vendredi 31 août 2012

Pr Yadh Ben Achour : « Nous risquons une dictature pire que celle de Ben Ali »

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Pr Yadh Ben Achour : le 23 octobre, l’ANC perdra une grande partie de sa crédibilité et de sa légitimité 

L’ex-président de la Haute instance jette un regard sans complaisance sur la situation du pays.

Le 23 octobre constitue-t-il une date butoir ? Question qui fait débat et divise les politiques et l’opinion. 
Le Pr Ben Achour y répond sans équivoque, en expliquant que le débat est à situer « hors du terrain juridique»,  pour ajouter que néanmoins, «à cette date, l’Assemblée nationale constituante perdra en grande partie sa crédibilité et sa légitimité morale et politique ». 
Depuis qu’il a présidé la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, le Pr Ben Achour est resté très impliqué sur la scène politico-médiatique. Consulté en haut lieu, très écouté, il ne se passe pas un jour sans que l’on demande à  Si Yadh, opposant de longue date à Ben Ali, juriste renommé et reconnu, spécialiste en droit administratif, son avis sur telle ou telle question.
Pour l’heure, la Tunisie passe par une période transitoire décisive, au cours de laquelle la Constitution de la deuxième République est en cours d’élaboration. Rien de moins ! Les experts peuvent y apporter une précieuse plus-value. Or il a été décidé de le remercier, encore une fois, et de se passer des services du comité des experts au sein duquel il siégeait. Un comité qui se proposait bénévolement d’apporter une expertise pointue aux travaux de la Constituante, laquelle, comme on l’a vu, s’emmêle parfois les pinceaux. Curieusement, la proposition a été rejetée. 
Au cours de cet entretien, La Presse pose les questions qui relèvent de l’actualité du pays et qui taraudent une bonne partie de la population. Les réponses sans langue de bois de «Monsieur le Doyen» vont susciter débat et émoi.



Vous avez attiré l’attention sur certains passages de l’avant-projet de la Constitution qui ouvriraient  la voie à une dictature théocratique...
Depuis les premières réunions de l’Assemblée constituante, il ne se passe  plus un seul jour sans que l’on soit assailli par les évènements ou les thématiques religieuses. Un jour ce sont les propos de certains constituants revendiquant l’application des peines coraniques, comme l’amputation ou la crucifixion, un autre jour ce sont les munaqibat qui investissent La Manouba, un autre jour encore les agressions terroristes indûment appelées « salafistes » contre les artistes, les intellectuels,  dont l’affaire de la Abdelliya représente le point culminant, puis des disputes parfois violentes au sein des mosquées, le lendemain des proclamations fracassantes et des appels au meurtre de la part d’un certain nombre d’imams-voyous, le surlendemain des violences à l’égard d’un groupe chiite, la veille, un procès inique contre de jeunes caricaturistes, l’avant-veille, un procès moyenâgeux contre la diffusion de Persepolis ,  sans compter les débats incessants autour de la charia, de l’adoption, du Code du statut personnel, de la polygamie, du niqab,  et des muqaddassat. 
La religion a investi massivement le champ du débat social et politique, à tel point qu’on commence à en avoir une sorte d’indigestion. Il n’y a plus que cela, et les véritables problèmes du pays sont laissés de côté ou remis aux calendes grecques. Et, contrairement à ce que l’on dit, la religion n’est pas en train de gagner des adeptes, au contraire, elle est en train d’en perdre. Un certain nombre de croyants qui allaient pacifiquement faire leurs prières à la mosquée n’y vont plus, tellement ce lieu est devenu, non pas comme il devrait l’être, à savoir le symbole de la douceur, de la sérénité et de la contemplation, mais l’expression du militantisme politique le plus virulent, de la violence, de la haine, et de la laideur. Tout ce que le parti au pouvoir a réussi à faire, c’est de transformer notre religion en une véritable maladie sociale. Les Tunisiens ont vécu la religion comme un élément de libération, de cohésion sociale, de spiritualité. Ils la vivent aujourd’hui comme un cancer qui dévore le corps social tout entier et qui risque de le jeter dans le sous-développement et la régression généralisée. Si cela continue, la Tunisie ne sera pas simplement déclassée par les agences de notation, le bon Dieu lui-même n’en voudra plus.

C’est dans ce contexte que, à propos des débats sur le projet de Constitution organisés par l’Association tunisienne de droit constitutionnel,  j’ai effectivement affirmé que ce projet nous préparait une dictature théocratique et qu’il allait sanctionner la mort de la liberté d’expression que nous avons acquise grâce à la révolution.  Les commissions constitutionnelles qui travaillent malheureusement sans aucune méthode, sans aucune véritable expertise, dans la dispersion, ont produit un projet qui est bien plus qu’un brouillon. Ils ne se sont pas contentés de la référence aux «nobles valeurs de l’Islam » dans le préambule, ni de l’article premier de la Constitution sur lequel tout le monde est pratiquement d’accord. Ils se sont permis à deux reprises, dans deux articles différents de leur brouillon, d’insister lourdement pour rappeler que l’État est le protecteur de la religion et en particulier des « valeurs sacrées », ce qui ouvre la voie à tous les risques possibles, en ajoutant, dans un autre article inclus dans le chapitre sur les droits et libertés fondamentaux, que l’État garantit la liberté de croyance et d’exercice des cultes et « criminalise toute atteinte aux valeurs sacrées ». 
Bien entendu, certains commentateurs ont tenté de minimiser la portée de ces articles. Mais je peux vous dire que dans le contexte qui est le nôtre et avec les menaces qui pèsent aujourd’hui constamment et quotidiennement sur les libertés, nous ouvrons la voie à toutes les dérives possibles et imaginables. Oui, nous risquons dans peu de temps de nous retrouver dans une dictature pire que celle de Ben Ali, une dictature théocratique. Oui, nous risquons de perdre l’un des acquis les plus chers de la révolution : la liberté d’expression. Oui, de telles idées constituent bel et bien des idées antirévolutionnaires. Mais ne vous inquiétez pas. En fin de compte, le message de la révolution sera toujours là pour rappeler à ceux qui l’oublient qu’ils ont des engagements vis-à-vis de ce peuple et que ces engagements ne consistent pas à leur offrir des nattes de prière pour résoudre leurs problèmes. 



Pensez-vous que la table ronde qui a été organisée et vos diverses interventions publiques sur ce sujet peuvent contribuer à l’amélioration des textes ?
Je ne sais pas si la table ronde et les critiques que nous avons présentées auront un effet. En l’état actuel des choses, et d’après ce que tout le monde observe, je me méfie des députés à  l’Assemblée nationale constituante. Certains d’entre eux, heureusement pas tous, n’ont aucun niveau de culture, aucun sens du droit, aucun sens de l’État, et cela ne les excuse pas de dire qu’ils sont les représentants du peuple, au contraire. Ils sont bien conscients de cet état de fait. Mais, vous savez qu’en psychologie ce phénomène est fort connu. Au lieu de conduire à la modestie, à la juste confiance en soi, à l’écoute de l’autre, à l’ouverture, au contraire, il conduit à l’enfermement, à l’illusion, au fantasme, et à un orgueil démesuré et mal placé. C’est ce qu’on appelle communément « le complexe d’infériorité ».



Juridiquement parlant,  la date du 23 octobre est-elle réellement une date butoir ? Et politiquement, qu’en est-il ?
J’ai déjà répondu à cette question à plusieurs reprises. Le 23 octobre constitue bien une date butoir. Mais nous ne sommes pas d’accord sur les conséquences qu’on peut en tirer. Personnellement, je pense qu’au-delà de cette date, l’Assemblée nationale constituante perdra en grande partie sa crédibilité et sa légitimité morale et politique. Je ne crois pas réellement qu’on puisse situer le débat sur le terrain juridique, pour en tirer des conséquences concrètes sur ce plan et conclure à une sorte d’invalidité juridique de la Constituante au-delà du 23 octobre.



Quels sont les scénarios envisageables au-delà de cette date, pour dépasser l’hypothétique vide juridique et politique que de plus en plus d’observateurs évoquent ?
On ne peut pas répondre à ce genre de questions, sauf à dire cela. Le peuple éprouve aujourd’hui une lassitude immense tout d’abord devant la longévité de cette période transitoire qui risque malheureusement encore de s’allonger. La même lassitude est due aux fautes énormes, inacceptables de gestion de l’Etat et à la mauvaise qualité de certains députés à l’Assemblée constituante et  des personnes si antipathiques qui entourent le gouvernement, en particulier le chef du gouvernement.



Est-il vrai que vous avez évoqué, lors de la table ronde du 23 août à l’Africa, un quelconque rôle de salut à l’Armée nationale ?
J’ai évoqué cette question à propos du recours au référendum, dans le cas où ne serait pas atteinte la majorité des deux tiers pour l’adoption de la Constitution au sein même de l’Assemblée nationale constituante. Cette idée de référendum contre laquelle j’ai averti dès le mois de décembre les plus hautes autorités de l’État constitue une course à l’aventure. En effet, que se passerait-il si jamais le référendum nous donne une réponse négative. Nous serons exactement dans la situation que nous avons voulu éviter depuis le début de la révolution en janvier 2011,  c’est-à-dire le vide au niveau de l’Etat. Or, c’est précisément dans ce piège que sont tombés  les «experts» si avertis au sein de l’ANC, les «Fatahel» du droit d’après l’expression que j’ai entendue d’un député de la Nahdha, au moment où ils ont rédigé la « petite Constitution». Quand cette question est venue en discussion au sein de notre propre comité d’experts, celui qui a travaillé avec la Haute instance de la révolution, cette idée de recours au référendum a été discutée. Mais nous l’avons immédiatement écartée à cause de ce risque. Je me rappelle avoir dit à mes collègues : «Nous ferons pour les constituants comme pour le pape.  Nous les enfermerons au palais du Bardo, jusqu’à ce qu’ils se mettent d’accord sur un projet avec la majorité des deux tiers. À ce moment-là, ils nous enverront la fumée blanche ». Ils n’ont qu’à se débrouiller pour atteindre ce consensus autour des deux tiers. Cette condition est d’ailleurs une garantie pour obtenir le consensus. Et nous avons supprimé de notre projet de constitution provisoire le recours au référendum.
A défaut de cela, nous courons le risque du vide total au niveau des institutions de l’État. Ni l’Assemblée nationale constituante, ni le gouvernement ni le président de la République n’auront plus de légitimité, cette fois-ci, ni juridique ni politique. Ce vide peut être fatal. Il peut conduire au développement de l’anarchie. Et devant le vide et l’anarchie, aucune force armée légale ne peut rester indifférente. Je le dis franchement : non seulement elle peut intervenir, mais dans cette hypothèse de catastrophe nationale, elle est obligée, par devoir envers l’ensemble de la patrie, d’intervenir pour mettre fin au chaos. 
Est-ce que vous envisagez de quitter un jour votre statut d’expert et académicien pour vous engager dans l’arène politique ?
Je ne renoncerai jamais à mon statut, disons le mot, d’intellectuel.  M’engager dans l’arène politique directement, peut-être pas. Être présent dans le débat politique national, certainement. Mais je peux vous dire avec certitude ce qui suit : quoi qu’il en soit, je ferais certainement mieux que les responsables actuels.



Votre mot de la fin ? 
Un conseil : il faut nous aider les uns les autres. Les partis au pouvoir, pardon je veux dire le parti, doit définitivement cesser son harcèlement à l’égard de la société. C’est lui qui provoque le contre-harcèlement d’une partie de la presse et des médias et des forces politiques de l’opposition. Il doit mener une politique plus prudente, plus objective, beaucoup plus ouverte, y compris à l’égard de ses ennemis, moins axée sur les intérêts partisans et les perspectives électorales. Sa responsabilité, en tant que parti de gouvernement, est bien plus lourde que celle des forces de l’opposition. Les erreurs venant de sa part sont plus graves. Parmi les erreurs qu’il faut éviter, cette imbrication organique entre le parti et l’État, sinon, comme l’a rappelé le président de la République, nous revenons aux pratiques du RCD. Le gouvernement, l’administration, les services de sécurité, la fonction publique, d’une manière générale les services de l’État, doivent bénéficier d’une autonomie réelle par rapport non pas simplement au parti au pouvoir, mais à l’ensemble des partis politiques. Autrement dit, le chef du gouvernement et les ministres en tant que chefs de l’administration centrale, responsables des services publics, de la fonction publique, de l’administration régionale, doivent oublier leur condition d’hommes de parti. Je sais que cet exercice est extrêmement difficile pour les personnes qui n’ont jamais exercé le pouvoir dans le cadre de la tradition du droit public et de l’administration tunisiens et qui, par ailleurs, n’ont pour la plupart aucune formation juridique, n’ont jamais fréquenté l’École nationale d’administration. La désignation d’un ministre ou d’un gouverneur ou d’un délégué ou d’un ambassadeur, même si elle est laissée à la discrétion du gouvernement, ne peut se faire à la courte paille. De telles fonctions nécessitent une certaine formation, une certaine culture du droit public tunisien. Que le pouvoir travaille en ce sens, nous travaillerons avec lui, dans le même sens. 

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