mercredi 16 janvier 2013

Raisons et déraisons des salafistes


ENTRETIEN AVEC FETHI BENSLAMA 

La Presse de Tunisie du 2 mars 2012 

La Presse : Les salafistes sont physiquement dans ce 21e siècle, consommant sa technologie et quelques éléments de son habit (espadrilles, blousons, lunettes de soleil...) mais leur esprit semble installé dans des temps très anciens. Comment peut-on accumuler autant de contradictions ? 

F.B.S.: Les termes de votre question sont justes, mais il ne s’agit pas de contradiction, c’est un télescopage des temps et des représentations. Nous avons affaire à un symptôme dont il faut comprendre les ressorts à la fois sur le plan psychique individuel et collectif, puisque ça concerne une multitude de personnes. Le télescopage est comme un accident : deux objets qui se heurtent et s’interpénètrent. En l’occurrence, il s’agit de percuter le monde actuel par des représentations supposées appartenir aux origines de l’Islam, représentations auxquelles beaucoup de salafistes donnent des caractéristiques visibles pour se convaincre eux-mêmes et convaincre les autres que le monde révolu ne l’est pas, qu’il est toujours là et qu’ils y vivent malgré le passé. L’idéologie salafiste permet d’abriter et de justifier le mode d’existence d’un nombre important d’estropiés des temps présents, d’accidentés de la modernité, où ils trouvent refuge. Les personnes qui s’en revendiquent ne jouent pas, dans la majorité des cas, même s’ils se travestissent à nos yeux. Ils éprouvent le besoin d’être ainsi parce que ça leur apporte un soulagement. Le symptôme est toujours, du point de vue de la psychanalyse, une tentative de trouver une solution à un problème psychique réel. Or, le problème de ce qu’on appelle «les salafistes», il faut le saisir dans ce que nous venons d’indiquer, c’est celui d’être ou ne pas être au monde : ils ont une faible foi dans leur existence au présent, dans leur raison d’être ici et maintenant, dans leur rapport à la réalité où ils se trouvent, au point de recourir à ce procédé pour se donner une force de foi dans leur vie. Ils s’injectent de la croyance à forte dose pour pouvoir exister, pour sentir que le monde actuel est consistant. S’ils le font, c’est parce qu’ils se sentent menacés par la déréalisation et envahis par des dérèglements pulsionnels intenses. Ils se donnent donc une religion d’acier, pure et dure, sortie des hauts fourneaux de l’origine, qui brûlent encore selon eux. Derrière la certitude manifeste, il y a en vérité une inquiétude ravageuse, de grands tourments, des angoisses de déperdition. 

La Presse : Longue barbe, kamis blanc, drapeaux noirs et niqab ou burqua de leurs femmes: par quoi pourrait s’expliquer ce côté ostentatoire et cette recherche de visibilité des salafistes dans la ville ? 

F.B.S.: Ce côté ostentatoire s’explique par le fait que la limite interne, en eux, entre le bien et le mal, la raison et la déraison n’est pas certaine, elle est insuffisante à les tenir et à les soutenir, ils doivent donc (se) montrer qu’ils sont les policiers d’eux-mêmes et des autres. Ils «sur-moralisent» tout, parce qu’ils sont persécutés par leurs propres désirs et tentations. En fait, ce sont des sujets qui ont soit un faible surmoi, soit un féroce, ils compensent la faiblesse ou répondent à la férocité par l’instauration à l’extérieur d’un idéal, d’un juge, d’un maître sévère et incarné pour se décharger sur lui de leurs responsabilités. Sinon, ils risquent de passer du côté des transgresseurs, voire des délinquants, et certains basculent d’ailleurs. Le bonheur pour eux c’est d’être soumis et de porter les signes de la soumission; d’être soumis en masse si possible, car la perte des différences individuelles les soulage du souci d’être, d’où cette dimension grégaire très forte qu’on observe chez eux. Ce diagnostic s’applique à ceux que l’on pourrait appeler les «salafistes inquiets». Certains parviennent à trouver la quiétude grâce à l’injection massive de la croyance jusqu’à la narcose, et des pratiques rituelles, jusqu’à l’épuisement, ils n’ont pas besoin alors de revendications tapageuses. Ils sont structurés sur le mode de la névrose obsessionnelle qui permet cette compensation. Pour d’autres, ça ne leur suffit pas, ils doivent en rajouter sans cesse, jusqu’à devenir violents pour eux-mêmes et pour autrui. 

La Presse : Que peut symboliser à votre avis la barbe que certains teignent avec du henné ? Quelle lecture pourrait-on faire de leur tenue ? 

F.B.S.: Cela relève de ce qu’on appelle le «fétichisme». Il consiste dans le fait d’attribuer à un objet, qui peut être une partie du corps ou une production du corps, un pouvoir important, voire effrayant. C’est une puissante croyance magique infantile, à tel point que l’on en vient à créditer l’objet matériel de traits divins, sinon d’être une incarnation de Dieu même. L’idolâtrie relève de la logique du fétichisme. Je ne parle pas ici de l’esthétique du sacré, qui consiste à suggérer le divin par la beauté. Le fétichisme idolâtre est souvent brutal et fonctionnel. Fondamentalement, la possession et l’exhibition de l’objet fétiche ont pour visée de calmer l’angoisse de manquer, ou de ne pas avoir... Mais le manque, ou le «ne pas avoir» sont vécus comme manque d’être : je ne l’ai pas, donc je ne suis pas. Dans un grand nombre de cas, il y a une connotation sexuelle consciente ou inconsciente. La barbe est une monstration de la virilité, permettant d’éloigner le spectre de la féminité de son corps. La logique phallique est redoutablement simpliste et infantile. L’attitude masculine fréquente, et même chez beaucoup de femmes, est de croire que la femme est un homme châtré. Beaucoup d’hommes ont cette crainte infantile inconsciente de perdre leur masculinité, ils vivent avec cette hantise, à telle enseigne qu’ils font tout pour ne pas être contaminés par la féminité des femmes, et font le maximum pour exhiber les traits masculins les plus sordides et les plus belliqueux. Plus la masculinité s’affiche repoussante et laide, plus l’angoisse d’être féminisé à l’arrière-plan est grande. Beaucoup de ces prédicateurs à la masculinité outrageuse se sentent menacés d’être femmes, certains le désirent inconsciemment et luttent violemment contre ce désir. N’allez tout de même pas dire à quelqu’un «bonjour madame le cheikh...», je vous le déconseille. 

La Presse : En leur interdisant tout et en les déguisant en fantômes, peut-on avancer que les salafistes ont trouvé là «leur» solution pour résoudre des problèmes de fond relationnels et sexuels avec les femmes ? Pourquoi une négation aussi radicale de la gent féminine ? 

F.B.S.: Il faut dire d’abord que l’Islam n’est pas étranger à cela, la féminité est considérée chez un courant qui a été majoritaire, et qui le reste dans certains pays, comme étant l’incarnation humaine du mal et de la perversité. Un mal nécessaire comme Satan. Il y a un grand nombre de figures anciennes du fameux «salaf» qui ont maltraité symboliquement, imaginairement, réellement les femmes. Je pourrais vous en citer des dizaines de cas. Ce qu’on appelle «Islam» est une construction social-historique humaine, autour du fait éblouissant de la révélation et de la prédication du Prophète, c’est ensuite la construction collective des musulmans eux-mêmes à travers le temps. C’est ce que le salafisme veut nier. Pourquoi ? Parce qu’il y a des moments très difficiles, comme celui-ci, où les musulmans ont le sentiment de ne pas être à la hauteur de l’avènement de l’Islam et de ses idéaux. Ce ne sont pas nécessairement et objectivement les pires moments de leur histoire. Le pire était lorsqu’ils vivaient dans un état somnambulique. Mais le réveil est douloureux. Depuis le XIXe siècle, les musulmans se réveillent, nous sommes dans une phase aiguë du réveil. La révolution est fondamentalement cela. Certains préfèrent se rendormir, d’autres crient leur désespoir d’avoir ouvert les yeux dans ce monde et préfèrent le tapisser de rêves éveillés, ou s’envoyer sur un tapis volant au passé, d’autres sont en colère, etc. Bref, cette construction social-historique de l’Islam a été dans de nombreux cas follement injuste et méprisante des femmes. Dans d’autres cas, elle les idéalise, mais ce n’est pas nécessairement mieux. Rabaisser et idéaliser sont des mouvements alternatifs qui peuvent aller ensemble. Idéaliser sa mère et rabaisser sa femme est un classique du genre. Il est arrivé aussi que de grands penseurs de l’Islam aient voulu réhabiliter la féminité et en faire le passage pour accéder au divin. Tel est le cas du grand Ibn Arabî. Mais «féminité» et «femme», ce n’est pas la même chose, à l’instar de virilité et masculin. La clinique psychanalytique a mis en lumière un fait de structure : il existe chez tout individu humain des caractéristiques inconscientes de l’autre sexe qu’il n’est pas. Il y a de la féminité chez l’homme et de la virilité chez les femmes. Parfois, c’est manifeste, il n’y a qu’à regarder autour de soi. Chez beaucoup d’hommes, la féminité est une source à la fois de grande angoisse et d’attirance. Certains s’en défendent avec une énergie inversement proportionnelle à leur crainte d’être féminins ou féminisés. Les barbes, les poils qui sortent de partout et autres accoutrements masculins vulgaires sont des voiles de la féminité de l’homme. Pour eux, tous les raffinements (arts, musique, littérature, etc.) «puent» la féminité, c’est pourquoi ils sont réprouvés chez beaucoup de salafistes. Certains rêvent d’une pure civilisation des aisselles masculines... 

La Presse : Mais qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un jeune pour qu’il adhère au salafisme jihadiste : une quête identitaire, une soif du pouvoir, une nostalgie d’un temps révolu, une déviance par rapport à la norme? 

F.B.S.: D’abord de l’angoisse parce qu’il n’y a pas d’issue pour beaucoup de jeunes, le sentiment d’étrangeté parce qu’ils sont désorientés dans un monde qu’ils ne reconnaissent pas comme le leur et où ils ne sont pas reconnus, ensuite les revendications pulsionnelles parce que la frustration est permanente dans une civilisation où brillent les images du possible, alors qu’ils sont incarcérés dans l’impossible. Le vacillement identitaire est parfois intense : suis-je homme ou femme, vivant ou mort, bête ou humain, sain ou possédé ? Crainte du châtiment, absurdité de l’existence, désespoir de la vie. Le tout est accru par le fait de ne pas trouver sa place dans une société où les signes de la richesse et du bien-être sont envahissants comme jamais. Vivre sans ressources, sans perspectives d’avenir, sans considération, pourquoi donc aimer ce monde ? Et voilà que l’on vous propose de devenir l’instrument de Dieu, voire son protecteur, quelle réhabilitation, quelle consistance, quelle reconnaissance ! L’existence paraît donc plus solide, lorsque vous sortez de la sourde mélancolie existentielle par la voie de l’enthousiasme religieux et la guidance des autres. Non seulement vous avez des repères, mais vous devenez un repère, pour votre père, pour votre mère, etc. Donnez à ces jeunes un travail, accordez-leur une place dans la société, respectez leur pauvre existence en actes et en paroles, et vous verrez l’atténuation des symptômes salafistes. 80 à 90% cesseront de se défendre avec le monde révolu et ses déguisements en revenants surmoïques. Bien sûr, il en restera toujours une minorité, parmi laquelle il y a des délinquants et des guerriers irréductibles, sans oublier des cas pathologiques graves.

La Presse : Mais qu’est-ce qui se passe dans la tête d’une jeune femme pour qu’elle adhère au salafisme : endoctrinement, culpabilité d’être femme, identification aux épouses du Prophète Mohamed, un rêve de paradis promis ?

F.B.S.: Les femmes sont des Hommes comme tout le monde ! Elles peuvent aussi éprouver les angoisses et les craintes soulignées plus avant. Mais l’éducation au masochisme donnée aux femmes les rend souvent aptes à subir le sadisme des mecs, jusqu’à accepter de disparaître, voire à trouver une jouissance dans leur propre disparition. Il y a un autre aspect, qui n’est pas exclusif de ce que je viens d’indiquer. Pour des femmes méprisées, devenir un objet de «fitna» redoutable que l’on dérobe comme une chose dangereuse ou précieuse, précieusement dangereuse, n’est-ce pas narcissiquement très valorisant ? Le voile total crée ce que l’on pourrait appeler «l’agalma obscure». L’agalma chez les Grecs anciens dénomme ce halo mystérieux que quelqu’un porte et qui cause le désir d’autrui. Je vous laisse imaginer ce qu’un être déprécié peut sentir en devenant cet obscur objet du désir emballé, qui plus est, sur un ordre supposé de source divine ! 

La Presse : Porteur d’une violence pure et dure à l’égard de la différence, le salafisme jihadiste serait-il à votre avis l’une des plus grandes menaces pour cette période de transition démocratique tunisienne ? 

F.B.S.: Ce qu’on appelle transition démocratique se fait sur le fond d’une transition plus importante, méga-historique de l’existence humaine de l’être musulman. Il faut prendre conscience d’un changement axial chez le sujet musulman. Nous sommes des musulmans en mutation, nous sommes en devenir, ou en métamorphose. Le «salafisme» est l’un des symptômes de cette mutation, plus exactement de son refus. Certains ne veulent pas aller de l’avant parce qu’ils sont perdus en cours de route, ils ont peur, ils désirent rebrousser chemin. En réalité, ils ne peuvent pas revenir, car ils sont sur un tapis roulant et vont à contre sens de la marche de ce tapis, lequel va plus vite qu’eux... En un sens, les salafistes sont notre symptôme à tous, car en mutant nous fabriquons des revenants, des hommes et des femmes que nous laissons au bord de la route. Les salafistes sont les accidentés du tapis roulant de l’Histoire. Ils ont le vertige, ils n’ont pas trouvé la rampe, ils sont bousculés...ils croient que le tapis volant et la lampe d’Aladin légendaires sont la solution. Je n’excuse pas, ils sont responsables de leur existence, je propose une image pour expliquer. Le rôle des gouvernants dans une démocratie est de leur donner une chance de rattraper la rampe, de les accompagner sans complaisance, mais aussi d’être ferme avec les violents et soigner les plus malades. Il faut prendre garde aux manipulations par des factions à l’intérieur de la Tunisie et par des puissances étrangères, car le désarroi transforme les individus en proies faciles. Attention, il faut faire vite, car le symptôme salafiste va s’étendre et s’installer, il a de l’avenir compte tenu de tout ce que je viens de dire, il peut devenir une maladie chronique avec des bénéfices secondaires. Les humains font des bénéfices avec tout, y compris avec leur propre destructivité. D’ores et déjà, il faut s’attendre à des fuites dans la terreur ou dans la délinquance. Aucun pays n’est à l’abri d’un détricotage de sa paix civile, même notre vieux cap d’Afrique qui veille sur la civilisation, depuis son promontoire méditerranéen. 

1 commentaire:

  1. LE PARADOXE DES SALAFISTES : un pied dans le 21 éme siècle et l'autre dans le moyen âge islamique !

    D'où leur schizophrénie !!
    Mal dans leur tête, mal dans leur peau ...
    Des malades mentaux constituant un véritable danger pour la société !

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