre afin de redonner à la Tunisie une existence réelle et une dignité capables de décourager toutes les convoitises.

Kheireddine, hélas, n’aura pas le temps de mener sa tâche à bien. Le 21 juillet 1877, il est tout simplement remercié et quitte le pays, disgracié. Premier ministre et réformateur audacieux, Kheireddine succombait sous le poids de l’opposition de fonctionnaires rétrogrades, mais aussi sous les assauts répétés et sournois d’une diplomatie européenne assise déjà au chevet de la Tunisie malade. Avant de quitter ce pays, Kheireddine laissa une sorte de testament politique dans lequel il déclarait :

« La prospérité des pays européens est due non à des avantages naturels, non à leur religion, mais aux progrès dans les arts et les sciences qui facilitent la circulation des richesses et l’exploitation des trésors de la guerre en encourageant constamment et avec intelligence l’agriculture, l’industrie, le commerce, conséquences naturelles de la justice et de la liberté, ces deux choses qui, pour les Européens, sont devenues une seconde nature. Dans le passé, le monde musulman a été grand parce qu’il était alors libéral et ouvert au progrès. Il a décliné par la suite de la bigoterie et de l’obscurantisme ».

Le message de Kheireddine prenait figure de prophétie et annonçait sans aucun doute que cette Europe en pleine expansion ne tarderait pas à se sentir trop à l’étroit dans ses frontières, incapable de faire face, sans tomber dans l’impérialisme, à son développement accéléré, et à l’augmentation incessante de son peuplement. Rappelons-nous que de 1800 à 1930, la population de l’Europe est passée de cent quatre-vingts à quatre cent cinquante millions d’habitants, soit une augmentation de deux cent soixante millions d’individus. Au passage, je citerai un texte de M. Albert Sarraut, théoricien sincère du colonialisme, qui n’hésita pas à écrire avec autant de cynisme que de perspicacité :

« Ne rusons pas, ne trichons pas. À quoi bon farder la vérité ? La colonisation, au début, n’a pas été un acte dû à une volonté de civilisation. Elle fut un acte de force, de force intéressée. C’est un épisode du combat pour la vie, de la grande concurrence qui, des individus au groupe, des groupes aux nations, est allé se propager à travers le vaste monde. Les peuples qui recherchent, dans des continents lointains, des colonies et les appréhendent, ne songent d’abord qu’à eux-mêmes, ne travaillent que pour leur puissance, ne conquièrent que pour leurs profits. Ils convoitent, dans ces colonies, des débouchés commerciaux ou des points d’appui politiques. Dans l’aventure engagée, la pensée de civilisation n’est pas l’élément moteur. Qui dit civilisation, dit altruisme, dessein généreux d’être utile à autrui. La colonisation, à ses débuts, n’est qu’une entreprise d’intérêts personnels, égoïstes, accomplie par le plus fort sur le plus faible. Telle est la réalité de l’histoire ». Cet aveu explicite de l’auteur de Grandeur et servitude coloniales éclaire, qu’on le veuille ou non, la grande aventure de la colonisation.

Deux ans  avant d’être chassé, Kheireddine avait eu le temps de prendre une initiative capitale pour la jeunesse tunisienne, en créant le Collège Sadiki, le 13 janvier 1875. De 1875 à 1881, date de la conquête et de l’installation du Protectorat, le Collège Sadiki avait déjà fourni quelques promotions destinées essentiellement aux écoles militaires et à  l’administration. Les élèves sortis du Collège Sadiki, initiés aux courants qui se disputaient le monde, conscients de la position de la Tunisie parmi les autres nations et des violents appétits qu’elle allumait, allaient bientôt se regrouper pour former, sous le Protectorat, la première équipe qui puisse se réclamer en partie d’une certaine forme de nationalisme : les Jeunes Tunisiens. Mais avant d’en arriver à cette période à la fois récente et pourtant si éloignée de nous au plan des idées que représentent les vingt-cinq premières années du Protectorat de la France en Tunisie, je voudrais évoquer brièvement deux personnalités importantes à ne pas oublier lorsque l’on veut retracer les prémices de la lutte nationale : le Cheikh Kabadou et Djemal El-Afghani.

Tous deux, à trente ans de distance, comptèrent parmi les musulmans les plus avertis et les plus courageux. Le Cheikh Kabadou enseigna en 1850 à la fameuse école polytechnique du Bardo, créée par le souverain Ahmed Bey. Il y était chargé de l’enseignement en langue arabe et de l’éducation religieuse. Philosophe, érudit et poète, le Cheikh Kabadou professait un syncrétisme réformiste qui inspira directement la politique de Kheireddine. Il développa l’enseignement des sciences positives en n’hésitant pas à le confier à des Européens, et collabora à la rédaction en arabe des livres et des cours de l’école polytechnique tunisienne où l’on vit poindre pour la première fois l’idée d’une fécondation de l’enseignement et de la mentalité islamique par l’apport culturel et surtout technique de l’Occident. El-Afghani fut, quant à lui, le prototype du panislamisme révolutionnaire. Expulsé d’Egypte en 1882, il se réfugia à Paris en 1883 pour fonder un parti réformiste canonique qui devait avoir une influence décisive sur la renaissance sociale et politique du Proche-Orient. Mais auparavant, El-Afghani consacra sa vie à parcourir le monde musulman afin de l’exhorter au réveil, en prêchant la nécessité d’une grande alliance préventive. Il expliquait aussi combien il était impérieux pour l’Islam d’acquérir la technique du progrès européen et de capter les secrets de la puissance occidentale. Il est important de savoir que le panislamisme révolutionnaire d’El-Afghani et le réformisme orthodoxe du Cheikh Kabadou contribuèrent profondément à convaincre les musulmans que leurs préoccupations, exclusivement religieuses ou juridiques, les avaient tenus, depuis le VIe siècle, à l’écart de la science sous toutes ses formes, laissant l’Occident libre de réaliser à son profit un renversement dans l’équilibre des forces. Ce fut alors le Protectorat et, comme je l’ai dit auparavant, une terrible période d’abattement qui suivit l’occupation de 1881. Pourtant, les Jeunes Tunisiens, quelques élites, tous ceux qui avaient eu la chance de voyager ou de lire et surtout, il faut le dire, de poursuivre leurs études en France, n’en réalisaient que plus pleinement toute la distance qui séparait la Tunisie des pays européens. Du coup, un vif sentiment d’humiliation commençait à gagner les esprits. On s’indignait de constater que la Tunisie avait perdu son caractère d’Etat islamique. On voyait, avec non moins de colère, des oulémas, pour lesquels le peuple n’avait eu jusqu’alors que respect et vénération, rechercher sans vergogne des faveurs des hauts fonctionnaires français.

Devant une telle démission, nombreux furent les Tunisiens, intellectuels ou religieux, qui préférèrent s’expatrier, chercher refuge à l’étranger — en Turquie notamment — pour finir leurs jours dans les prières et la contemplation. D’autres pourtant, et cela nous amène à l’année 1896, choisirent de rester et de mener le combat. Ce furent les Jeunes Tunisiens, héritiers de Kheireddine, d’El-Afghani et du Cheikh Kabadou. Pour la plupart anciens élèves du Collège Sadiki, ceux-ci commencèrent par fonder une société appelée la Khaldounia, véritable institution d’enseignement à vocation multiple. La Khaldounia  avait l’ambitieux projet de devenir un centre de culture et de progrès comparable aux grandes universités musulmanes qui, dans les temps glorieux de l’Islam, brillèrent du plus vif éclat, telle l’université musulmane du Caire, installée dans le palais des califes au IXe siècle, et où l’on enseignait le droit, la médecine, la philosophie, l’astronomie, la grammaire, la métaphysique et les sciences les plus modernes. Sciences qui furent délaissées dès le XIIIe siècle au profit de l’enseignement scolastique et purement religieux. On ne dira jamais assez que c’est en rejetant les mathématiques, l’histoire, la géographie et tout l’univers scientifique que le monde islamique a creusé, seul, sa  propre tombe. La Khaldounia enseignait toutes les matières non professées à la Grande Mosquée, organisait des conférences, développait la langue française, l’économie politique, l’hygiène, la physique, la chimie, publiait enfin un bulletin en arabe et en français destiné à l’interpénétration des deux cultures. Peu de Français comprirent alors — et même, hélas, plus tard- que les élites tunisiennes traversaient, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, une véritable crise d’âme, moment décisif et angoissant dans l’histoire d’une race. Une crise d’âme symbolisée par le conflit entre un passé immuable représenté par l’enseignement de la Grande Mosquée, et un devenir fabuleux personnifié par les maîtres de la science contemporaine. La Khaldounia, dans sa noblesse et sa clairvoyance, voulut essayer de réconcilier tradition et progrès.

Pendant dix ans, de 1896 en 1906, le groupe évolutionniste tunisien va se tenir écarté de toute revendication à caractère politique. Etat-major fort réduit, privé volontairement de troupes, il se contente —mais la tâche est importante— de jeter les bases d’un relèvement moral, intellectuel, social et même matériel de la Tunisie. 

Le groupe était discret, trop discret, sorte de franc-maçonnerie d’esthètes aimant travailler dans une espèce de mystère. Jamais l’idée ne serait venue à ces hommes de chercher à trouver échos et appuis dans la masse populaire. On retrouve là une attitude constante de l’élite intellectuelle tunisienne qui, à cette époque, et pour longtemps encore, ne se soucia jamais de plonger dans le peuple, de se colleter avec lui afin de lui faire cautionner sa politique et surtout pour passer à un stade d’action qui puisse prétendre réellement s’apparenter à une forme de nationalisme. Cependant, il ne faudrait pas négliger pour cela l’importance des réalisations et du courant représenté par les Jeunes Tunisiens, qui, outre les créations et les initiatives concernant  l’enseignement, s’attaquèrent, entre 1896 et 1906, à un certain nombre de réformes touchant à la vie des commerçants et aux problèmes agricoles. Ce fut aussi le groupe évolutionniste tunisien qui fonda les premières sociétés de musique, de sport, de théâtre, et de nombreuses sociétés de bienfaisance.

Parmi les hommes qui jouèrent un rôle important dans la volonté de modernisation du commerce et de l’industrie tunisiens, il faut citer Abdeljelil Zaouche. Fort actif, il contribua à organiser de nombreuses sociétés anonymes ou coopératives réunissant des commerçants ou des producteurs agricoles, afin de promouvoir une série d’opérations destinées à soutenir le développement du commerce et de l’industrie proprement arabes en Tunisie. C’était aussi une manière de «  résister ». Je pense ici, arrivé à ce point de mon évocation historique de la Tunisie du début du siècle, à une autre figure qui a sa place parmi ceux des nôtres qui jouèrent un rôle décisif par leur action, leur exemple ou leur enseignement. C’est le Cheikh Abdelaziz Thaalbi qui sut combattre pour introduire dans l’enseignement arabe le réformisme des apôtres dont nous parlions plus haut. Ancien élève de la Zitouna (l’Université de la Grande Mosquée), Abdelaziz Thaalbi exerça une grande action sur la jeunesse du début du siècle et travailla en liaison directe avec les Jeunes Tunisiens. Je reparlerai de lui dans ce livre, à plusieurs reprises, car nos routes devaient se croiser bien plus tard, alors que je me trouvais au cœur de la lutte.

En1906, le mouvement évolutionniste tunisien fut peut-être à la veille de prendre un tournant décisif qui eût pu le tirer de sa routine. Il n’en fut finalement rien, mais, cependant, certains événements, certaines dates ont leur place dans l’histoire nationale. L’état-major du mouvement, c’est-à-dire essentiellement Ali Bach Hamba, Bechir Sfar et le Cheikh Thaalbi, sentaient que leur mission devait s’élargir si elle ne voulait pas s’éteindre et  s’enliser dans une sorte de scoutisme militant. 

Après l’action sociale, le temps était venu de présenter des revendications plus précisément politiques. Le 24 mars, au cours de la cérémonie officielle d’inauguration d’un asile de vieillards appelé la Tekîya, Bechir Sfar qui, entre-temps, avait été nommé président des Habous à l’initiative du secrétaire général du Gouvernement, M. Bernard Roy — et dans le but visible de freiner les tendances nationalistes de l’intéressé— prononça un discours audacieux dans lequel pour la première fois il se faisait l’interprète de certaines doléances et aspirations tunisiennes.

Soulignant «la décadence du commerce et de l’industrie indigènes, le peu d’encouragement que rencontre la main-d’œuvre locale dans les travaux publics et privés, l’aliénation de la terre, en un mot la profonde misère des Tunisiens»,  Bechir Sfar s’adressait directement au Résident général Stephen Pichon:

« Monsieur le Résident général, la population musulmane apprécie à leur juste valeur les améliorations et les réformes utiles accomplies par le gouvernement du Protectorat. Elle est sensible également aux mesures que prend le gouvernement pour le développement des œuvres de charité et d’assistance publique.

Mais sa reconnaissance serait beaucoup plus vive si, en soulageant la misère, notre gouvernement voulait bien étudier sérieusement les moyens de la prévenir ». Et Bechir Sfar acheva en réclamant, courtoisement mais fermement, que le Résident Général veuille bien se pencher sur le problème de l’enseignement donné aux indigènes, de la formation et de la protection efficace de la main-d’œuvre tunisienne, du relèvement des industries locales par des mesures douanières et surtout sur la conservation de la propriété indigène. Etudiées et jugées aujourd’hui à la lueur du combat que j’ai dû mener plus tard, pendant trente ans, avec mes camarades et avec le peuple tunisien, les paroles de Bechir Sfar, son attitude peuvent paraître d’une prudence et d’une insignifiance rare. Pourtant il convient d’éviter de se montrer trop dur avec ses aînés. Certes Bechir Sfar, Ali Bach Hamba et bien d’autres paraissent timorés aux yeux des Tunisiens de 1975. Il est vrai qu’ils demeurèrent en retrait des véritables impératifs d’une lutte nationaliste. 

Il est vrai que nous pouvons critiquer bien des complaisances dont ils se rendirent coupables vis-à-vis de la France, et surtout —on va le voir plus loin— certaines déclarations de loyalisme à l’égard du Protectorat. Mais, afin de mieux comprendre ces hommes, il est nécessaire de replacer toutes leurs actions dans le contexte historique du moment, et de ne pas oublier que, pour amènes qu’ils aient été, les propos de Bechir Sfar en 1906 attirèrent sur lui des foudres du pouvoir. J’estime, quant à moi, qu’il est raisonnable de toujours considérer les actes de ceux qui nous ont précédés avec l’éclairage de l’époque. Et je souhaite que ceux qui viendront après moi regardent tous mes comportements politiques dans le même état d’esprit, c’est-à-dire en se référant à la seule vérité qui compte: la réalité tunisienne du moment et l’intérêt profond du peuple. En réponse aux paroles généreuses de Bechir Sfar, le Résident général Pichon choisit la mise au point sèche et purement politique, indiquant entre les lignes à l’animateur des Jeunes Tunisiens que le gouvernement de la République Française entendait fixer des limites bien précises à l’activité du groupe évolutionniste. A Paris, toutefois, le discours attira l’attention, et Le Temps prit la peine de publier quelques réflexions significatives à propos du discours. Relisons-les, en sachant que nous sommes, ici, en ... 1906 :

« Si les paroles de Bechir Sfar ont fait sensation, c’est parce qu’elles traduisent en termes clairs les vœux de nos protégés, et qu’elles posent ainsi officiellement la question indigène ... Les Tunisiens apprennent le français, assimilent beaucoup de nos idées, et lisent nos journaux. Quelle n’est pas leur affliction, et combien ne sont-ils pas déconcertés, lorsque, n’entendant parler dans nos milieux et dans notre littérature que de justice, de liberté et d’égalité, ils se voient traités d’une façon si péremptoire en vaincus qui ont le devoir de la soumission la plus parfaite,  et à qui on ne  reconnaît aucun droit, pas même le droit à aspirer à une condition meilleure ».

La générosité et la clairvoyance n’ayant jamais compté comme des vertus cardinales pour les prépondérants, Victor de Carnières, la «tête pensante»   des colons, réagit tout autrement.Pour la communauté française engagée dans une politique forcenée de désarabisation, de francisation, et surtout de spéculations colossales dans le cadre de la propriété agraire, l’attitude des Jeunes Tunisiens était une menace. La presse française locale se déchaîna littéralement contre Bechir Sfar et contre les Jeunes Tunisiens. Devant ce discours en définitive timide et timoré, les prépondérants trouvèrent le moyen de crier au scandale et à l’impertinence, parlèrent de «camouflet» et pressèrent le Résident général de réagir en «remettant à sa place» ce Tunisien qui se permettait de critiquer le comportement de la France et même - Oh !  horreur ! - de lui donner des conseils.

Je ne souhaite pas, ici, évoquant un passé à jamais enterré, remuer des haines et blesser un pays vers lequel la Tunisie demeure aujourd’hui tournée. Mais il est important d’évoquer les premières années du début du siècle, celles de mon enfance, avec un souci d’exactitude et de témoigner pour tous ceux, à commencer par mon père, qui, dans la Tunisie d’alors, ne savaient pas, ne savaient plus, quelle France était la bonne : celle des colons ou celle de Paris. Comment l’auraient-ils su en lisant par exemple un article aussi dément que celui que je cite ci-dessous, qui fut publié en 1907 par Victor de Carnières dans Le Colon français :

«La paix doit se faire sur le dos de ces Jeunes Turcs infatués d’eux-mêmes qui intriguent en France dans l’espoir de nous faire imposer leur volonté. Quelques indigènes illettrés sont arrivés à persuader certains groupements français tels que la Ligue des droits de l’Homme et le Comité d’action républicaine aux colonies, que les Arabes sont des hommes comme les autres et doivent avoir des droits égaux à ceux des Français ... Défendons-nous : il faut que tous nos compatriotes, quelles que soient leurs opinions et leurs préférences, s’unissent contre cet ennemi commun sur le terrain français. C’est une question de vie ou de mort ».

Et Victor de Carnières qui, il faut le dire, se battait à visage découvert, ajoutait : «Est-ce dans un but humanitaire, pour instruire les indigènes, les civiliser, pour leur apprendre à se gouverner eux-mêmes, que la France est venue en Tunisie? Non! La France doit donc appeler le plus grand nombre possible de Français en Tunisie et leur donner une situation privilégiée. Aux Français les terres du domaine, aux Français les travaux de l’Etat, aux Français les fonctions et les emplois !» ... Aujourd’hui, dans le monde de la deuxième moitié du XXe siècle, la décolonisation est un mot que les jeunes du monde entier ont appris à connaître et à respecter. Tous les peuples ou presque ont acquis leur indépendance. En général au prix de luttes acharnées et sanglantes. Mais s’il existe encore un homme sur la terre pour se demander ce qui a pu un jour justifier les affrontements sanglants que mon pays et surtout d’autres pays d’Afrique du Nord ont connus, ont voulus même avec la France, je conseille à cet homme de relire les écrits de Victor de Carnières, représentant de la colonie française au début du siècle en Tunisie.  

C’est ici qu’il faut aborder l’aspect le plus pénible de cette période de la vie nationale. Ces Jeunes Tunisiens, ce mouvement qui avait pris le titre  d’évolutionniste, se montra malgré quelques écarts, quelques protestations, quelques sursauts, en définitive acharné à ne pas se séparer de la France pour le moins du monde et même au fond, sans le vouloir, à servir les intérêts de la classe dirigeante française. Et l’on assiste à ce paradoxe tragique qui veut que pendant plusieurs décennies, les Jeunes Tunisiens luttaient non plus pour se séparer de la France, mais pour être traités comme des Français. Et que de l’autre côté, les colons, refusant à tout prix cette égalité, en sachant que, si l’on accordait les mêmes droits aux Tunisiens, le pouvoir finirait tôt ou tard par échapper aux Français, les colons donc s’acharnaient à détruire dans l’œuf toute velléité tunisienne d’accéder à une quelconque liberté et à une quelconque dignité. Il est même permis de dire, en tout cas aux hommes qui ont libéré leur pays, aujourd’hui que les nations d’Afrique du Nord sont pour la plupart indépendantes, que l’histoire aurait pu s’engager dans une toute autre voie sans le racisme et la sottise des colons et de beaucoup de fonctionnaires. Ceux-ci, enfants gâtés des gouvernements de faiblesse qui se succédaient à Paris, ont humilié et exploité les populations locales jusqu’à ce que le vent de la révolte balaie aussi bien leurs préjugés que les quelques réalisations heureuses dont ils étaient responsables. Chaque fois, et mon livre en est le témoignage, que le gouvernement français s’orientait vers une politique d’émancipation, se décidait à franchir une étape consistante dans la voie de la coopération, envisageait un tant soit peu de nous considérer comme une nation ou un Etat, il se heurtait à l’opposition féroce et à la colère de ce que nous appelions les prépondérants. Aussi loin que je remonte dans le passé, je retrouve toujours cette hostilité qui a voué à l’échec toutes les tentatives engagées soit par l’élite tunisienne  —et je pense à mes aînés du mouvement  évolutionniste — soit par certains hommes d’Etat français en faveur d’une coopération confiante entre les deux peuples. L’aventure des Jeunes Tunisiens est peut-être la démonstration la plus éclatante de ce que je voudrais montrer ici.

Ali Bach Hamba, Bechir Sfar et quelques autres, n’étaient certes pas des nationalistes comme nous le fûmes, mes camarades du  Néo-destour et moi-même, dans les années 1930 et la suite.  Mais ils avaient une claire conscience de ce qui était nécessaire au bonheur et à la dignité du peuple tunisien. Ils le dirent avec leurs moyens, avec leurs méthodes, et ils le dirent, c’est vrai, en tendant la main à la France et aux colons français. Cette main, ils l’ont tellement tendue qu’aujourd’hui ils en paraissent parfois à nos yeux presque comme des traîtres. Mais ils étaient honnêtes en s’acharnant à choisir un destin qui se fasse au sein de la République Française. 

Cette république qu’ils admiraient tant, à cause de ses idéaux de 1789,  idéaux qu’ils avaient choisis pour modèle et auquel ils pensaient que Monsieur de Carnières et ses amis se référaient également. Mais il est vrai qu’ils ont pu croire un moment que leur chemin était le bon, qu’il était possible de promouvoir une coopération franche avec la France, une association loyale. Ils s’étaient assuré des amis en métropole, des journaux parisiens les soutenaient, des parlementaires leur témoignaient leur sympathie. Mais en Tunisie, que se passait-il réellement? Il se passait tout le contraire. Chaque fois que les Jeunes Tunisiens avançaient de quelques centimètres dans leurs revendications ou dans leurs démarches encore obscures vers une certaine notion d’indépendance, chaque fois les colons s’interposèrent. Au plan de l’administration et du gouvernement, de l’exécutif, de la Tunisie, nous avons déjà vu combien les pouvoirs du bey se révélaient dérisoires. Un décret de 1885 avait créé une Chambre de Commerce française où ne siégeaient naturellement que des représentants des colons et dont les Tunisiens avaient été écartés. C’est cette même Chambre de Commerce qui fournit en 1890 le noyau de la Conférence Consultative créée par le Résident général Massicault. Cette conférence consultative, embryon de parlement tunisien, était formée du bureau de la Chambre de Commerce, c’est-à-dire le président, le secrétaire et quatre membres, de commerçants de Sousse, de commerçants de Sfax, des vices présidents français des différentes municipalités du pays, ainsi que d’un certain nombre des représentants des viticulteurs.

Aréopage homogène de la colonie française, la Conférence Consultative examinait les affaires de l’Etat et se prononçait sur un budget qui tirait naturellement le plus clair de ses ressources de l’impôt des Tunisiens. Aucun Tunisien n’était représenté au sein de la Conférence Consultative, au seuil de l’année 1907. La seule mesure «libérale»  qui avait été prise à ce sujet le fut par décision du Résident général Stephen Pichon, en 1905, prévoyant que les membres de la Conférence Consultative ne seraient plus désignés par l’autorité, mais élus. 

Le collège électoral demeurait toutefois strictement français comme si les Français étaient des nationaux et les Tunisiens des étrangers. C’était d’ailleurs le cas et la thèse défendue constamment par le journal des colons La Tunisie française dont le nom est à lui seul tout un programme. Les délibérations de la Conférence Consultative n’avaient en réalité qu’un caractère purement ... consultatif, et ne pouvaient être suivies d’aucun vote emportant une décision. Les membres présents se contentaient de donner leur avis sur les questions inscrites à l’ordre du jour par le Résident général. En 1896, la Conférence Consultative avait d’ailleurs été élargie, car le développement de la colonisation avait entraîné la création de chambres d’agriculture et de commerce dans le sud, ainsi que dans le nord. C’est ainsi que le Résident général Massicault décida d’adjoindre aux membres cités plus haut ceux des bureaux des nouvelles Chambres de commerce et d’agriculture, ainsi que des membres élus par la délégation des électeurs français non commerçants et non agriculteurs.

En 1905, donc, à l’initiative de M. Pichon, cette assemblée fut élue au suffrage universel direct par circonscription et collèges séparés. Les chefs de service et les vice-présidents des municipalités, toujours des Français, cessèrent d’en faire partie. Mais ce  même arrêté de M. Pichon autorisait cette assemblée à donner son avis sur toute question relative aux intérêts français et levait la restriction de l’ordre du jour dépendant du Résident général. Peu après, c’est-à-dire en 1907, deux nouvelles Chambres de commerce d’agriculture, celles du centre, étaient à leur tour admises à la Conférence Législative tandis que celle-ci se voyait autorisée à donner son avis sur l’ensemble du budget du Protectorat. Il fut en outre stipulé qu’aucun impôt nouveau ne pourrait être établi, qu’aucune transformation ou modification du taux de l’assiette, dans le sens de l’augmentation, ne pourrait être réalisée sans avis préalable de la Conférence Consultative. Ces mesures, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne provenaient pas de la volonté de l’administration et du gouvernement de Paris de mieux structurer le fonctionnement du Protectorat, mais en fait de l’influence grandissante prise par la colonie française sur les autorités politiques et administratives nommées par la métropole.  Tout au cours des trente premières années du protectorat, la véritable opposition au gouvernement français ne vint pas des indigènes qui en fait disposaient de peu de moyens pour la manifester, mais bien de la communauté française, riche et puissante, qui pouvait exprimer ses exigences à travers les chambres économiques et surtout les journaux qu’elle avait créés ... et ne se gênait pas pour le faire. De nombreux Résidents généraux apprirent à leurs dépens la toute-puissance des colons français, qui aspiraient à transformer la Conférence Consultative en un véritable Conseil Colonial, exerçant un droit de contrôle sévère sur tous les actes de l’administration. 

Le Résident général Millet, qui reconnaissait la nécessité de consulter la colonie française, se refusa pour sa part à abdiquer les prérogatives de l’exécutif. Comme les assemblées n’étaient composées que de Français, les colons ralliaient facilement leurs collègues à leur cause, en invoquant sans cesse leur rôle «de piliers de la civilisation». Sûrs de leurs droits, ne connaissant pas le doute — «la Tunisie française rappelait sans cesse que la seule qualité de Français devait assurer une suprématie incontestée dans toutes les colonies»— les colons parvenaient à imposer leurs requêtes à l’administration qui apprit à redouter la véhémence de leurs attaques. Quiconque n’abondait pas entièrement dans le sens des théories de M. de Carnières était tenu pour ignare s’il habitait la métropole,  pour traître s’il vivait sur place.

Habib Bourguiba

1 commentaire:

  1. Après lecture de ce "testament", on ne peut que constater l'abîme intellectuel et politique qui sépare le père fondateur de la Tunisie moderne de ceux qui lui succèdent actuellement.
    On se rend compte à quel niveau se situait le personnage d'une grande culture et d'une grande intelligence politique... et à quel niveau de médiocité, d'inculture, la classe politique dirigeante actuelle se trouve!

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