lundi 1 septembre 2014

Comment avons-nous inventé Dieu ?

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Thomas Romer : 
"Il n'est pas tombé du ciel" : comment avons-nous inventé Dieu ?
Le Nouvel Observateur : Comment naît le dieu unique issu de la Bible hébraïque ?
Thomas Römer : D'abord, le dieu unique n'est pas tombé du ciel du jour au lendemain. On ne s'est pas non plus réuni autour d'une table en se disant qu'il y avait trop de dieux et qu'on allait n'en garder qu'un seul. Le polythéisme est d'ailleurs une idée qui semble plus logique que le monothéisme, dans le sens où la diversité des dieux reflète les aspirations, les souhaits et les fantasmes des hommes. Le ciel polythéiste représente un roi entouré de ses ministres, une hiérarchie... On projette dans le ciel ce qui se passe sur la terre, ce qui permet aussi de légitimer les pouvoirs en place. Car, depuis toujours, et même si la Bible dit que Dieu a créé l'homme à son image, ce sont en réalité les hommes qui ont créé des dieux à la leur. Dans le Proche-Orient ancien, chaque peuple a ainsi son dieu tutélaire national auquel sont associées d'autres figures divines.

Le Nouvel Observateur : Pour Israël, ce dieu protecteur est connu sous le nom de Yahvé. Qui est-il ?

Thomas Römer : C'est un dieu de l'orage et de la guerre, jeune et fougueux, qui correspond au Seth des Égyptiens et au Baal du nord du Levant. Israël l'emprunte à un groupe nomade du Sud appelé Shasou, qui entretenait des relations conflictuelles avec les Égyptiens et qui pourrait avoir obtenu une victoire contre eux attribuée au dieu Yahvé. C'est en 852 av. J.-C. qu'apparaît la première mention de Yahvé comme dieu d'Israël sur la stèle d'un roi moabite du nom de Mesha. Mais Yahvé n'a pas toujours été le dieu d'Israël, ni le seul. À côté de Yahvé, la Bible mentionne également El. El est la première divinité sous la protection de laquelle se sont placées les tribus des fils de Jacob, lorsqu'elles se sont fédérées sous le nom d'Israël dans les montagnes de Samarie, au XIIe siècle avant notre ère. Le nom d'Israël se compose d'ailleurs avec son nom. El est la divinité suprême des panthéons cananéens et proto-arabes, la figure du créateur du monde et père de tous les dieux, un vieux sage retiré des affaires du monde.

Le Nouvel Observateur : Pourquoi Yahvé prend-il la place du puissant El ?
Thomas Römer : Ce sont vos préjugés monothéistes qui vous font dire ça. Les deux dieux ont pu être honorés de façon concomitante. Ce n'est que progressivement que la religion d'Israël s'est unifiée autour de Yahvé et de lui seul. Le règne de Josias marque à cet égard un tournant. Avec sa réforme politique et religieuse, dans les années 620 av. J.C., le roi opère un grand ménage dans le temple de Jérusalem. Pour consolider une royauté et une identité affaiblies, Josias centralise la religion judéenne autour de Yahvé et élimine les cultes qui lui étaient liés, comme celui d'Aresha, sa parèdre [divinité associée, NDLR]. On estime aussi que l'ouverture primitive du livre du Deutéronome, «Écoute, Israël, Yahvé est notre Dieu, Yahvé est Un» (Dt 6,4), est rédigée à ce moment-là. Mais il ne s'agit pas encore d'un véritable monothéisme au sens où nous l'entendons aujourd'hui, car l'existence d'autres dieux n'est pas niée. Ce que la Loi du Deutéronome exige n'est d'abord qu'une monolâtrie, c'est-à-dire le fait de n'adorer qu'une seule divinité, Yahvé, et en un seul endroit, au temple de Jérusalem.
Le Nouvel Observateur : Comment donc le Yahvé d'Israël finit-il par s'imposer comme unique dieu et créateur de l'univers ?
Thomas Römer : Le monothéisme biblique est un acte politique. Il naît à un moment où les structures traditionnelles sont ébranlées. Nous sommes à l'époque de la destruction de Jérusalem, en 587 av. J.-C, quand les Babyloniens s'emparent du petit royaume de Judas. Le temple est détruit, le roi et l'intelligentsia sont déportés, il n'y a plus de cohésion géographique. Or de telles défaites étaient généralement interprétées comme une faiblesse du dieu protecteur face aux dieux des vainqueurs. Quand le deuxième Isaïe proteste que «le bras de Yahvé n'est pas trop court» (Is 59,1), c'est le signe que la question de sa puissance a été posée. La société judéenne vit une crise identitaire profonde. Mais le coup de génie des intellectuels judéens en exil va être de retourner cette rhétorique des vainqueurs au profit de Yahvé. Les scribes qu'on appelle aujourd'hui «deutéronomistes», puisqu'ils s'inspirent du style et de la théologie du Deutéronome, vont donc récrire l'histoire.
À la fin du Livre des Rois (2 Rois 24-25), ils expliquent ainsi que c'est Yahvé lui-même qui a décidé tous ces événements et qu'il s'est servi des Babyloniens comme d'un outil entre ses mains pour punir son peuple et les rois qui se sont sans cesse écartés de sa volonté, qui est inscrite dans le livre du Deutéronome. Et si Yahvé s'est montré capable de contrôler les dieux de Babylone, c'est que ceux-ci ne sont pas de vrais dieux, mais des statues qu'on promène, de vulgaires bouts de bois ou de métal fondu sans le moindre pouvoir. Une importante polémique sur les idoles va éclater. La conséquence est claire: face à ces statues façonnées par la main de l'homme, il n'y a qu'un seul vrai dieu, Yahvé. «C'est moi Yahvé, il n'y en a point d'autre», dit le deuxième Isaïe.
Le Nouvel Observateur : Le monothéisme commence donc ici ?
Thomas Römer : Le rejet catégorique de toute divinité autre que Yahvé est une étape vers l'idée monothéiste inaugurée par le judaïsme. Pourtant, prenons garde aux anachronismes, la Bible n'expose pas de doctrine cohérente sur l'identité de Dieu. Il ne faut pas oublier que le monothéisme est un concept moderne forgé au siècle des Lumières pour défendre deux thèses : la première, dont nous sommes héritiers, est la supériorité des religions monothéistes sur les polythéistes; la seconde pose qu'un monothéisme primitif aurait préexisté aux systèmes polythéistes, qui ainsi vénéraient sans le savoir un même principe créateur. C'est donc un concept très chargé idéologiquement! Néanmoins, des textes bibliques qui insistent sur l'affirmation que Yahvé est le seul dieu, et que les autres dieux sont des «idoles», se trouvent bien à l'origine du monothéisme. Ce qui est fascinant, c'est que cette invention du monothéisme dans les débuts du judaïsme, qui sera également à l'origine du christianisme et de l'islam, vient d'un petit peuple assez misérable et qui vivait dans l'équivalent d'un tiers-monde pour les Perses.
Le Nouvel Observateur : Comment devient-il universel ?
Thomas Römer : Ce n'est que bien plus tard, avec les rabbins et les Pères de l'Église, que s'affirme l'idée d'un dieu seul et donc universel, omniprésent et omniscient. Dans la Bible, on ne parle que de «Dieu un». Les textes bibliques utilisent même fréquemment des concepts polythéistes. «Dieu règne sur l'assemblée des dieux», dit par exemple le psaume 82. Dans les textes plus récents, on voit encore réapparaître des ministres de la cour céleste, des anges... Sans doute pour réduire la distance entre ce Dieu transcendant et infiniment lointain et l'homme. La persistance des concepts polythéistes reflète peut-être aussi l'impossibilité de penser le monothéisme jusqu'au bout. Car le problème du monothéisme, c'est qu'il pose une question théologique ou philosophique importante: la question de l'origine du mal. En l'absence de dieux qui endossent les rôles malveillants, le dieu unique devient responsable de tout en quelque sorte. C'est pourquoi on invente cette dualité Dieu-diable. On va essayer de sortir le mal de Dieu et l'attribuer à Satan. Dans la Bible hébraïque, le Satan reste encore sous les ordres de Yahvé, mais dans le Nouveau Testament le diable est souvent présenté comme l'ennemi de Dieu, ce qui est déjà plus dualiste que monothéiste. Apparemment, le ciel ne peut rester totalement vide.
Le Nouvel Observateur : Peut-on finalement se passer de Dieu ?
Thomas Römer : Le monothéisme a institué une césure qu'il est difficile de faire oublier, surtout dans une civilisation occidentale tellement influencée, en bien et en mal, par le christianisme. Ma seule certitude, c'est que même dans un contexte laïque et areligieux l'homme ne peut pas se passer de la question du sens, c'est même ce qui le définit. Mais l'homme peut-il se mettre à la place de Dieu, remplir le vide ? Cela nécessite un peu plus d'imagination philosophique. Ce qu'il n'est pas interdit d'espérer.
Propos recueillis par Marie Lemonnier

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