dimanche 17 mars 2024

Dessine-moi le monde ...

.... ou comment les derniers empires ont disparu entre complots et services secrets. Une série qui retrace les manipulations de la politique par les services secrets de 1895 à 2019. 

R.B

Philippe Souaille

« COMPLOTS* » raconte comment, depuis au moins 1895 – c’est antérieur, mais nous partons de là – les principaux services secrets de la planète ont cherché à manipuler la politique et les opinions publiques, chez eux et plus souvent chez le voisin ou l’ennemi. En particulier les services russes, puis soviétiques, puis russes, mais aussi les allemands, les français, les britanniques et bien sûr les américains, sans oublier les chinois, les iraniens les israéliens ou les syriens.

Ces actions clandestines et sournoises ont déclenché ou contribué à déclencher les pires catastrophes du XXème siècle : les deux guerres mondiales, l’islamisme et la prolifération atomique. Elles continuent au XXIème.

A0 – 1895 : Sionisme et Jihad

Cour des Invalides, Paris, le 5 janvier

Devant le public venu assister à sa dégradation, le Capitaine Dreyfus hurle son innocence. Trois hommes l'entendent. Trois seulement, qui vont changer la face du monde. Marc Debrit et Theodor Herzl sont journalistes, tandis que le Colonel Picquart est le nouveau patron du 2ème Bureau, le contre-espionnage français. Accusé d'espionnage au profit de l'Allemagne, Dreyfus vient d'être condamné au bagne à perpétuité.

Debrit, du Journal de Genève, est le premier à oser douter publiquement de sa culpabilité, contre toute la presse française déchaînée, charriant des torrents de haine antisémite. Même Zola, à l'époque, accuse le capitaine.

Dirigée par des radicaux francs-maçons emmenés par James Fazy, Genève est alors à la pointe du combat pour la laïcité qui divise toute l'Europe. La papauté et l'establishment catholique qui tient les campagnes anciennement savoyardes, y mènent un combat d'arrière-garde, mais le Journal de Genève est protestant.

Le Capitaine Dreyfus est issu d'une vieille famille juive alsacienne, qui a choisi la France quand l'Allemagne s'est emparée de l'Alsace 25 ans plus tôt. Son patriotisme ne fait aucun doute aux yeux du colonel Picquart, qui fut son professeur à l'école de Guerre. Catholique conservateur, mais Alsacien également, le chef des espions français clame l'innocence de Dreyfus. Selon lui, c'est un agent double de son 2ème bureau, le commandant Esterhazy, aristocrate déchu, qui a manigancé toute l'affaire pour éloigner les soupçons de sa propre personne.

Ancêtre du lanceur d'alerte, Picquart s'oppose à son église et à sa hiérarchie... en vain : le juif Dreyfus fait un coupable idéal et le colonel Picquart ne fait pas le poids. Trainé dans la boue, dégradé à son tour, il est condamné à un an de prison. L'injustice pousse alors Zola à écrire sa célèbre lettre ouverte, « J'accuse », qui ranime la mèche allumée par le Journal de Genève.

On pense aujourd’hui que l’état-major français connaissait la vérité, mais souhaitait conserver l'agent double Esterhazy en liberté, car on espérait intoxiquer l'Allemagne en lui transmettant, à travers lui, de fausses informations. Il fallait donc un autre coupable, puisqu’il était de notoriété publique qu’il y avait bel et bien eu trahison et transmission de renseignements essentiels à l’Allemagne. Dreyfus n'était qu'un officier sans importance, juif, sacrifié sans son consentement pour que la manip réussisse. Mais à l’époque, personne ne comprend cela. 

Après Zola, la polémique enfle entre la droite catholique conservatrice, anti-dreyfusarde et la gauche républicaine, appuyée par les minorités juives, protestantes et franc-maçonnes. Ce qui débouche sur la séparation de l'église et de l'Etat, en 1905 après dix années de déchirement. L'année suivante, Dreyfus sort du bagne et retrouve son grade, tout comme Picquart, qui devient général, et même Ministre de la Guerre.

Le 3ème homme à avoir cru à l'innocence de Dreyfus, Theodor Herzl, est un journaliste hongrois, juif lui aussi, correspondant à Paris du plus grand quotidien autrichien. Depuis que la Révolution française a accordé des droits égaux à tous, la Ville Lumière est devenue un phare pour les juifs d'Europe de l'Est, toujours victimes d'injustices et d'oppression. La vague antisémite qui submerge Paris est un choc. Jusqu’alors chaud partisan de l'intégration, Herzl commence à penser que les juifs auraient plutôt besoin d'avoir un Etat bien à eux.

Herzl s’investit et met sur pied à Bâle, en deux ans, le premier congrès sioniste mondial. Les délégués affluent de toute l'Europe et s'engagent à lutter pour la création d'Israël. Qui à l’époque s'appelle encore la Palestine, possession ottomane...

Palais Yildiz - Istanbul 1895 

Pour autant que les juifs et les diverses minorités acceptent leur statut de dhimmis (qui implique des droits réduits et une fiscalité accrue), le Sultan se fait fort de les protéger et d’empêcher les pogroms, de fait plus rares que dans le monde chrétien. Mais si l’Empire ottoman a dominé la Méditerranée, il a raté le virage des lumières et son ombre rétrécit à vue d'œil. Moscou, Vienne, Paris et Londres se disputent ses dépouilles et les terres chrétiennes d’Europe relèvent la tête, luttant férocement pour gagner leur indépendance. Chassés sans ménagement de Crimée et des Balkans, des dizaines de milliers de musulmans se réfugient en Anatolie, réclamant vengeance. Des milliers de chrétiens, arméniens et assyriens sont alors massacrés par leurs voisins turcs et kurdes. Paris, Londres et Moscou menacent d'intervenir pour mettre fin aux « Massacres Hamidiens ».

Le Kaiser Guillaume, Empereur d'Allemagne, fournit argent, conseillers, techniciens et chemin de fer au Sultan Abdul Hammid II, son allié... Officiellement, il condamne les Massacres Hamidiens, mais le Baron Max von Oppenheim, son émissaire secret, chuchote un autre discours.

Le Baron Max est l'héritier d'une dynastie de banquiers juifs. Son père s'est converti au christianisme pour pouvoir épouser sa mère. Du coup, lui s'intéresse à la 3ème religion du livre. Il apprend l'arabe, lit le coran, collectionne l'art oriental. A 32 ans, il part « faire la route », hippie avant l'heure, de l'Andalousie à Damas.

A Beyrouth, il devient l’ami de l’émir panislamiste druze Chekib Arsalan. Ensemble, ils se persuadent que la technologie allemande et la force du jihad, alliées, pourraient repousser russes et franco-britanniques … à condition qu'Abdul Hamid, khalife des musulmans, appelle à la guerre sainte !

Le Baron Max utilise sa qualité de représentant officieux du Kaiser pour obtenir une audience du Sultan. Il le rencontre en compagnie d’Arsalan et les deux hommes tentent en vain de le convaincre. Abdul Hammid craint de s'aliéner les autres puissances européennes et temporise.

On ignore toujours si l'appel au jihad du Baron Max avait reçu l’appui secret de la chancellerie allemande. Ou pas. Mais ce qui est certain, c’est que Berlin envoie ensuite von Oppenheim prêcher la guerre sainte contre les anglo-français, au Caire, puis au Maroc. Sans succès immédiat, mais des jalons sont posés. En 1909, les officiers Jeunes Turcs chassent Habdul Hamid, jugé trop mou, dans le but d’instaurer un état nation moderne, républicain laïc et homogène, à l'européenne.

Issu d’une grande famille libanaise, Chekib Arsalan ne soutient pas la révolution. Il conforte au contraire ses choix panislamistes et panarabes en se convertissant, lui le druze, à l’islam sunnite. A l’inverse, ses deux frères se rapprochent de la franc-maçonnerie et du nationalisme turc : ils finiront ministres.

Les minorités religieuses font les frais de la « turquisation » des restes de l’Empire ottoman. Chrétiens, arméniens, assyriens, alévis et même islamistes sont pourchassés, perçus comme autant de vestiges du passé. Le soulèvement arabe est combattu, car allié des Britanniques.

A la fin de la guerre de 14-18, quand la France s’empare de la Syrie en vertu des accords Sykes-Picot, Chekib Arsalan doit s’exiler en Europe. Grâce à l’argent allemand du Baron Max von Oppenheim, l’émir s’installe à Genève, dont il va faire le centre mondial du mouvement anticolonial islamique, soutenu par les fonds discrets de Berlin, en marge de la SDN. 

 A1 – 1914 : La Paix assassinée

Hôtel de Ville, Sarajevo, le 28 juin

En un mois, cet été-là, la paix fut assassinée deux fois, entraînant 30 millions de morts. Les noms de Jaurès et de l'Archiduc François Ferdinand sont connus, mais ce que l’on sait moins, c’est que leurs deux assassins, jeunes exaltés nationalistes, jouaient très certainement, sans le savoir, le jeu de services secrets ! 

Héritier désigné du double trône austro-hongrois, François Ferdinand aime tous les peuples de son Empire : tchèques (comme son épouse), musulmans, slaves, juifs, allemands ou tziganes. Il a soif de réformes et rêve de tous les réunir dans une Confédération de peuples égaux en droits, sur le modèle helvétique. Le problème, c’est que ce n'est pas du goût des pangermanistes qui peuplent ses services secrets. Leur idée, c’est au contraire l’union des peuples germaniques d’Allemagne et d’Autriche pour dominer les peuples slaves et les minorités d’un grand Empire central unifié. Le IIIème Reich avant l’heure. François-Joseph, l’Empereur d’Autriche en titre, vient d’ailleurs de mutualiser ses services secrets avec ceux de son cousin le Kaiser et c’est un officier prussien, le Colonel Walter Nicolaï, chef du Drei B le renseignement militaire allemand, qui les supervise. 

Parlant allemand, russe et français, Nicolaï est un maître espion expérimenté et surtout retors. Fin 1916, insatisfait des rapports sans intérêt que lui envoie de Madrid Mata Hari, alias Margaretha Geertruida Zelle, il aurait fait en sorte que les Français l’identifient et l’arrêtent en envoyant un message radio qu’il savait devoir être intercepté et décodé par le 2ème Bureau français. La manœuvre aurait eu pour but de protéger une autre agent double, Marthe Richard, manipulée comme Margaretha Geertruida par une femme officier du Drei B, Elsbeth Schragmüller von Cramer von Clausbruch. Une aristocrate, Docteure ès sciences politiques, qui gère une écurie de prostituées et de demi-mondaines déployées dans toute l’Europe, pour le compte de Nicolaï.

Marthe et Margaretha Gertruida partagent également le même contact à Madrid, le colonel Denvignes et le même agent traitant à Paris, le capitaine Ladoux, qui sera lui aussi accusé (et blanchi) de travailler pour l’Allemagne. Marthe Richard, qui avait commencé sa carrière de « fille à soldats » à 16 ans, dans une maison d’abattage de Nancy, s’en sortira indemne, mais Margaretha sera fusillée.

En 1914 donc, le roué colonel Nicolaï a déjà compris que les gentilles idées de Franz Ferdinand contrecarrent les plans bellicistes des états-majors de Vienne et Berlin… D’autant qu’il sait qu’à Saint Petersbourg, les généraux russes rêvent de suprématie slave et projettent d’ajouter Croatie et Slovénie au grand Royaume des Slaves du sud qu’ils préparent : la future Yougoslavie ! Elle devra évidemment être dirigée par les Serbes orthodoxes.

A l'inverse, pour Nicolaï, Croatie et Slovénie doivent évidemment intégrer le futur Reich pangermanique unifié, puisqu'elles sont catholiques... Qui prendra l’autre de vitesse ? Les deux empires ont le même problème, celui de tout empire : comment gérer ses minorités ethniques, linguistiques et ou religieuses ?

Vu de Moscou, c'est simple : l'Okhrana, la police secrète du Tsar est pléthorique et tient d'une main de fer le patchwork de l’Empire russe. Phocopie inversée des pan-germaniques, les pan-slavistes voient en Moscou la 3ème Rome qui doit diriger le monde au profit des slaves. L'idée du prince héritier autrichien leur déplait tout autant qu'aux huiles de berlin et Vienne. Pensez-donc, des peuples égaux en droits dans l’Empire austro-hongrois ? A quelques verstes de la Place Rouge ? Ce serait un très mauvais exemple.

Mieux vaut qu'ils demeurent des Slaves, certes catholiques, mais bel et bien slaves et opprimés par les méchants germanistes. Il sera beaucoup plus simple de les intégrer dans le projet de regrouper tous les slaves du sud dans un pays sous domination orthodoxe. 

Heureusement, tout comme le Grand Duc chez les germanistes, les slaves sont loin d'être tous des extrémistes. Sazonov, Le Ministre russe des Affaires étrangères et Pasiç, le premier serbe, maintiennent le dialogue avec leurs homologues de Vienne et Sarajevo. Au contraire, le Baron Von Hartwig ambassadeur russe à Belgrade est un pan-slaviste déclaré. Ou peut-être un agent double, tant il est vrai qu’ils endossent souvent les couvertures les plus extrémistes.

En tout cas, von Hartwig d'origine Allemande, complote avec Apis, le Colonel Dragutin Dimitrevic. Un dur, chef des services secrets serbes et créateur de la Main Noire. Une société pas très secrète, puisque Pasiç apprend qu'un attentat menace l'archiduc Ferdinand à Sarajevo. Il prévient Vienne. Où l'état-major refuse une escorte militaire, l'épouse de l'Archiduc étant roturière.

Le jour dit, l'Archiduc est assassiné. Le tireur, Gavrilo Princip, est un jeune anarchiste serbe sans le sou, condamné par la tuberculose. A-t-il vendu son méfait ? Torturé, il lâche facilement le nom de la Main Noire. Mais qui se cache derrière cette organisation mystérieuse ? L'Ambassadeur Hartwig meurt d'une crise cardiaque en pleine audition - qu’on imagine houleuse - à l'Ambassade autrichienne.

Son complice Dimitrievic est cependant arrêté à Belgrade, sur ordre du Gouvernement serbe, mais la Serbie n'extrade pas ses ressortissants. Vienne et Berlin lui déclarent alors la guerre. Moscou vole à son secours, entraînant ses alliés, Paris et Londres. Ravis d'être débarrassés du gentil Ferdinand, les état-majors allemand et autrichiens espèrent une victoire rapide. Ils ont bien préparé la guerre. Tout n'est pourtant pas encore joué.

Bruxelles, le 29 juillet 1914

Deux ans plus tôt, les chefs socialistes de toute l'Europe se sont jurés de déclencher une grève générale internationale si la guerre devait être déclarée. Ils se réunissent en urgence à Bruxelles, fin juillet. Jean Jaurès, le tribun français, croit encore pouvoir empêcher la boucherie. Une grève des transports paralyserait les mobilisations. Mais ce doit être dans chaque pays, sinon, c'est livrer la nation à l'ennemi.

Hélas, les dirigeants allemands et autrichiens font faux bond et refusent la grève. Ils ne laissent même pas Rosa Luxembourg la pacifiste russo-allemande s'exprimer à la tribune. Les pacifistes russes sont particulièrement remontés mais leur principal tribun, qui sait si bien galvaniser les foules, un certain Lénine, est retenu par la police autrichienne. Sa maîtresse Inès Armand, le remplace au pied levé à la tribune, mais ce n'est évidemment pas pareil. Libéré par les Autrichiens après le congrès raté, Lénine se réfugie en Suisse.

Rentré à Paris, Jaurès croit encore à la paix. Son ami le Secrétaire d'Etat Jules Ferry le prévient qu'il va se faire assassiner, s'il persiste. D'autant que l'Allemagne veut en découdre : elle lance un ultimatum à la France, qui s'apprête à le refuser. Jaurès se prépare à dénoncer publiquement ce qu'il appelle la trahison du gouvernement. Son assassin, Raoul Villain, ne lui en laisse pas le temps et Jaurès meurt le 31 juillet.

Aussitôt arrêté, Villain, étudiant catholique, répète les accusations de la presse nationaliste : Jaurès trahit la patrie... Mais Villain a sur lui une forte somme d'argent. De plus il connaît l'Ambassadeur de Russie. Alexandre Izvoski bétonne depuis des années l'alliance franco-russe et les liens avec Londres. Jaurès l'a accusé d'utiliser les fonds de l'emprunt russe pour arroser la presse nationaliste française. De fait, la presse « nationale » vante l’emprunt russe et attise la haine du boche... La propagande médiatique n’est pas une invention récente. Si Jaurès avait pu empêcher Paris d'entrer en guerre, Moscou se serait retrouvée seule face à Berlin et Vienne. Izvoski le savait et trois jours après l'assassinat, au soir de la déclaration de guerre, il lâche, euphorique : « c'est « ma » guerre ...»

Comme souvent dans les affaires d'espionnage, les preuves font défaut. Jaurès entravait l'effort de guerre et Villain aurait pu agir seul ou même actionné par le 2ème bureau français. Dès l'assassinat, les socialistes se rallient à l'Union Sacrée et entrent au gouvernement. A son procès, après la guerre, Villain est acquitté, tandis que la veuve de Jaurès est condamnée aux dépens...

 A2 – 1915 : La Guerre en Suisse

Genève, consulat de France, le 21 avril

Lorsque la guerre éclate, l’invasion, puis l’occupation sanglante de la Belgique neutre et du Luxembourg scandalisent la Suisse romande, francophone. Un quart des 80 000 Français de Suisse repassent la frontière pour rejoindre les rangs, tandis que près de 20 000 volontaires suisses romands s'engagent. La moitié dans la légion étrangère et pour le reste dans les troupes régulières, la France offrant sa nationalité à ceux qui s’engagent pour la durée de la guerre. Les légionnaires combattront sur la Somme, les troupes régulières à Verdun. L'écrivain chaux-de-fonnier Blaise Cendrars y laisse un bras. Des milliers d’autres n'en reviendront pas.

Sur les 200 000 Allemands résidents en Suisse alémanique, au contraire, la plupart y reste. Il est vrai qu’ils sont mobilisés sur place par le Drei B du Colonel Nikolaï, pour une mission de propagande… Le but est de pousser la Suisse à déclarer la guerre à la France, au nom de la solidarité germanique. Ils ont un allié de poids en la personne du Général Wille, nommé à la tête de l'armée suisse par le Conseil fédéral qui compte alors 6 alémaniques et un seul romand.

Issu d'une famille d'officiers neuchâtelois au service de la Prusse, le Général Wille est un proche du Kaiser, qui est le parrain de son fils. Il est aussi le gendre de Bismarck et il prépare des plans d'invasion de la France, tous repoussés par le Conseil Fédéral. Chaque matin, ses adjoints, les colonels d'Etat-Major Eggli et Wattenville renseignent l'attaché militaire allemand. Ils lui fournissent entre autres les notes secrètes de l’Ambassade russe, interceptées par le chiffre suisse.

Un officier romand, de mère russe, fait informer « l'homme au Ruban Rouge ». Charles Fabiani, de son vrai nom, organise la contre-propagande française, depuis l'Hôtel Beau Rivage, à Lausanne. Président du parti radical français, il dispose en Suisse d'un petit magot, qui lui vient d'un arbitrage rendu par la Confédération dans un conflit opposant son père au Venezuela. Il met sa fortune personnelle au service de son pays, ce qui lui vaut le respect de ses hôtes romands : politiciens, officiers et journalistes.

Les journaux romands soulèvent alors le scandale. Eggli et Wattenville disent avoir agi « pour le bien du pays », un service de renseignements « possédant des règles propres qui le placent souvent au-dessus de la morale et de la neutralité ». Sous la pression francophone, le Conseil Fédéral exige un procès. Le Général Wille obtient qu'il soit militaire et les deux colonels écopent ... de trois semaines d'arrêts de rigueur !

Le Drei B allemand surveille aussi les agents français. Franc-maçon savoyard, François Genoud dirige à Lausanne une entreprise de papier peint. Pour ses affaires, il voyage en Allemagne recueillant des renseignements.

Arrêté à Francfort, son beau-frère suisse crache le morceau. Le Drei B informe Berne et Genoud passe trois semaines au trou à Lausanne. Son fils alors âgé de deux ans, également prénommé François, deviendra plus tard le plus incroyable agent multiple du XXème siècle, travaillant pour les nazis, les Algériens, les Syriens, les Américains et peut-être aussi les Français et les Soviétiques, mais toujours aussi pour la Suisse.

Également dénoncé par le Drei B, Reiser, pauvre bougre alsacien, est arrêté par la police suisse, alors qu'il se prépare à faire sauter des voies ferrées allemandes. Son officier traitant du 2ème bureau français témoigne lors de son procès à Berne. Il estime que Reiser devrait bénéficier de circonstances atténuantes, puisqu'il a agi par patriotisme et que l'affaire Eggli-Wattenville crée en Suisse une jurisprudence favorable.

Pourtant, les juges civils suisses ne se sentent pas concernés par une jurisprudence militaire. Ils estiment au contraire que la Suisse « se doit de protéger également les biens situés à l'étranger, au nom de la communauté des intérêts des peuples ». Une condamnation claire du terrorisme, qui ne figure pas encore à l'époque dans les conventions de Genève. La lutte contre les exactions à l'égard des civils et des infrastructures n’en est encore qu’à ses balbutiements et pour les services secrets, le mot d’ordre c’est plutôt « tout est permis tant qu’on reste dans l’ombre ».

Le 2ème Bureau français gère ainsi une maison close, à 500 mètres de la frontière de Mon Idée, près d'Annemasse. Tout le gratin genevois y défile : espions, consuls, militaires et marchands d'armes en goguette, enclins ou non aux confidences sur l’oreiller. De même, si le patron du Royal d'Evian s'avère être un agent allemand, « l'Homme au Ruban rouge » monte un solide réseau serré d'informateurs français dans les palaces helvétiques. Les 5 étoiles du Léman continuent en effet d'accueillir les grands de ce monde, en dépit de la guerre.

Pourtant, c’est vraiment la guerre : plusieurs membres du personnel de ces grands hôtels meurent mystérieusement durant cette guerre des palaces et Fabiani lui-même échappe à Bâle à un enlèvement. Avant de manquer d'être empoisonné, lorsque son propre médecin lui brûle les cordes vocales au nitrate d'argent, pour l'empêcher de parler !

Conflit oblige, la Suisse est le dernier bastion de la liberté d'opinion. Révolutionnaires et leaders anticolonialistes s'y sont réfugiés par centaines, surveillés de près par leurs gouvernements respectifs. Syriens, Serbes, Grecs et Arméniens se plaignent du Consul Ottoman. Sa résidence est perquisitionnée par la police genevoise : le consul et deux épouses de généraux allemands de l'armée turque sont arrêtés. Tandis qu'un inspecteur de police genevois, suspecté d'être un agent français, s'enfuit à Lyon la veille de son arrestation.

Les tribunaux suisses jugent plus de cent affaires d'espionnage par an. Nombre d'entre elles mêlent des agents allemands aux terroristes internationaux.

Le Colonel Nikolaï a une obsession : déstabiliser les alliés, en déclenchant grèves et révoltes anticoloniales. Ce que Berlin appelle « Guerre par la Révolution ». Depuis le Tessin, le Drei B « traite » les anarchistes italiens qu'il sponsorise généreusement. Quand les Autrichiens lancent leur grande offensive sur Venise en 1917, la grève générale éclate à Turin, paralysant l'approvisionnement du front. C’est bien plus efficace que les attentats anarchistes dans les gares, qui avaient tué surtout des civils, avec des explosifs fournis par le Drei B ! 

Alors que la défaite allemande se profile, un énorme stock d'armes et d'explosifs est découvert à Zurich, à la Nordstrasse. Il y a même des bacilles, capables de déclencher d'horribles épidémies. Hans Schreck, le chef du Drei B en Suisse, est arrêté. Curieusement interné en psychiatrie à l'Hôpital de Zürich, il s'évade aisément et gagne l'Allemagne, gardant ainsi le secret de ses complicités helvétiques.

A3 – 1915 : L'arme nationaliste

Palazzo del Quirinale, Rome, le 23 mai

L'entrée en guerre de l'Italie aux côtés des Alliés résonne comme un coup de théâtre. Pour y parvenir, Paris a misé sur deux redoutables tribuns.

Considéré comme le plus grand poète italien moderne, Gabriele d'Annunzio brûle de ferveur nationaliste. Il rêve d'arracher les derniers territoires italiens des griffes autrichiennes et ses discours font mouche. Ça tombe bien, car il est aussi criblé de dettes : la France paie sans sourciller l'équivalent de plusieurs millions d'aujourd'hui.

Il n'est pourtant pas le seul, le Roi étant pris en tenaille : à l'autre bout de l'échiquier politique, la France a su trouver le cœur et le portefeuille du jeune directeur de l'Avanti, le quotidien socialiste. C'est par la SFIO, le parti socialiste français, entré au Gouvernement après l'assassinat de Jaurès, que Paris subventionne les articles de Benito Mussolini. Surnommé « le Duce », déjà, par ses camarades et très remonté contre « les Empires centraux réactionnaires », qu'il accuse de cléricalisme et d'entrave à la liberté des peuples.

De Vagabond à Dictateur

Jadis jeté en prison pour ses activités anticolonialistes, puis déserteur, il s'était réfugié en Suisse, où il a organisé des grèves à Berne et à Genève, puis étudié à Lausanne, tout en dormant sous les ponts. Endurci par la prison et l'exil, rentré en Italie à la faveur d'une amnistie, l'ancien journaliste pacifiste est désormais va-t’en guerre. Comme de larges pans de la gauche européenne, touchée par le nationalisme.

Joints aux envolées lyriques de D'Annunzio, les discours populistes de Mussolini emportent les derniers scrupules de Vittorio Emanuele III di Savoia. Le Roi avait déjà été appâté par les promesses de gain territoriaux dans les Alpes et l'Adriatique, qui toutefois font tiquer la Serbie et l’allié russe. L'Italie entre donc en guerre, sans l'accord de son parlement.

D'Anunzio et le Duce s'engagent aussitôt. Le poète multiplie les coups d'éclats et survole Vienne pour y lâcher des tracts. La presse alliée s'extasie sur ses exploits. Il viole les ports autrichiens de Croatie, à bord de motoscaphes vénitiens, puissamment remotorisés et armés de torpilles. Il côtoie le Comte Ciano dans ces actions commandos, dont le fils épousera la fille du Duce.

L'action de ce dernier est moins flamboyante. Versé dans l’infanterie, Mussolini est blessé dans les durs combats du Tyrol et l'ancien déserteur est rendu à la vie civile. 

C'est désormais le Mi5 britannique qui le rétribue pour recruter du monde et faire le coup de poing, sur les chantiers et dans les manifs, contre les anarchistes qui sabotent l'effort de guerre. Eux-mêmes payés et armés par le bureau tessinois du Drei B allemand.

Le jihad islamique contre la Route des Indes

Entretemps, le Drei B s’est doté d'un Nachrichtenstelle den Orient, ou « FsO », dirigé par le fameux Baron Max von Oppenheim. Qui voit plus que jamais, dans le jihad islamique, l'arme qui va briser les empires français et britanniques. Berlin financera les conférences panislamiques de Genève et ce fervent supporter du nationalisme arabe est qualifié par Lawrence d'Arabie de « meilleur spécialiste du Moyen orient ! ».

Sauf que le Moyen Orient étant alors ottoman et donc allié de Berlin, la vision du Baron Max portait en fait bien plus loin, au-delà du monde arabe : les Indes britanniques étaient la cible !

Réfugié en Californie, l'anarchiste et indépendantiste hindou Lala Har Dayal y est jeté en prison, sous la pression de Londres. Libéré sous caution, il file en Suisse à l'anglaise. Où le Baron Max le met en contact avec Hans Schreck, le chef du réseau allemand en Suisse, qui doit lui fournir armes et explosifs pour soulever les Indes. Mais l'affaire fait long feu. Le réseau allemand est surveillé par le 2ème Bureau français et la police zurichoise est prévenue qu’un véritable arsenal est dissimulé dans une écurie de la Nordstrasse. La rumeur évoque aussi l'ombre d'Allen Dulles, futur fondateur de la CIA, alors attaché d'Ambassade à Berne, qui aurait été informé par Dayal, en échange de la promesse d’un soutien américain à l’indépendance des Indes. Renseignement français ou américain, le mystère demeure.

Les Lawrence allemands

Autres réfugiés à Genève, Khrishna Varma et Mahendra Pratap sont à leur tour contactés par le Baron Max, qui s’entête à soulever les Indes. Varna refuse de travailler « pour une autre puissance impérialiste », mais Pratap accepte. Il se voit propulsé « Président du Gouvernement Indien en Exil » par le Comité Indien pour l'Indépendance, financé par Berlin. Et embarqué aussitôt dans l'expédition germano-turque qui rejoint Wilhelm Wassmuss, le Lawrence allemand, en Afghanistan.

Les lieutenants Niedermayer et Von Hentig doivent convaincre le Khan Habibulah de chasser les Britanniques de Kaboul. Avant d'attaquer les Indes où Pratap déclencherait une rébellion. Prudent, le Khan préfère temporiser, attendant de voir comment tourne la guerre. L'expédition a plus de succès avec les tribus turques djangali, vivant sur les champs de pétrole iraniens, qui se soulèvent. Cela ne suffit pourtant pas à interrompre les livraisons d'or noir perse aux Britanniques.

Le soutien allemand au sionisme

De leur côté, Lawrence d'Arabie et les Anglais ont lu Von Oppenheim et s’ils lui rendent hommage, ils ont aussi bien compris la leçon. Ils parviennent à soulever les Arabes contre les Ottomans, alliés de Berlin. Le FsO change alors de tête, le Baron Max payant l’échec flagrant de sa politique.

Son remplaçant, Eugen Mittwoch est aussi spécialiste de l'islam, mais de religion juive. Il se fait assister d'un Suisse alémanique, ancien correspondant à Istanbul, Max Rudolph Kauffman et de Nahum Goldman, chargé des relations avec le sionisme au Ministère allemand des Affaires étrangères.

Dorénavant et jusqu'à la fin de la guerre, l'appui de Berlin au sionisme remplacera le soutien au jihad. Non sans arrière-pensée : l’immense majorité des juifs habitent alors dans l’Empire russe, que le Bund et les mouvements révolutionnaires à dominante juive font vaciller. Avec l’appui déterminé de Berlin.

Après l'armistice, Londres coupe brutalement les vivres à Mussolini, qui ne lui est plus d’aucune utilité. Le Duce invente alors le fascisme, pour pouvoir continuer à payer son armée privée, grâce à l'argent des industriels et propriétaires terriens italiens, pour lesquels il travaille dorénavant. En face, les communistes sont désormais soutenus par Moscou.

A4 – 1916 : Sir Lawrence & Dr Picot

Palais du Chérif Hussein Ben Ali, la Mecque, le 6 juin.

Susciter des révoltes et entraîner dans la guerre de nouveaux alliés, c'est le grand jeu des espions du monde entier. Cette année-là, c’est un trio d'archéologues britanniques qui remporte la partie. Dirigés par une femme, Lady Bell, ils soulèvent le monde arabe contre l'Empire ottoman, allié de Berlin. Trois mousquetaires, en fait quatre, puisqu’aidés sur le terrain par un officier français, bardé de 15 années d'expériences marocaines. Avec ses 1200 tirailleurs algériens et marocains, le Colonel Brémont s’empare de la voie ferrée du Hedjaz, empêchant l’arrivée des renforts ottomans, ce qui permet à Lawrence et à Fayçal de prendre La Mecque et Médine puis Jeddah.

Appelons ça ricochet, ou effet papillon, c'est l'action de l'Allemagne au Mexique qui les rend célèbres. Berlin et Vienne poussent en effet Mexico à attaquer les Etats-Unis, dans le but de récupérer le Texas et la Californie. Intercepté, le projet d'alliance fâche très fort Washington et le Président Wilson charge Hollywood de filmer la guerre en Europe pour la rendre héroïque, sinon jolie, afin d'y préparer les Américains.

Vu le peu de glamour des tranchées, c'est au Moyen Orient que Lowel Thomas trouve le romantisme dont il a besoin pour ses actualités cinématographiques. Il en fera même un long métrage, « Lawrence in Arabia », vu par 4 millions de spectateurs. Ce qui motivera Sir Edward Lawrence à écrire son bestseller « Les 7 piliers de la sagesse ». Il y racontera sa guerre contre les Ottomans, comme Conseiller militaire de Fayçal el Hachem, le fils du chérif hachémite de la Mecque.

Lady Bell, l’espionne romantique

Si le hasard et la magie de Hollywood font de Sir Lawrence un héros mondial, ses deux acolytes n’en sont pas moins intéressants. Cheffe de ce brelan d'espions arabophones, Lady Gertrude Bell est une alpiniste réputée. Le Piz Gertrude, dans les Grisons, lui doit son nom. L'Allemagne l’appelait « la Reine du Désert » et « Gertrude » était le plan nazi d'invasion de la Turquie. Werner Herzog lui a consacré un film, avec Nicole Kidman.

Lady Bell est une vieille amie du Chérif Ali Hussein et surtout de son fils Fayçal el Hachem, qu'elle veut aider à moderniser la nation arabe. D'origine juive, elle voit dans le sionisme l'opportunité d'aider à la fois les arabes et les juifs. Elle se méfie en revanche des chiites, craignant « le risque d'une théocratie qui créerait toutes sortes de problèmes ».

Mais les premiers problèmes viendront du très réactionnaire wahhabisme saoudien, sorti du désert avec l'aide de Saint-John Philby, le 3ème mousquetaire.

Si le Chérif Ali el Hachem est tolérant et humaniste, protecteur des minorités religieuses de l’Empire ottoman (il sera le premier à dénoncer le génocide arménien), son concurrent wahhabite est conservateur et intolérant.

Saint-John Philby, aide de camp de Fayçal al Saoud

Soucieux de ménager la chèvre et le chou, le MI6 a placé Philby comme conseiller auprès d'Al Saoud. Or Fayçal al Saoud, le rival wahhabite, sort du désert après le départ des Turcs, au moment où Lawrence, le conseiller de Fayçal el Hachem, le fils d’Ali, rentre faire le beau en Angleterre et profiter de sa célébrité. Saint-John Philby, lui, reste au côté de Fayçal al Saoud et se convertit à l’Islam.

Né à Ceylan, socialiste excentrique, Cheikh Abdullah Philby aidera même al Saoud à chasser de La Mecque le père et le frère de Fayçal el Hachem, avant de fonder l'ARAMCO avec les dollars Américains. 

La traîtrise de Saint-John Philby n’est cependant rien comparée à celle de son fils Kim, qui deviendra le plus célèbre agent double de la guerre froide, trahissant le MI5 pour le compte du KGB. Une appétence filiale pour la trahison motivée par la haine du colonialisme, symbolisé par les accords Sykes-Picot.

Dessine-moi un pays 

A l'époque, pour dessiner un pays, on prend une carte et on trace des traits. Les diplomates Edward Sykes et Georges Picot se partagent ainsi l'Empire ottoman, avec leurs alliés russe et italien. Francophile et catholique, Sykes est spécialiste du monde kurde, tandis que Picot, ancien consul à Beyrouth, est anglophile et très attaché à la défense des chrétiens d'Orient.

La France joue la carte culturelle et se réserve les anciens royaumes francs côtiers de Phénicie plus la Cilicie arménienne, l'Assyrie chrétienne et un gros morceau du Kurdistan, recoupant grosso modo l'ancien royaume franc. La Grande-Bretagne (et la British Petroleum) préfèrent s’arroger le Koweït et l'Est de l'Irak riches en pétrole, jusqu'à Bagdad. L'Italie hérite des îles de la mer Egée et des anciens territoires vénitiens. La Russie, protectrice des orthodoxes, vise l'Arménie et le nord de l'Iran.

Alep, Homs, Damas et les principales villes syriennes restent indépendantes, mais dans une zone d'influence française, tandis que le reste de l'Irak et la Transjordanie deviennent zone d’influence britannique. Dans les accords, la Palestine est internationalisée, ouverte à l’immigration sioniste.

Pétrole arabe et Appétit russe 

Seule la Péninsule arabe reste entièrement libre et indépendante et Fayçal el Hachem en est informé. Mais pas son rival homonyme Fayçal al Saoud, qui le sera par les Bolcheviks. Ils ont trouvé les accords dans l'ancien Palais d'Hiver au cours de la révolution et ils les publient au nom de la Liberté des peuples. Et aussi un peu pour embêter les grandes puissances, la liberté des peuples étant à géométrie variable, pour les bolcheviks.

Financée à l'origine par le Baron islamiste Max Von Oppenheim, la révolte djangali de Kucek Xan, au Nord de l'Iran, reçoit après 1918 le soutien du Kremlin, non sans arrière-pensée. Moscou convoite elle aussi cette région pétrolière. Sur le conseil de Trotski, Iakov Blumkine amène 3000 hommes en armes et des bateaux de guerre sur la mer Caspienne, sous faux drapeau azeri. Mais Kucek Xan, le très islamiste chef du soulèvement djangali, tient à son indépendance, « vis à vis de n'importe quel pays », même l'URSS. Du coup, quand Staline délaissera l'internationalisme prolétarien pour le très nationaliste « socialisme dans un seul pays », les djangalis seront les premiers sacrifiés. Iakov Blumkine recevra même l'ordre de les livrer au shah de Perse.

Entretemps, ulcérés par la défaite face aux arabes alliés aux anglo-français les officiers Jeunes Turcs ont renversé le Sultan, avec le soutien de leurs nouveaux alliés bolcheviks. L’Empire Ottoman est mort, victime désignée des accords Sykes Picot. Place à la Turquie moderne, qui reprend à la France le Kurdistan, la Cilicie et les zones assyriennes. Paris se rattrape en Syrie, occupant Damas et la zone protégée, aux dépens de Fayçal el Hachem, déjà chassé d'Arabie à cause de ces mêmes accords.

Modifiés à Genève en 1919, puis à Lausanne en 1923, les accords Sykes-Picot ne seront jamais appliqués comme ils avaient été conçus. Ils demeurent néanmoins le symbole des partages coloniaux, rejetés par les peuples.

A5 - 1916 : Génocide et Révolution

Où l'on reparle de la Mer Noire, des Empires russe et ottoman, des "dönme", juifs convertis à l'Islam et du génocide arménien…

Trébizonde, Anatolie, au bord de la mer Noire le 15 avril

Les troupes russes entrent dans une ville vidée de ses habitants chrétiens, massacrés par l’armée ottomane qui se replie. En 1895 déjà, les communautés chrétiennes de l’Empire ottoman avaient réclamé bruyamment la fin des taxes spéciales qui leur étaient imposées en tant que « dhimmi », déclenchant une répression féroce et la mort de 20 000 d'entre eux dans ce que l’on a appelé les Massacres Hamidiens.

Avec l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne, la contestation reprend, attisée par les services secrets russes et franco-britanniques. 4 millions d’Ottomans, un sur cinq, sont alors chrétiens. La moitié ne survivra pas à la guerre.

C'est l'Ambassadeur Freiherr von Wagenheim qui arrache l'entrée en guerre d'Istanbul. Mettant en application les idées du baron Max von Oppenheim, son patron du FSO le desk orient des services allemands, il réussit à convaincre le Sultan et les dirigeants Jeunes Turcs de décréter le jihad islamique contre les franco-britanniques. Avec un succès mitigé puisque les Arabes refusent et s’allient au contraire avec les démocraties.

L'appel au jihad se traduit en revanche aussitôt par de nouveaux massacres de chrétiens et notamment d’Arméniens. Von Wagenheim les condamne, tout en les justifiant. A ses yeux, comme à ceux des Jeunes Turcs, les chrétiens sont une 5ème colonne prête à aider les ennemis de l'Empire ottoman. De fait, si l'Allemagne utilise le jihad contre les alliés, les Turcs cherchent à utiliser les Arméniens contre les Russes et les alliés effectivement, tentent de soulever les chrétiens contre les Turcs.

Dès le début de la guerre, des agents turcs ont tenté de soudoyer des anarchistes arméniens pour fomenter des troubles chez leurs cousins russes. Mais les Arméniens se souvenaient que leurs parents avaient été massacrés par les Turcs 20 ans plus tôt et ils ont dit non. Et oui aux services russes et français qui leur suggéraient l'idée inverse. 150 000 arméniens turcs s'engagent donc dans l'armée russe, tandis que Moscou et Paris arment les villes frontalières. Les notables arméniens sont effondrés et apeurés : « Pour éviter la destruction de nos villes, nous ne devons pas répondre aux provocations. Même si les Turcs nous brûlent quelques villages ».

Hélas, les Jeunes Turcs vont faire bien pire, en organisant l'assassinat dans le désert de la moitié de la population arménienne ottomane : plus d'un million de civils, femmes enfants et vieillards. Un demi-million de Grecs et 300 000 assyriens sont aussi massacrés par les Turcs et les Kurdes, ensemble, à la même période. Pendant ce temps, au front, un jeune général, laïc et nationaliste, pétri d’idées modernes et formé au lycée français de Thessalonique, parvient à repousser les offensives alliées : Mustapha Kemal.

Après guerre, pour punir la Turquie, le Traité de Sèvres reprend le plan Sykes Picot, réduisant la Turquie à une partie de l'Anatolie, sans Istanbul ni minorités. Mais si le traité est signé par le Sultan, il est rejeté par Mustapha Kemal, qui commande désormais toute l'armée. Il prend le pouvoir et parle de faire juger les responsables du génocide arménien, mais attaque l’Arménie nouvellement indépendante, qu’il veut réintégrer dans la Turquie. Les puissances occidentales attaquent alors Istanbul pour faire respecter le traité de Sèvres.

Seulement, les peuples sont plus que las de la guerre. Les soldats français et britanniques sont déjà occupés à contre-cœur en Russie contre l'armée rouge, née de la Révolution bolchevique. Kemal, progressiste, reçoit le soutien moral de Washington et aussi des armes de Trotski, qui veut prendre l’Arménie en tenailles. Francophone et républicain, Kemal fait campagne auprès de l’intelligentsia française. Paris fait alors volte-face et dès 1921, abandonne la Cilicie à la Turquie et livre des armes à Istanbul.

Les Britanniques se battant à reculons et la France ayant changé de camp, l'Arménie indépendante est écrasée par l’armée turque. Seule une petite partie subsiste, vite absorbée par l'URSS. Lâchée, la Grèce est acculée et Mustapha Kemal devenu « Atatürk » signe le traité de Lausanne en vainqueur, en 1923. Plus question de juger les Jeunes Turcs coupables du massacre des chrétiens. Hormis trois chefs en fuite à l'étranger, Atatürk a eu besoin d'eux pour gagner sa guerre et ils sont devenus des héros intouchables.

Occidentaux et soviétiques font une croix sur deux millions de cadavres chrétiens en échange d'une paix durable. L'accord de Lausanne échange le million et demi de chrétiens orthodoxes vivant en Turquie contre trois-cent mille musulmans vivant en Grèce. Quitte à les forcer à déménager.

Le calviniste genevois Raymond de Candolles, nouveau patron du chemin de fer local, décrit l'exode affolé de milliers de Grecs de Smyrne, tandis qu'un autre Genevois, Lew, fabricant de cigarettes, filme l'enfer rouge des flammes qui dévorent la ville.

Cela aurait pu être pire et Vénizelos, le Premier Ministre grec, qui avait ouvert les hostilités mais perdu la guerre, propose Atatürk au Prix Nobel de la Paix. Ce dernier obtient comme il le voulait une Turquie homogène, incluant les Kurdes. A qui on ne demande pas non plus leur avis, sauf au Kurdistan irakien, riche en pétrole. Le Roi Fayçal d'Irak, protégé de Londres, et Atatürk s'en disputent la possession devant la SDN, à Genève, qui envoie une commission sur place. Cousin de Fayçal el Hachem, le général irakien Yassin al Hachimi galvanise les populations locales, qui youyoutisent la délégation. Les Kurdes clament sur tous les tons qu'ils ne veulent pas redevenir turcs et Mossoul, son pétrole et ses réserves d'eau resteront donc irakiennes.

Atatürk profite de son aura victorieuse pour moderniser à marches forcées. Il impose laïcité, égalité de la femme et alphabet latin. Le pays entier passe ou repasse à l'école. L'Iran et l'Afghanistan se briseront en voulant moderniser si vite, un demi-siècle plus tard. La Turquie survit, mais malgré tout, au bout d'un siècle, subit à son tour un vrai choc conservateur. Les islamistes accusent même Atatürk d'avoir été un agent sioniste.

En fait, Kemal était natif de Salonique dont les 3/4 des 120 000 habitants étaient alors juifs et la moitié du reste dönme, secte de juifs convertis à l'Islam  pour éviter la taxe de la dhimmitude. Philosémite, Atatürk s'est opposé à Hitler, qui l'admirait pourtant. Il n'est pas intervenu en Palestine et ses successeurs ont ménagé Israël. En trois ans Kemal Atatürk a doublé la superficie de la Turquie, qui rétrécissait sans cesse depuis deux siècles. Trop fort, pour un agent du grand complot cosmopolite international...

A6 - 1917 : Le train de Lénine

Ou comment les services allemands aidèrent Lénine à prendre le pouvoir et comment ça aurait pu marcher, si les Etats-Unis n'étaient pas entrés en guerre...

Palais d’Hiver, Petrograd, le 23 février

Lorsqu’éclate la révolution, l’Okhrana (la police secrète tsariste) de Saint-Petersbourg est dirigée d’une main de fer par le Général Alexandr Guerassimov, un nom assez répandu, aujourd’hui encore. Il multiplie les agents provocateurs dans les milieux révolutionnaires, au point d’encourager l’ascension de Lénine au sein du parti socialiste, car il a truffé son entourage d’agents doubles. Et puis l’extrémisme de Lénine lui semble devoir servir de repoussoir et diviser les socialistes. Un plan typique des services secrets, mais pour le moins risqué !

De son côté, le Drei B allemand ne reste pas inactif. Israël Alexander Gelfand, dit Parvus, est un socialiste biélorusse basé à Bâle. Ami de Lénine et de Rosa Luxembourg, il livre des armes bulgares aux Turcs, qui se battent contre les Russes dans le Caucase et contre les Alliés dans les Balkans. Rappelons que les socialistes allemands ont massivement voté la guerre et participent activement à la mobilisation, affichant volontiers un nationalisme débridé.

Parvus déteste le Tsar et assure que la débâcle d'une guerre perdue précipitera la fin du régime. En 1905 déjà, il a soutenu l'insurrection révolutionnaire, après la défaite de la Russie face au Japon. Affairiste avisé, il avait accentué les tensions en jouant contre le rouble, mais sa crise financière et l'insurrection du soviet de Leningrad, menée par Trotski, n'avaient pas suffi à renverser le Tsar qui l'avait fait jeter en prison. A sa sortie, Parvus s'est réfugié en Suisse, comme tous les révolutionnaires de l'époque.

A Istanbul, l'Ambassadeur d'Allemagne, Von Wangenheim, est séduit par les idées de Parvus qui rejoignent le concept allemand de « Guerre par la révolution ». Peu avant de mourir empoisonné par les alliés, l'Ambassadeur envoie l'aventurier à Berlin, présenter au « Drei B » un mémoire de 20 pages sur la révolution russe. Dès lors, des sommes considérables vont quitter l'Allemagne au profit de sociétés contrôlées par Parvus en Russie, par le biais de sociétés écrans, dans les pays scandinaves et en Suisse. Pour financer la Révolution, on ne rechigne à aucun moyen : escroqueries et trafics d’armes sont mis à contribution.

Il faut en effet payer des nervis pour créer des troubles et des hommes de paille pour entretenir l’activisme économique de Parvus, qui joue en bourse contre les intérêts russes. L’ancêtre de la guerre économique …

Mais l’affairiste n'oublie jamais de prélever sa dîme quand il se bat pour la cause. D'où ses fâcheries avec quelques révolutionnaire russes, qui l'accusent d'avoir détourné les recettes d'une pièce que Maxime Gorki avait offert au parti.

Parvus doit le gros de sa fortune à son association avec le comte Zahroff, richissime patron de la Vickers. Ce grec d'Istanbul a coutume de vendre des armes aux pays en guerre, aux deux parties à chaque fois. Voire même de créer des conflits – et des achats d'armes – en allant voir les responsables militaires d'un pays pour leur expliquer que leur voisin, ennemi héréditaire, vient d'acheter tel ou tel canon, apparemment dans l'intention de s'en servir.

En février, les mencheviks (socialistes modérés) ont certes renversé le Tsar, mais ils veulent poursuivre la guerre contre l'Allemagne. Parvus est alors mandaté par le DreiB allemand pour contacter Lénine, qui depuis la Suisse, milite pour l’arrêt de la guerre. Proche de Rosa Luxembourg, Parvus parvient à un accord : le transfert de Lénine et de toute son équipe, de Suisse en Russie, aux frais du Kaiser. Les séides de Parvus en Russie, ainsi que ses moyens financiers, seront mis à sa disposition. En échange, Lénine s'engage à signer la paix.

C'est Zinoviev qui représente Lénine dans les négociations avec Parvus et c'est le parlementaire socialiste suisse Fritz Platten qui organise le départ, avec l'accord du Conseiller Fédéral radical Arthur Hoffman. Celui-ci, avec l’appuis de l’Allemagne, vient déjà d’envoyer le socialiste suisse Robert Grimm à Saint-Petersbourg, pour proposer une paix séparée. Sauf que les échanges entre Grimm et Hoffman, interceptés par les alliés, mettent une grosse tâche sur la neutralité suisse et contraignent le Conseiller Fédéral à la démission.

La légende bolchevique, forgée après coup, parle d'un wagon plombé. L'idée d'une collusion avec l'Allemagne est en effet dérangeante et Lénine a d'ailleurs cherché d'autres moyens de gagner la Russie. Il a même sollicité un visa pour les Etats-Unis où se trouve déjà Trotski. Ce dernier, comme les mencheviks veut poursuivre la guerre contre l'Allemagne, même en cas de révolution, pour aider les spartakistes, l'extrême gauche allemande de Rosa Luxembourg à prendre le pouvoir. Ce qui consoliderait la révolution mondiale.

A Washington le Président Wilson, démocrate, s'accommoderait volontiers d'une Russie républicaine ouverte aux intérêts américains, qui poursuivrait la guerre à l'Allemagne. Trotski s'embarque pour la Finlande avec la bénédiction de la Maison Blanche et l'argent de businessmen américains. La paix projetée par Lénine permettrait au contraire à l'Allemagne de transférer ses troupes de l'Est à l'Ouest, au moment où les troupes américaines débarqueront en France. Futur chef de la CIA, Allen Dulles, en poste à l'Ambassade de Berne, refuse donc tout visa à Lénine.

Parvus et l’argent allemand tombent donc à pic et deux trains emportent Lénine, tout son staff révolutionnaire et autant de mencheviks favorables à la paix. En tout, une cinquantaine d'activistes issus des minorités ethniques, qui vont parvenir à prendre les commandes de l'URSS et du Komintern, par un coup d’état à Saint Petersbourg, dans la nuit du 25 octobre.

Lénine fait aussitôt signer, à Brest-Litovsk une paix très favorable à Berlin. Trotski finit par s'y rallier et l'Armée Rouge est alors attaquée par les armées blanches monarchistes, soutenues par des corps expéditionnaires occidentaux. La violence est extrême, de part et d'autre. Des aviateurs britanniques sont crucifiés du côté d'Odessa, où la marine française se mutine, mais finalement embarque les milliers de Russes blancs partant pour l’exil.

En Allemagne, les spartakistes se soulèvent et le Kaiser abdique, pour laisser la République de Weimar négocier l'armistice et stopper la révolution. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont assassinés. L'Armée Rouge de Trotski tente de sauver les spartakistes et les Hongrois de Bela Kun, mais son offensive échoue devant Varsovie.

Aidés de 400 officiers français, dont Pétain, Weygand et un certain colonel de Gaulle, les Polonais défendent vaillamment leur nouvelle indépendance. Le déchiffrage suisse des codes de l'Armée russe aide aussi.

Terrassée de l’intérieur par sa propre théorie de « La Guerre par la Révolution », l'Allemagne capitule sans avoir été écrasée militairement. Ce qui n’empêche pas Londres et Paris de lui imposer des conditions draconiennes. Erreur fatale !

Fritz Platten, quant à lui s’exile à Moscou. En 1942, le fondateur du PC suisse sera fusillé dans un camp du Goulag, sur ordre de Staline, soucieux d’éliminer tout ce qui pouvait avoir un lien avec l’Allemagne.

A7 - 1917 : La déclaration Balfour

Oû l'on découvre comment et pourquoi le sionisme a changé le Moyen Orient engendrant haines et luttes farouches, à l'opposé de ce dont rêvaient ses fondateurs.

Foreign Office, Whitehall, le 2 novembre

D'origine juive russe, Chaïm Weizman a commencé sa carrière de professeur de chimie à l'Université de Genève. C’est là qu’il a fondé son parti « Fraction démocratique », actif au sein du sionisme, dont il devient l'un des leaders mondiaux. Recruté ensuite par l’Université de Manchester, il est devenu sujet britannique. A la déclaration de guerre, il a inventé un nouveau procédé de fabrication d'acétone, bien plus rapide et économique. Or l’acétone permet la fabrication de la cordite, l’explosif alors utilisé dans toutes les balles et les obus.

Weizmann offre le gros de ses énormes royalties à la Grande-Bretagne, en soutien de l’effort de guerre. En échange, Lloyd George, premier ministre, le charge de rédiger une motion qui va révolutionner le monde. Signée par Lord Balfour, le Royaume Uni s'y déclare favorable au pour un foyer pour les juifs d’Europe et leur regroupement en Palestine, dans le respect des autres religions, musulmanes et chrétiennes.

L’Allemagne le voit comme une invite à sa propre population juive et réoriente à 180° l’action de ses services secrets : plus question d’appel au jihad, il faut éviter que les très nombreux juifs allemands se sentent trahis et mieux défendus par Londres que par Berlin. En plus leur allié ottoman est devenu turc, plus laïc que religieux alors que les arabes sont désormais clairement alliés aux Britanniques. De nombreux agents sont alors recrutés dans les milieux juifs par les services secrets allemands.

Depuis le Congrès Juif mondial de 1897, la Palestine enregistre chaque année l’afflux de milliers de familles juives au milieu d'arabes pas vraiment ravis, à qui on ne demande pas leur avis. En une génération, de 1890 à 1914, le nombre de Juifs en Palestine a quasiment doublé (de 43 000 à 85 000, + 197 %), dépassant le nombre de chrétiens (de 57 000 à 70 000 + 162 %) et explosant la natalité arabe (de 432 000 à 525 000 soit + 121 % seulement). Ils viennent principalement des Empires austro-hongrois, russe et allemand.

Prima donna des services britanniques au Moyen Orient, Lady Getrude Bell a un point commun avec Chaïm Weizman : son grand-père juif, Isaac Bell, a fait une fortune colossale dans la chimie. Et lorsque le N° 2 du sionisme mondial débarque au Proche Orient à la fin de la guerre, elle le met en rapport avec son vieil ami, qui vient de chasser les Turcs, Fayçal el Hachem, que la France ne veut pas voir monter sur le trône de Damas, contrairement aux promesses de Lawrence !

D'après les accords Sykes Picot, la Syrie doit entrer dans l'orbite française et Fayçal est bien trop proche des Britanniques aux yeux de Paris. La France, qui recule déjà en Turquie, ne veut pas tout perdre. En plus, Londres prévoit un statut spécial pour la Palestine, favorisant le sionisme, tandis que les milieux juifs français, républicains, sont alors majoritairement hostiles au sionisme. Ils prônent l'intégration des juifs dans leur pays de résidence. Et puis les juifs traditionnalistes de Palestine voient d’un mauvais œil l’afflux d’occidentaux venus de Russie et d’ailleurs, qui n’ont pas vraiment les mêmes habitudes.

Hussein ben Ali, chérif de la Mecque et père de Fayçal, bien plus conservateur que son fils, refuse le sionisme et se fait nommer Khalife des Musulmans, après que le dernier Khalife ottoman ait abdiqué sous la pression des Jeunes Turcs.

Fayçal, au contraire, conclut un pacte avec Weizman : le mouvement sioniste mondial militera contre les accords Sykes-Picot, pour une Grande Syrie intégrant Liban, Palestine et Jordanie. Fayçal s'engage en retours à protéger les juifs, en leur offrant un abri sûr en Palestine. L'apport de nouveaux habitants mieux formés et bien financés doit booster le développement arabe. Les deux hommes se rendent ensemble à Versailles, où les négociations de paix se compliquent.

A Versailles, en 1919, le Président démocrate américain, Woodrow Wilson, veut remplacer les guerres par un mécanisme de règlement des conflits. Une sorte de tribunal pour Etats, sur une idée du franc maçon français Léon Bourgeois, qui s'appellera « Société des Nations ». Hélas, à Washington le Congrès, dominé par les Républicains, est très isolationniste et il interdit aux Etats-Unis d'intégrer la SDN ; qui se crée malgré tout à Genève, bancale de ce fait, dès sa fondation. Washington y délègue tout de même un observateur, Allen Dulles, futur patron de la CIA, qui siège à la commission du désarmement.

Paris, en position de force à Versailles, en profite pour imposer ses vues à l'Allemagne, condamnée à payer des dommages de guerre exorbitants. En guise de main tendue, Berlin est poussée à la revanche. Idem en Syrie, où la France maintient son opposition au couronnement de Fayçal, réduisant à néant l'espoir d'une union judéo-arabe. 

A Londres, Lady Bell obtient malgré tout deux couronnes pour consoler son ami arabe : son jeune frère Abdallah el Hachem est nommé émir de Transjordanie, tandis que Fayçal lui-même est installé sur le trône d'Irak : « pour que la couronne n’aille pas aux chiites, ce qui finirait en théocratie », dit-elle à Londres. Sauf que la majorité irakienne est chiite et se révolte aussitôt contre l'arrivée d'un souverain sunnite ! Londres doit faire donner la troupe. Par contre, des armes britanniques sont livrées aux Saoud, qui attaquent le chérif de la Mecque Hussein ben Ali, le père de Fayçal et d’Abdallah.

En plus de lâcher les Saoud sur la Mecque, Londres coupe les vivres à Hussein, pour le contraindre à admettre le sionisme, ce qu’il refuse. Hussein préfère transmettre à son fils aîné Ali le titre de chérif de la Mecque, fonction familiale depuis 5 siècles, mais garde celui de Khalife des Musulmans. Aidés par les anglo-saxons, les Saoud chassent Ali de la Mecque et Hussein doit se réfugier à Chypre. Deux de ses fils, hachémites, règnent sur deux Etats arabes officiellement indépendants, mais en réalité sous tutelle. La mainmise anglo-française, chrétienne, remplace celle des Turcs qui eux, au moins, étaient sunnites.

La grogne se répand dans les souks et les mosquées. Les vieilles familles rivales des hachémites, comme les Hussein de Jérusalem appellent les Turcs à l’aide. Mais Kemal Atatürk refuse. Son plan est nationaliste et laïc, il veut moderniser la Turquie, pas s’embarrasser de solidarités religieuses avec des bédouins du désert. Il refuse d'intervenir hors de Turquie et en échange, les Occidentaux lui offrent le généreux traité de Lausanne. 

Le sentiment arabe d'avoir été floués par les anglo-français s’accentue, renforçant la fièvre anticoloniale, attisée par les communistes et bientôt aussi par les nazis, dans la grande tradition de l’anticolonialisme germanique, qui peut désormais se donner libre cours puisque l’Allemagne a été privée de ses colonies.

Islamiste et antisémite, issu d'une famille palestinienne proche du pouvoir ottoman, Amin Al Husseini se pose en rival déterminé des hachémites. Pour ménager la chèvre et le chou, les Britanniques le nomment Grand Mufti de Jerusalem. Il va devenir leur pire ennemi, allant jusqu'à faire assassiner le Roi Abdallah de Transjordanie, symbole de l'alliance des modernistes avec le pouvoir colonial.

Aux portes du désert, après avoir chassé Ali et son père Hussein du Hedjaz, la famille Saoud fonde l'Arabie saoudite, avec le soutien actif de Saint-John Philby. L'espion britannique s’est converti à l'Islam et collabore avec les Américains et l’ARAMCO pour mettre l’or noir au service du wahhabisme. La vision saoudienne très traditionnaliste de l’Islam va désormais régner en maître sur le monde sunnite.

A8 – 1926 : Des complots juifs ou antisémites ?

En résonnance avec l'actualité, Complots nous emmène aujourd'hui en 1926, à la découverte de l'un des tous premiers complots staliniens : l'assassinat à Paris du leader de l'indépendance ukrainienne, qui nous rappelle une constante : l'antisémitisme profond des polices secrètes russes, quelle que soit leur couleur politique.

Rue Racine, Paris, le 25 mai

La première guerre mondiale s'est terminée par l'implosion des quatre empires allemand, russe, austro-hongrois et ottoman, ce qui libère des dizaines de pays, qui deviennent indépendants.

Au prétexte des « Peuples Frères », l’Armée Rouge soviétique s’emploie aussitôt à reconquérir les territoires perdus, à commencer par l’Ukraine, tout en semant le trouble dans les empires coloniaux français et britanniques. Ces derniers semblaient sortis renforcés de la guerre, mais l’appui étasunien est plus que mitigé et le Komintern soviétique recycle très efficacement la théorie allemande de « guerre par la révolution », coalisant les forces nationalistes et communistes. 

Les colonies, c’est loin, mais le quartier latin, par contre …

Quand le leader indépendantiste ukrainien Simon Petlioura est assassiné entre la Sorbonne et la Faculté de Médecine, à deux pas du Boulevard Saint-Michel, le tout Paris politique s’enflamme. L'assassin a été arrêté. C’est un juif d’Odessa, qui clame avoir voulu venger les pogroms d'Ukraine. Sauf que le franc-maçon Petlioura les a toujours combattus. Il avait conclu un accord avec Jabotinski, le leader sioniste polonais et fait fusiller des auteurs de pogroms. Social-démocrate modéré, pro-occidental, Petlioura était en revanche l'ennemi juré des communistes russes.

De la SDN à Genève, Allen Dulles, futur fondateur de la CIA, crie au complot soviétique. Ce que Lavrenti Beria, nouveau chef de la Guépéou confirmera dès 1930. Ayant travaillé pour tous les avatars successifs de la police secrète russe, de l’Okhrana tsariste au KGB, en passant par la Tchéka, l’OGPU et le NKVD, Beria sait de quoi il parle. Pour son maître Staline, l’assassinat de Petlioura est une réussite absolue : actionné par les Soviétiques, l’assassin est acquitté par la France, pour n’avoir fait que venger les victimes des pogroms de la guerre d’indépendance ukrainienne. Ce qui conforte la thèse soviétique - mensongère - attribuant ces pogroms aux seuls indépendantistes ukrainiens.

En plus, le fait que l’assassin soit « un dangereux terroriste juif » sera même utilisé par Staline contre la vieille garde bolchévique « cosmopolite », qui lui fait de l’ombre : les juifs sont des assassins en puissance, dangereux pour « la Révolution dans un seul pays ». A Paris, l’Action Française hurle au complot juif. L’antisémitisme est encore ancré très profondément dans toutes les sociétés européennes, qui n’ont libéré les juifs qu’une ou deux générations auparavant.

L'un des acquis de la Révolution française était l'émancipation des juifs, qui fut étendue à l'Allemagne et à l'Autriche par Napoléon, en s’appuyant sur la franc-maçonnerie. Seulement les églises, tant catholique qu’orthodoxe, n'avaient jamais été d'accord et la Russie avait toujours maintenu « ses » juifs dans un statut inférieur. Au Congrès de Vienne, qu’il domine en vainqueur, le Tsar Alexandre 1er impose à l’Europe le retour aux lois médiévales antisémites. Les juifs devront attendre un demi-siècle pour obtenir enfin des droits égaux.

Les dates de l’émancipation des juifs : - France 1791 - Empire Ottoman 1839 - Royaume de Sardaigne 1848 - Autriche 1867 - Allemagne 1870 - Algérie française 1870 (Décret Crémieux- Suisse 1874 - Russie 1917

Souvent bien éduqués, urbains et cosmopolites, les anciens parias véhiculent des valeurs d'ouverture et d'échanges, mal perçues par les communautés nationales traditionnelles. En Ukraine, alors autrichienne, ainsi qu'à Vienne et en Allemagne, de nombreux réfugiés affluent de Russie et de ses colonies polonaises, où l'inégalité demeure, mais aussi les pogroms et les tensions politiques.

Metternich, chancelier d'Autriche disait de la Suisse qu'elle était « un cloaque d'entrepreneurs en mouvements sociaux ». A Genève, en 1900, des centaines de révolutionnaires se mêlent aux milliers d'étudiants étrangers. Les deux tiers sont sujets de l'Empire russe, espionnés par l'okhrana. A Genève, un millier de russophones habitent Plainpalais, surnommée « la Petite Russie ». Les 3/4 sont juifs, car privés d'accès aux universités russes. Les débats sont sans fin : les bolcheviks veulent la mort des nations ; les sionistes, de gauche ou de droite, rêvent d'une nation juive en Palestine ; tandis que le Bund veut une nation juive laïque en Russie.

Comme la question juive, la question nationale est sur toutes les lèvres. Entre le Congrès de Vienne de 1815 et celui de Berlin en 1878, une petite douzaine d'Empires et autant d’Etats indépendants se sont partagé le monde. Même les pays d'Amérique latine n'échappent aux empires ibériques que pour entrer dans l'orbite étasunienne. Ces Empires vivent sous la coupe d'un pouvoir central fort, ethnique, qui opprime ses minorités nationales. Or qui dit oppression dit rébellion et donc police politique. En Russie, c'est le rôle de l'okhrana, qui étend sa toile partout où sont exilés des réfugiés politiques russes.

Près de Montreux, l’okhrana fait cambrioler la villa d'un médecin russe, Elie De Sion. Elle vient y chercher l'un des rares exemplaires existant du « Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu », de Maurice Joly. Un roman français de politique fiction de 1860, interdit et détruit au pilon, dans lequel Napoléon III et les francs-maçons s'emparaient du monde. La police du Tsar avait appris que le Dr De Sion prévoyait de faire circuler des copies du roman pour discréditer le ministre De Witte, un franc-maçon qui modernise la Russie au pas de charge

L'ouvrage est envoyé à Paris, d’où l'Ambassadeur de Russie dirige l'Okhrana en Europe occidentale. Dans la foulée de l’affaire Dreyfuss, il veut convaincre le Tsar de ce qu'il nomme la fourberie juive. Il charge Matveï Golovinski de remplacer partout, dans une copie du livre, Napoléon III par « les juifs ». Indicateur, Golovinski était déjà payé par l'Okhrana pour écrire des calomnies sur les rivaux de son cousin Lénine, dont l’Okhrana privilégiait l'ascension politique. La popularité d’Oulianov détournait nombre d'ouvriers du socialisme modéré des Mencheviks, qui constituaient le vrai danger aux yeux du régime. Et puis Malinovski, l’adjoint d’Oulianov dit Lénine, était un agent de l'Okhrana.

Devenu « Protocole des Sages de Sion », le roman est présenté au Tsar, mais Nicolas II, francophile et francophone, reconnait l’histoire et devine qu'il s'agit d'une provocation. Il interdit sa diffusion. Plus tard, en 1922, pour contrer le traité de Versailles qui interdit le réarmement allemand, des officiers de la Reichswehr sont envoyés s’entraîner en URSS. Ils en ramènent le Protocole des Sages de Sion que les nazis commencent à répandre en Europe. En 1933, à Berne, un procès interdira la diffusion du « Protocole » en Suisse. Chaïm Weizman y expliquera la diversité des juifs et Alexandre du Chayla, officier de renseignement français, brandira le roman original de 1860, dont des passages entiers sont recopiés.

A9 – 1934 : Le tombeur du Dahir Berbère

Où comment Genève abrita la 1ère conférence islamiste mondiale dans les années 30, avec l'argent de Hitler

Palais Wilson, Siège de la SDN à Genève le 6 juin

Depuis sa création, la Société des Nations est agitée de questions fondamentales. Le Japon réclame avec insistance que les races soient déclarées égales, ce que refusent les anglo-saxons, officiellement par peur de l’immigration. Le Japon de son côté maltraite Coréens et Chinois considérés comme inférieurs, au prétexte qu’au moins, cela se passe entre asiatiques. En tout cas, le discours anticolonial séduit les peuples des empires franco-britanniques, répandu discrètement par l’Allemagne et plus ouvertement par l’URSS. 

L’arrivée au pouvoir des nazis remet en selle les théories jihadistes de l’ancien chef du desk orient des services allemands. Max von Oppenheim est même nommé « aryen d'honneur » par Hitler, qui oublie opportunément son ascendance juive. Dans le monde arabe, le Baron Max est surnommé « Abu Jihad », le père du jihad ! Il ne crie pas sur les toits qu'il s'est converti à l'Islam, mais sa popularité en terre d’Islam intéresse au plus haut point les nazis.

Von Oppenheim a installé à Genève son vieil ami le cheik druze Chekib Arsalan et c'est grâce à l'argent allemand que ce prédicateur syrien est devenu le leader mondial de ce que l'on n'appelle pas encore l'islamisme. Le précurseur francophone de l'Egyptien Hassan el Banna, qui fonde les Frères Musulmans au Caire en 1928, sur la même base : le jihad ne doit pas rester uniquement défensif, mais au contraire devenir une guerre offensive. La revue d’Arsalan, « la Nation Arabe » est lue du Maghreb en Malaisie et il a ses entrées à la SDN, en tant que représentant des arabes de Palestine et de Syrie.

Le premier objectif du cheik druze est d'obtenir la condamnation de la France à la SDN pour avoir introduit le dahir berbère au Maroc. Une vieille idée du Père de Foucauld et du Maréchal Liautey, qui meurt cette année-là. Reprenant le vieux principe « diviser pour régner », Liautey rêvait de séparer les arabes des berbères ("berbères" est un qualificatif péjoratif donné par les arabes aux peuples du Maghreb quand ils les ont colonisés. Il vient du grec, comme pas mal de mots d'arabe, et c'est tout simplement "barbares". Aujourd'hui, on dit plutôt amazighs) pour reconvertir ces derniers au christianisme, qu'ils pratiquaient avant l'invasion arabe plus de mille ans auparavant !

A à la clé, une nationalité française pleine et entière, qui serait offerte aux amazighs, comme elle l'a été aux juifs algériens par le décret Crémieux. Dans ce but, le dahir, décret signé par le futur roi Mohammed V, formalise l'existence de tribunaux berbérophones, basés sur les coutumes amazighes ou chleuhs, plutôt que sur la charia. Une attaque frontale des tribunaux islamiques qui disent, en arabe le droit musulman. Or en droit international, le Maroc n'est pas une colonie, mais un protectorat : un pays sous tutelle, mais indépendant qui reste officiellement de droit musulman. La France ne peut pas y faire ce qu’elle veut.

La proclamation du Dahir soulève un tollé immédiat dans les écoles coraniques, suivi de manifestations le vendredi à la sortie des mosquées. Arsalan soutient le mouvement dans sa revue « La Nation Arabe », à la Tribune de la SDN et aussi dans ses prêches du premier congrès islamo-européen, qu'il organise à Genève avec l'argent de Berlin, passée depuis peu sous la coupe nazie.

Des dizaines de délégués musulmans accourent à Genève. Tous les nationalistes arabes de passage en Europe ou y étudiant viennent y voir le cheik. Le futur ministre syrien Jamil Mardam Bey ; l'officier franco-libanais et agent double du 2ème bureau, Fawzi Al Qawudji et même deux étudiants syriens de la Sorbonne, Salah al Din Bittar et Michel Afflak, pourtant proches du parti communiste, violemment combattu par Arsalan parce que « dominé par les juifs ». Ils fonderont après-guerre le parti Baas. Ancien communiste également, l'Algérien Messali Hadj déménage à Genève pour se rapprocher du cheik et le Marocain Mohamed Ouazzani est alors son secrétaire. Tous deviendront les hommes clés de l'indépendance de leurs pays respectifs.

Les campagnes efficaces du Baron Max et de Chekib Arsalan à la SDN poussent la France à retirer le Dahir berbère. Les nazis engrangent leur première victoire diplomatique et peu après, en remerciement, la banque Von Oppenheim peut changer de nom et officiellement, de mains, pour ne plus être « une banque juive ».

Vecteur de l'influence allemande en Orient, le NFO d’Oppenheim avait connu une période pro sioniste après 1917, pour contrecarrer l’écho de la déclaration Balfour parmi les juifs allemands. Des centaines d’israélites avaient alors été recrutés comme espions, encadrés par des officiers allemands prosionistes, comme Otto Von Hentig. Sans scrupules, les nazis récupèrent tout le monde et les recyclent dans l'Abwehr, aux bons soins de L'Amiral Canaris. Qui deviendra au fil de la guerre un véritable vivier d'opposants au nazisme, Canaris lui-même terminant pendu à un croc de boucher.

A l'époque, la conférence islamiste de Genève avait attiré aussi quelques jeunes suisses de la mouvance nationaliste, séduits par l'idée anticoloniale, comme François Genoud et Jean-Maurice Beauverd. Vivant en colocation à Lausanne avec trois étudiants syriens, ils les accompagnent écouter les prêches incendiaires d’Arsalan. Ils font ainsi la connaissance du futur ministre syrien Nazem Koudzi. A 18 ans, Genoud et Beauverd militent à l'Union Nationale, le parti fasciste de Géo Oltramare, représentant du Duce à Genève. Mais l'Italie fasciste est elle-même en train de devenir une puissance coloniale, en Libye, en Somalie et en Ethiopie. L'Allemagne nazie au contraire n'a aucune colonie, ce qui leur paraît plus en accord avec l’idée nationale !

Si Beauverd est issu de la grande bourgeoisie genevoise, Genoud est le fils d'un petit patron vaudois d’origine savoyarde, espion au service de la France et condamné pour cela, à Lausanne, pendant la guerre de 14. Pour lui apprendre l’allemand, le père avait envoyé son adolescent de fils en séjour linguistique dans une famille d’outre-Rhin. François Genoud y avait croisé Hitler et lui avait serré la main ; pendant quelques mois, il avait même participé aux activités des Hitlerjugend, le moule des héros antisémites et il en avait ramené le Protocole des Sages de Sion, aussitôt prêté à son copain Beauverd. Les deux ados croient désormais, et pour le restant de leur vie, au complot juif mondial. D'ailleurs la preuve, répètent-ils, c'est que les bolcheviks sont quasiment tous juifs.

En fait, dans la Russie tsariste, entre aristocrates et paysans orthodoxes, les juifs formaient une classe à part, d’individus non asservis, contrairement aux moujiks. Par contre, ils étaient surtaxés (comme en terre d'Islam, sous prétexte de dhimmitude), interdits d’université et parfois pourchassés. Ils avaient donc naturellement très envie de changement. Pour autant, les juifs n'étaient de loin pas tous bolcheviks et tous les bolcheviks n'étaient pas juifs, très loin de là. Encore moins après que Staline ait entreprit d'éliminer systématiquement tous ses « camarades » juifs !

Ainsi au Kremlin, le délégué du Komintern pour les pays latins est un pasteur protestant, Jules Humbert Droz. Natif de la petite ville ouvrière suisse de la Chaux de Fonds, tout comme son agent de liaison au Bureau politique du PCF, Maurice Tréand. Ce dernier a rédigé les « listes noires des escrocs ennemis de la Révolution », qui seront chassés du parti à l'arrivée au pouvoir de Staline. Presque tous sont juifs. Tréand, sur les consignes de Thorez et Duclos, prend contact en 1940 avec la Propagandastaffel allemande et obtient de l'Ambassadeur Otto Abbetz, qui rêve d'allier communisme et nazisme, que l'Humanité puisse reparaître légalement, après son passage par la censure allemande.

A10 - 1935 : Les Suisses islamophiles de Hitler 

Palais Wilson, Genève

Organisé en marge de la SDN, le premier congrès mondial panarabe est discrètement financé par de l'argent nazi. Il s'agit évidemment de nuire aux intérêts franco-britanniques, qui se partagent la colonisation des pays arabes et plus généralement musulmans. Deux tendances s'affrontent, chacune dirigée par un Syrien. Pour l'islamiste Chekib Arsalan, c’est moins la nation arabe qui compte que la oumma, qui englobe tous les croyants, y compris non arabes. En son sein, toutes les minorités religieuses doivent se plier aux règles très conservatrices de la charia. 

A l’inverse, le nationaliste panarabe Sati el Housri, ministre de l’Éducation du Royaume d'Irak a des vues progressistes. Il veut construire l'unité arabe - et arabe seulement - sur une base laïque et linguistique, avec des droits égaux pour tous, indépendamment de la religion. Les arabes chrétiens, yézidi ou autres, jamais convertis à l'islam, restent en effet nombreux et les nombreux juifs d’Irak ne se différencient pas vraiment de leurs voisins, hormis la religion. El Housri prône également l'éducation des filles, comme en Turquie. Mais comme Arsalan, il pense que le nationalisme allemand est le seul allié possible contre les pouvoirs coloniaux.

El Housri a été nommé par le Roi Fayçal, monté sur le trône d’Irak grâce aux Britanniques, mais Fayçal est décédé à l’hôpital de l’Ile, à Berne, en 1933. C’est son jeune fils Ghazi qui lui a succédé, à 21 ans. Eduqué par son grand-père Hussein, le très anti-colonialiste chérif de la Mecque, Ghazi n’aime guère les Anglais et tombe rapidement sous la coupe de l’entreprenant ambassadeur du Reich en Irak, Herr Doktor Fritz von Grobba. Un parfait nazi qui fait traduire en arabe Mein Kampf et « Le Protocole des Sages de Sion », avant d’acquérir un quotidien de Bagdad pour les publier en feuilleton.

Dès 1934, plusieurs dizaines de fonctionnaires juifs irakiens sont licenciés.

En Suisse, les deux chefs romands des jeunesses de l’Union Nationale (le parti fasciste local) sont des militants anticolonialistes, qui partagent une colocation à Lausanne avec des étudiants syriens. Admirateurs de Hitler, François Genoud et Jean-Maurice Beauverd assistent évidemment au congrès panarabe de Genève et même y travaillent en tant que bénévoles. Les débats passionnés et la rumeur d’un soulèvement imminent les décide à prendre le chemin de Damas, en proposant à la Tribune de Genève d’y raconter leurs aventures. A tout juste 18 ans, ils partent en voiture, comme c'est la mode à l'époque. Quand deviennent-ils des espions allemands ? Lors d’un voyage linguistique en Allemagne, Genoud a fréquenté les Hitlerjugend et ils ont probablement rencontré les agents de l'Abwehr qui finançaient le congrès panarabe.

Ils commencent par Nüremberg, à l’assemblée annuelle des Hitlerjugend, dont Genoud a été membre quelques mois lors d'une année d'étude en Allemagne. Puis à la frontière tchécoslovaque, ils repèrent les défenses militaires des Sudètes, qualifiées de « ligne Maginot tchèque ». Les pronazis viennent de gagner les élections locales et les usines Skoda fabriquent les meilleurs chars du monde. Qui soupçonnerait deux jeunes suisses francophones d’espionnage au profit de l’Allemagne ? Trois ans plus tard, à Munich, Daladier et Chamberlain remettront gracieusement fortifications et usines de chars à Hitler, sans coup tirer.

Dans les Balkans, le duo rend visite aux musulmans bosniaques, alliés des oustachi, fascistes croates et catholiques soutenus par Mussolini. Tandis que les serbes orthodoxes sont eux soutenus par Staline. A Athènes, le Général Metaxas vient de prendre le pouvoir. Formé en Prusse, admirateur de Mussolini, il leur accorde audience. Mais 4 ans plus tard, Metaxas dira « Non » à son mentor, Mussolini, qui veut annexer la Grèce. Les Grecs célèbrent encore chaque année ce jour où les deux dictateurs se sont déclaré la guerre !

Tandis qu'éclate la guerre d'Espagne, déclenchée par un autre fasciste, les deux Romands parviennent enfin au Moyen-Orient. Beauverd décrit dans la Tribune de Genève les émeutes de Bagdad, qui chassent le 1er ministre pro-britannique, mais maintiennent le jeune Roi Ghazi sur le trône. Deux généraux issus de minorités, un kurde et un turcoman se partagent brièvement le pouvoir, mais en coulisses, Herr Doktor Fritz von Grobba et les Britanniques se livrent une lutte acharnée, qui se traduit par une valse des premiers ministres, ponctuée de coups d’Etat.

Sati el Housri, que Genoud et Beauverd ont connu à Genève, participe à plusieurs de ces gouvernements. Genoud, 19 ans, conseille ses nouveaux amis arabes pour la création d’Al Futuwwa, sur le modèle des Hitlerjugend, qui rassemblera bientôt plus de 60 000 adolescents, défilant en uniformes. Mais la « grande révolte arabe » menace de mettre la Palestine à feu et à sang et le duo gagne Jérusalem, porteurs des messages de Von Grobba pour le Grand Mufti Amin al Husseini. Suite à quoi les jihadistes du cousin du mufti, Abd el Khader al Husseini, s’allient aux nationalistes de Khaouji, ancien officier français de renseignement ayant changé de camp (ou pas), pour attaquer juifs et Britanniques.

Fondateur des Frères Musulmans, l’égyptien Hassan el Bana se mêle à la révolte palestinienne avec plusieurs militants. La lutte contre Israël deviendra un élément clé de sa doctrine. Les organisations paramilitaires juives, Lehi, Betar et Haganah, répliquent sans ménagement. La Grande révolte fait plus de 5000 morts, essentiellement arabes : les « traîtres » pactisant avec les Britanniques ou vendant leurs terres aux juifs sont égorgés sans ménagement. Au bout de trois ans, alors que la 2nde guerre mondiale se profile, Londres finit par céder et ordonne la suspension de l'immigration juive. 

Entretemps, les deux Genevois ont gagné Damas pour retrouver leur ancien copain Nazem Koudsi, rentré en Syrie pour se présenter aux élections. Il les remporte sur la liste de Jamil Mardam Bey et se retrouve ministre. La victoire des nationalistes déclenche une grève générale de 60 jours contre le protectorat français. En France, le Front Populaire est au pouvoir et Mardam Bey obtient l'autonomie de la Syrie, mais pas l'indépendance, le PCF retournant sa veste pour plaire à Moscou : oui à une Syrie indépendante d’une France capitaliste, mais si la France passe dans le camp des travailleurs, plus question qu’elle abandonne des territoires ! Ce qui fâche tout rouge Salah Bittar et Michel Afflak, deux anciens étudiants communistes de la Sorbonne, devenus profs à Damas. Le duo suisse en profite pour leur expliquer que décidemment, l'Allemagne nazie est bien le seul vrai recours des nations opprimées par le colonialisme.

Cap pour Beyrouth, où toutes les confessions politiques et religieuses se pressent à l'enterrement de l'ancien premier ministre irakien Yassin al Hachimi. Les « chemises de fer » du nationalisme arabe ouvrent le cortège, suivi du Grand Mufti Al Husseini et du premier syrien Mardam Bey. François Genoud ignore encore qu'il montera une banque genevoise avec son fils et son neveu, pour financer la révolution algérienne. Aflak et Bittar songent au nom de leur futur parti. Social Nationaliste, le nom est déjà pris par le chrétien Antoun Saadé. Ce sera donc le Baas (on l'écrit aussi Baath et Ba'th).

Le duo suisse reprend sa route vers l'Inde, dressant au passage le relevé des défenses anglaises des cols afghans. Mais la maladie les contraint au retour. A son arrivée en Suisse, François Genoud est longuement débriefé par le service de renseignements de la Confédération.

 * « COMPLOTS », c’est au départ une web-série de 50 épisodes de 6’30’’ chacun, disponible sur youtube et sur notre site www.adavi.ch. Mais dès lundi 4 mars 2024, « COMPLOTS » devient aussi un feuilleton d’une cinquantaine de textes. Cette version écrite est actualisée, corrigée et augmentée par rapport aux vidéos, commencées dans la foulée du Maïdan et des révolutions de jasmin.