Par Salah Oueslati
Maître de conférences,
Poitiers - France.
Poitiers - France.
La géographie de chaque État, sa situation
politique et historique sont des éléments cruciaux dans la détermination de sa
politique étrangère. Il ne s’agit bien évidemment pas de penser que la
politique qui doit être menée est dictée de façon déterministe par la
géographie et qu’il n y a pas d’alternative, mais l’environnement géographique
joue un rôle capital dans la stabilité d’un pays car il peut offrir des
opportunités, mais aussi des risques.
Par
exemple, en terme de géostratégie, les Etats-Unis sont conceptuellement
considérés comme insulaires puisque entourés de deux États (le Canada et le
Mexique) rendus inoffensifs et de deux vastes océans protecteurs. La Tunisie petit pays en
terme de superficie, du nombre d’habitants et de ressources naturelles, a
depuis son indépendance réussi tant bien que mal à assurer un équilibre
satisfaisant qui lui a garanti une stabilité et une sécurité enviables dans une
région qui a connu et qui connaît encore des moments de tensions récurrents. La
rapidité et le pragmatisme déployés par le président Bourguiba pour résoudre
les différents frontaliers avec l’Algérie lors de l’accession de ce pays à
l’indépendance montrent l’importance que le président tunisien d’alors
accordait à la sécurisation des frontières ouest du pays. Il a compris que
seules des relations solides et fraternelles avec l’Algérie, première puissance
économique et militaire du Maghreb, pouvaient garantir la stabilité de la Tunisie.
La politique étrangère menée par le gouvernement
issu du parti Ennahdha, depuis son accession au pouvoir, constitue une
véritable rupture par rapport à cette tradition, mais la nouvelle approche
n’est basée sur aucune considération géopolitique ou géostratégique. Elle se
fait dans l’improvisation constante et l’amateurisme le plus total. Elle donne
l’impression d’être dictée par des considérations idéologiques, personnelles et
électoralistes au mépris des intérêts suprêmes et vitaux de l’État et du peuple
tunisiens.
La nécessité d’une relation privilégiée avec l’Algérie
D’abord,
c’est à l’Algérie que les chefs de l’État et du gouvernement provisoires
tunisiens auraient du consacrer leurs premiers voyages. Non seulement pour
réaffirmer les liens historiques de coopération et d’amitié entre les deux
peuples, mais aussi afin de rassurer les autorités de notre voisin de l’ouest
que la Tunisie
ne compte nullement s’ingérer dans ses affaires intérieures. Car, si le peuple
algérien se réjouit de l’avènement de la démocratie en Tunisie, les hauts
responsables politiques de ce pays, notamment la sécurité militaire véritable
détentrice du pouvoir, voient d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir d’un
gouvernement islamiste. Au lieu de cela, Moncef Marzouki a non seulement
préféré accorder sa première visite à la Libye , un pays sans véritable gouvernement
central, mais il a, en outre, prononcé un discours qui n’a pas manqué de
froisser la sensibilité des Algériens, appelant à une union tuniso-libyenne et
donnant des leçons sur l’épisode tragique qui a suivi l’invalidation des
élections de 1992 en Algérie. Une bourde diplomatique qui dénote une
méconnaissance totale des règles élémentaires des relations internationales.
Quant au chef du gouvernement provisoire, Hamadi Jebali, il a préféré effectuer
son premier voyage au Maroc pour féliciter ses amis islamistes après leur
succès aux dernières élections législatives. Des signaux négatifs envoyés à un
pays, l’Algérie, dont les généraux disposent d’une capacité de nuisance dévastatrice
s’ils veulent déstabiliser leur petit voisin de l’est : un ou des attentats
commis par les membres de l’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) infiltrés en
Tunisie à partir du sud de l’Algérie pourraient compromettre une saison
touristique entière, sans parler des échanges commerciaux et touristiques entre
les deux pays. Avoir des frontières sécurisées avec l’Algérie permettrait à la Tunisie de concentrer ses
efforts à sécuriser les frontières avec la Libye , un pays instable et divisé et qui risque
hélas de le rester pendant les longues années à venir.
Une nouvelle diplomatie sans contenu ni cohérence
Pourtant,
les autorités tunisiennes ont décidé de tourner le dos à un pays voisin,
indispensable pour la sécurité et la stabilité du pays et se jettent à corps
perdu dans les bras des monarchies pétrolières, en l’occurrence le Qatar et
l’Arabie saoudite.
Depuis
lors, l’analyse d’éléments objectifs de la politique étrangère de la Tunisie montrent que
celle-ci n’est pas menée dans les intérêts supérieurs du pays, mais pour servir
les desseins de régimes des pays du Golfe et de certaines puissances étrangères
et les intérêts électoralistes du parti Ennahdha.
Cette
distribution des cartes orchestrée par les Etats-Unis, les anciennes puissances
coloniales, Israël et les pays du Golfe, ne sert nullement les intérêts du
peuple syrien. Les uns pour asseoir leur hégémonie dans la région, les autres
pour protéger les intérêts des familles régnantes qui crient au complot iranien
à chaque fois que leurs peuples demandent plus de liberté et de dignité.
La manœuvre géopolitique orchestrée s’apparente
à un jeu d’échec dans lequel la
Tunisie fait figure d’un pion au service d’intérêts étrangers
contraires à ses intérêts à court, moyen et long termes.
C’est
la Tunisie
qui emboite le pas au Qatar pour annoncer la fermeture de son ambassade à Damas
; c’est la Tunisie
qui se trouve à l’avant-garde des puissances qui appellent à l’intervention
«humanitaire» en Syrie ; c’est notre pays qui accueille la Conférence des «Amis»
du peuple syrien ; et c’est encore la Tunisie où s’est tenue une réunion secrète de
plusieurs services secrets pour examiner la possibilité d’un coup d’État en
Syrie, une ingérence dans les affaires intérieures d’un État au mépris du droit
international et de la Charte
des Nations Unis (Voir ‘‘Le Canard
enchaîné’’ du 29
février 2012, p. 3).
A qui profite la désintégration de la Syrie ?
La
révolte du peuple syrien contre la dictature de Bachar El-Assad était du pain
béni pour les États de la région, les anciennes puissances coloniales, les
Etats-Unis et Israël. Les Saoudiens et les Qataris se sont précipités pour
soutenir le soulèvement du peuple syrien, non pas pour instaurer un régime
démocratique, mais pour peser sur le choix du régime qui succédera à celui de
Bachar El-Assad. Les Saoudiens n’ont jamais pardonné au régime alaouite syrien
son alliance stratégique avec l’ennemi perse et chiite iranien. Ils savent que
la destruction de la dynastie saoudienne figure en toutes lettres dans le
testament de Khomeiny et que ses successeurs ont une obligation morale de tenir
cette promesse. Se débarrasser du régime syrien et affaiblir ce pays offre un
double avantage aux Saoudiens : isoler davantage l’Iran et se poser comme le
nouveau leader du monde arabe après la chute de Moubarak et l’affaiblissement
de l’Egypte qui s’en est suivi.
On
sait aujourd’hui, grâce à la divulgation par Wikileaks des
dépêches du Département d’Etat américain, que dès 2008, le roi Abdallah
d’Arabie saoudite encouragea les Américains à bombarder l’Iran, afin de «couper
la tête du serpent». A l’époque le vice-président néoconservateur Dick Cheney
préconisait une telle option mais il ne réussit pas à convaincre le président
George W. Bush. Face à ce qu’ils considèrent comme une menace, les Saoudiens
ont décidé de signer le contrat du siècle avec les Américains : 40
milliards de dollars d’achat d’armes sophistiquées !
Quant
au Qatar, il abrite le quartier général avancé du Centcom (United States
Central Command), le commandement américain couvrant le théâtre d’opérations
«centrales» allant des Etats du Levant jusqu’à ceux de l’Asie centrale. Par
ailleurs, ce pays a financé et armé les plus puissantes des unités anti-Kadhafi
et a été le premier pays à fermer son ambassade à Damas et à appeler au départ
de Bachar El-Assad. Et c’est ce même pays qui préconise une intervention
militaire internationale «humanitaire» en Syrie.
Pourtant,
lorsque les Bahreïnis – aux deux tiers chiites – se mettent à manifester pour
exiger de la dynastie régnante (vieille famille sunnite originaire d’Arabie et
amie des Al-Saoud), le pouvoir d’élire leur gouvernement, Riyad dénonce
immédiatement une manipulation iranienne. Et le 14 mars 2011, après que le roi
de Bahreïn eut demandé l’aide du Conseil de coopération du Golfe (Ccg), les
blindés de la garde nationale saoudienne franchirent le pont liant leur pays à
la petite île, bientôt suivis par des troupes des Emirats arabes unis et du
Qatar. La chaine satellitaire qatari Al-Jazira n’a pas déployé son énergie
habituelle pour dénoncer cette atteinte flagrante aux droits de l’Homme comme
elle l’avait fait avec tant de zèle pour les autre pays arabes. Un silence
assourdissant qui en dit long sur les véritables motivations de ceux qui
financent cette chaîne.
L’Arabie
saoudite, le Qatar, Israël et les Etats-Unis et les anciennes puissances
coloniales ont un objectif commun : neutraliser la Syrie et affaiblir et isoler
l’Iran considéré comme une menace pour les intérêts de ces pays et dans la
région et asseoir le Qatar et l’Arabie saoudite comme leaders d’un monde
arabo-musulman reconfiguré selon les intérêts économiques et géostratégiques
des Etats-Unis, d’Israël et des anciennes puissances coloniales.
Le
Grand Moyen Orient si cher à George W. Bush sera enfin réalisé à moindre frais,
mais sans la démocratie promise aux peuples de la région.
Des conséquences incalculables pour la région
Il
ne s’agit bien évidemment pas d’être l’avocat du diable et de soutenir un
régime sanguinaire. Le scénario idéal serait une Syrie démocratique, souveraine
et respectueuse de toutes ses minorités. Mais il est peu probable que ce soit
le scénario envisagé par les «frères» arabes du Golfe. Qui peut croire un
instant que le Qatar et l’Arabie saoudite cherchent à instaurer un régime
démocratique en Syrie ?
Ce
qui est tragique dans le cas syrien, c’est que toutes les solutions sont
mauvaises. Le maintien du régime de Bachar El-Assad serait une catastrophe,
mais le scénario qui se dessine est encore pire :
-
guerre civile (déjà en cours) avec son lot de règlements de compte, d’épuration
ethnique et religieuse et de massacres ;
-
déstabilisation du Liban par l’afflux de dizaine de milliers, voire de millions
de réfugiés alaouites, chrétiens, palestiniens, irakiens et autres. Un pays
qui, après avoir trouvé un équilibre fragile entre les différentes communautés,
risque à son tour de revivre les heures sombres de la guerre civile qui l’avait
ébranlé, il n’y a pas si longtemps. Un autre pays arabe, la Jordanie , ne sera pas
épargné par cette arrivée massive de réfugiés ;
-
la présence d’éléments d’Al-Qaïda venus prêter main forte aux insurgés : après
l’Irak, l’Afghanistan, le Yémen et la
Libye , la Syrie
constitue un autre terrain d’entrainement grandeur nature pour ces derniers qui
ne sont pas connus pour leur penchant pour un système démocratique.
Cependant,
l’histoire nous enseigne qu’en matière de sociétés humaines, le scénario n’est
jamais écrit d’avance. Le problème syrien retournera comme un boomerang sur la
figure des apprentis sorcier qui font preuve d’un aveuglement affligeant et qui
jouent avec le feu au risque de se faire brûler. Le gouvernement provisoire
tunisien aurait été mieux inspiré de dénoncer toute ingérence étrangère en
Syrie et d’œuvrer pour une solution négociée et une transition pacifique par
l’intermédiaire de la Ligue
arabe et des Nations-Unis. Quel intérêt a la Tunisie dans cette tragédie ? Aucun, sauf celui
de servir de pion pour réaliser les desseins obscurs de pays étrangers au
détriment d’un peuple arabe, encore un autre !
Le
général de Gaulle, homme d’État visionnaire, n’a t-il pas affirmé pendant son
exil à Londres que «les Etats n’ont pas d'amis, ils ont seulement des
intérêts». Il suffit d’observer la compétition, voire les rivalités entre les
États de l’Union européenne (UE), pourtant considérée comme un havre de paix,
pour s’en convaincre. Que dire de nombreuses autres régions du monde où les
conflits endémiques n’ont jamais cessé ?
Le
devoir primordial de tout État est de garantir la sécurité, la paix et la
prospérité à ses habitants à court, moyen et long termes. Il n’est pas besoin
d’être expert en géopolitique ou en géostratégie pour en connaître les règles
élémentaires. Pour défendre ses intérêts, un pays souverain doit définir sa
politique étrangère en fonction de son environnement géographique, de ses
alliances historiques et des rapports de force qui prévalent sur la scène
internationale. Pour ce faire, il a besoin d’un homme d’État visionnaire qui
met la protection de l’intérêt national et des intérêts vitaux de son pays au
dessus de toutes autres considérations personnelle, politique ou électorale.
Si
dans l’état de nature «l’homme est un loup pour l’homme» comme l’écrivait le
philosophe Thomas Hobbes, la société humaine a fait du chemin pour garantir les
droits fondamentaux pour les êtres humains même si beaucoup de progrès reste à
faire dans une grande partie du monde. Cependant, la «société des nations»
reste de l’ordre de l’utopie car aucune organisation multilatérale n’a réussi à
en être l’incarnation malgré les progrès enregistrés. On est même tenté de
paraphraser Hobbes au risque de paraître trop pessimiste pour dire que «l’État
est un loup pour l’État» car les relations internationales restent marquées par
les rapports de puissance, la projection de la force et les conflits de toutes
sortes. Les organisations internationales n’ont pas réussi à empêcher les génocides,
les guerres, les massacres et la colonisation des territoires par la force. Une
vision que tout homme d’État doit garder à l’esprit pour protéger les intérêts
vitaux de son pays. Cela ne l’empêchera pas d’œuvrer pour la paix et l’amitié
entre les peuples.
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