mardi 14 janvier 2014

Le « grand jeu » de l’Arabie saoudite pour étouffer les « printemps arabes »


Le 14 janvier 2011, Ben Ali s'envole pour Djedda, en Arabie saoudite, sans se douter qu'il y passera les trois années suivantes dans un exil aussi ennuyeux que doré. Paris n'a pas voulu de lui, ni aucun autre pays arabe. Seul le géant saoudien a l'argent et la légitimité religieuse pour se permettre d'accueillir le nouveau paria. Seule l'Arabie saoudite réalise combien ce qui vient de se passer en Tunisie la menace.
Pendant trois ans, le pouvoir saoudien va se dépenser sans compter pour endiguer la vague des révolutions arabes ou la mettre au service de ses ambitions régionales. En Egypte, la monarchie a remis en selle les militaires à coups de pétrodollars pour étouffer les Frères musulmans et les révolutionnaires. En Syrie, elle soutient les rebelles pour mieux contrer l'Iran. Retour sur trois années de tourmente.
LE TEMPS DES PEUPLES
Partie de Sidi Bouzid, au centre de la Tunisie, le 17 décembre 2010, après l'immolation de Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur de fruits et légumes désespéré, la révolte ne gagne Tunis, la capitale, que le 11 janvier.
Partout, les postes de police et les locaux du parti au pouvoir sont brûlés, les portraits du dirigeant arrachés, aux cris de « Dégage ! » En première ligne, les jeunes affrontent les forces de sécurité malgré les tirs à balles réelles, avant que ne se mêlent, au fil des jours, avocats, enseignants, chômeurs, entrepreneurs. Al-Jazira, la chaîne qatarie, diffuse en continu les images de cette contestation populaire et son slogan : « Justice, dignité et liberté ! » D'Alger au Caire, des millions de téléspectateurs assistent, médusés, à l'effondrement, en moins de trois semaines, du premier dictateur arabe.
En Egypte, les premières manifestations éclatent le 25 janvier au Caire, à Alexandrie ou à Suez. Puis la place Tahrir, au cœur de la capitale égyptienne, théâtre de heurts meurtriers avec les forces de sécurité, devient le symbole d'une contestation disparate mais déterminée qui associe des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux de tous horizons politiques.
« Descends de ta machine et va rejoindre les braves de la place Tahrir ! », lance un vieux mécano à un soldat. Les craintes sont grandes, alors qu'Hosni Moubarak a appelé l'armée à la rescousse. Ici aussi, la foule scande : « Le peuple veut la chute du régime »« En plus d'être populaires, ces mouvements sont spontanés, ils relèvent d'une logique émeutière et, en conséquence, n'ont pas été conduits au sens strict par un chef, une idéologie ou une organisation politique », relèvent les chercheurs Michaël Béchir Ayari et Vincent Geisser, auteurs de Renaissances arabes (Editions de l'Atelier, octobre 2011).
Le 11 février, lâché par l'armée, le raïs égyptien est contraint à la démission. Le monde arabe est sidéré, à commencer par les dirigeants saoudiens, qui reprochent à Washington de souffler sur les braises de la contestation en lâchant un à un ses plus fidèles alliés.
Plus près encore du royaume, le Yémen, qui possède 1 800 kilomètres de frontière commune avec l'Arabie saoudite, s'est à son tour animé. Le 27 janvier, des milliers de manifestants se rassemblent à Sanaa pour réclamer le départ du président Ali Abdallah Saleh.
Après trente-trois ans à la tête de l'Etat, ce dernier veut modifier la Constitution pour se représenter en 2013. La rébellion se répand d'Aden, notamment parmi les étudiants, jusqu'aux wadis extrêmes de l'Hadramaout. Du jamais-vu. Ali Abdallah Saleh, qui a survécu à un attentat et a dû se faire soigner en Arabie saoudite, se voit contraint à l'automne de signer, à Riyad, un accord de transition qui le pousse vers la sortie.
Un autre incendie s'allume dans le petit royaume du Bahreïn, le 14 février. Les jeunes manifestants, à majorité chiite, campent sur la place de la Perle de Manama, pour contester la mainmise sur le pouvoir de la dynastie sunnite des Al-Kahlifa. Mais, le 2 mars, l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis envoient des troupes au secours de leur voisin : plus de 1 000 hommes affectés à la défense des institutions et des infrastructures stratégiques. Les chars des forces de sécurité bahreïnies évacuent violemment les contestataires accusés d'être manipulés par la grande puissance chiite, l'Iran.
Le 18 mars, le monument de la place de Manama (six colonnes arquées qui enserrent une boule blanche représentant une perle), est rasé. La fronde bahreïnie avortée marque la première intervention de Riyad, champion des intérêts sunnites au Moyen-Orient, dans le « printemps arabe ».
Riyad, qui voit s'allumer des feux dans toute sa sphère d'influence, interviendra dans la foulée une deuxième fois en proposant au Maroc, à son tour bousculé par des manifestants du Mouvement du 20-Février, et à la Jordanie de rejoindre le club très fermé du Conseil de coopération des Etats du Golfe, jusque-là réservé aux pétromonarchies. Une sainte alliance contre-révolutionnaire se dessine.
L'embrasement n'est pourtant pas fini. La Libye puis la Syrie entrent à leur tour dans le cycle des manifestations-répressions. Mais à la différence des autres, la contestation dans ces deux pays basculera dans la guerre. Le conflit libyen, qui a débuté par des manifestations à Benghazi le 17 février, ne s'achève que le 20 octobre à Syrte par le lynchage du colonel Mouammar Kadhafi, qui, après quarante-deux ans de règne, était le plus vieux dirigeant arabe. Il aura fallu l'intervention de l'OTAN, pour que le conflit s'achève, au prix de milliers de morts.
La tragédie syrienne, elle, commence le 15 mars 2011 par une manifestation à Deraa, une ville située à la frontière avec la Jordanie, pour faire libérer quelques adolescents frondeurs, qui avaient tracé des graffitis antirégimes. Arrêtés, sauvagement torturés, ils ne seront rendus à leur famille qu'une semaine plus tard. Trop tard. La révolte contre le pouvoir autoritaire de Bachar Al-Assad, qui a succédé à son père Hafez en 2000, gagne d'autres villes. Malgré la peur, les cortèges grossissent.
Partout, les murs se couvrent de slogans et de caricatures. La parole s'est libérée. Dans la rue, on harangue, on crie, on interpelle. Les islamistes, longtemps contraints à la clandestinité, rentrent d'exil et fondent des partis, des plus modérés aux plus radicaux. A la « droite » des Frères musulmans émergent les salafistes. L'Arabie saoudite, qui se méfie de la confrérie, réputée trop politique, finance les salafistes, en espérant pouvoir mieux les contrôler. Des groupes radicaux Ansar Al-Charia naissent en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye.
Mais, déjà, des pays organisent les premières élections libres. La Tunisie, bientôt imitée par l'Egypte, inaugure ce nouveau cycle le 23 octobre 2011. Des files interminables de votants se forment.
LE TEMPS DES FRÈRES MUSULMANS ET DU QATAR
Les islamistes n'ont pas joué les premiers rôles dans les soulèvements populaires du début de l'année. Mais leur discipline, qui tranche sur la désorganisation des révolutionnaires, et l'aura dont ils sont nimbés en tant qu'opposant numéro un aux régimes qui viennent de s'écrouler, les aident à combler leur retard. Ennahda, le parti de Rached Ghannouchi, une émanation de la confrérie, remporte 89 des 217 sièges de l'Assemblée constituante tunisienne. Un scénario similaire se déroule en Egypte, à la fin de l'année. Les législatives tournent au triomphe pour les Frères musulmans, qui s'emparent de la moitié de l'Assemblée du peuple.
Le Qatar se frotte les mains. Le petit émirat gazier est le protecteur de la confrérie depuis que l'Arabie saoudite l'a répudiée au début des années 1990, en raison de son soutien à l'invasion du Koweït par Saddam Hussein. Le souverain local, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, est persuadé que l'islamo-conservatisme des Frères correspond aux aspirations profondes des peuples arabes.
De nombreuses figures de l'islam politique ont trouvé refuge à Doha, dont le célèbre télécoraniste égyptien Youssef Al-Qaradawi. Avec les « printemps arabes » qui portent ses protégés au pouvoir, le Qatar a l'occasion de se hisser sur le devant de la scène régionale et de damer le pion à son voisin saoudien, englué dans des calculs de succession. L'impétueux cheikh Hamad est obnubilé par l'idée de faire connaître et rayonner son minuscule pays : les coffres-forts de l'émirat, gorgés de gazodollars, et l'antenne d'Al-Jazira sont aussitôt mis au service des révolutions.
Cet interventionnisme, qui rompt avec la posture de médiateur, privilégiée jusque-là par Doha, débute avec l'affaire libyenne. Manœuvrier hors pair, le premier ministre Hamad Ben Jassem Al-Thani est l'un des principaux parrains de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, qui a conduit au déploiement de l'aviation de l'OTAN dans le ciel libyen. Le soutien des pays du Golfe a permis de convaincre la Russie de ne pas opposer son veto.
L'Arabie saoudite, mortifiée par la chute de Ben Ali et de Moubarak, a cédé au forcing de Doha. Le roi Abdallah a un vieux compte personnel à régler avec Mouammar Kadhafi, soupçonné d'avoir trempé dans un projet d'attentat contre lui, en 2003, à l'époque où il était prince héritier. En mars 2009, à Doha, le tyran de Tripoli l'avait qualifié de « marionnette » des Britanniques et des Américains devant tous ses pairs arabes, avant de quitter la salle, plein de morgue.
Les équipes d'Al-Jazira ont débarqué les premières à Benghazi, tête de pont du soulèvement libyen. La chaîne vit en osmose avec les révolutionnaires. Interdite en Tunisie, elle avait couvert la révolte anti-Ben Ali en puisant, sur les réseaux sociaux, des vidéos tournées par les manifestants. Juste après l'annonce du départ de Moubarak, le 11 février, « la voix des sans-voix » était restée silencieuse pendant quinze interminables minutes, l'écran figé sur le volcan de la place Tahrir, dans un stupéfiant moment de communion avec son public.
Dans les sables de Cyrénaïque, le style Al-Jazira, spectaculaire mélange d'info et d'agit-prop, est porté à la perfection. « Chaque révolutionnaire, je lui baise le front, je me prosterne devant lui », déclame, lyrique, un cheikh libyen depuis les plateaux de Doha. Symbole de son désir de puissance, le Qatar a envoyé une demi-dizaine de Mirage 2000 – la moitié de son aviation de chasse – aux côtés des Rafale français. Pendant ce temps, les forces spéciales qataries forment et guident les rebelles libyens dans leur assaut Bab Al-Azizia, le QG fortifié de Kadhafi, fin août 2011.
L'hubris qatarie se reporte alors sur la Syrie. En rappelant son ambassadeur à Damas en juillet 2011, quatre mois après le démarrage du soulèvement, l'émirat a officialisé sa rupture avec le régime Assad, qu'il avait pourtant courtisé à la fin des années 2000, comme Nicolas Sarkozy, le meilleur ami de l'émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani. Décidée à être « du bon côté de l'Histoire », la micromonarchie prend donc le parti de la rue. Al-Jazira ouvre son antenne aux vidéos sanguinolentes venues de Syrie. Dans son émission phare, « La charia et la vie », le cheikh Qaradawi vilipende le clan Assad et ses alliés iraniens et libanais du Hezbollah, avec des accents de plus en plus sectaires. Comme en Libye, où elles avaient porté à bout de bras le Conseil national de transition, la vitrine politique de la rébellion, les autorités qataries patronnent le Conseil national syrien, où les Frères sont majoritaires.
Ulcéré par les veto à répétition de la Russie et de la Chine – un « permis de tuer », selon le premier ministre qatari Hamad Ben Jassem –, le Qatar pousse à la militarisation du soulèvement. Une discrète filière de livraison d'armes se met en place, via la Turquie, qui partage le tropisme pro-Frères de l'émirat. Les premières cargaisons s'envolent de Doha au mois de janvier 2012 et les rotations s'accélèrent après l'entrée des rebelles dans Alep, au mois de juillet. Dans l'esprit des stratèges de Doha, Alep sera le Benghazi syrien, un tremplin vers la victoire finale.
Les princes de Doha sont d'autant plus portés à l'optimisme que tout semble leur réussir. Le 6 février 2012, ils ont présidé à la signature d'un accord de réconciliation entre le Hamas et le Fatah. Conformément à leur souhait, le chef du mouvement islamiste palestinien, Khaled Mechaal a d'ailleurs rompu avec Bachar Al-Assad, son ancien bienfaiteur, pour se placer sous leur tutelle, à Doha.
En Egypte, à la fin du mois de juin 2012, la présidentielle est remportée par le poulain de Doha, Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans. Quinze jours après la proclamation des résultats, la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, rencontre le nouvel élu. Plus que jamais, le Petit Poucet qatari se rêve en pygmalion du nouveau Moyen-Orient.
LE TEMPS DE L'ARABIE SAOUDITE
Mais, à Riyad, ces prétentions commencent à agacer. A l'été 2012, la monarchie des Saoud se met en ordre de bataille. Le prince Bandar Ben Sultan, ambassadeur à Washington de 1983 à 2005, prend la tête des services de renseignement du Royaume. On compte sur sa connaissance des arcanes du Congrès américain. Son rôle d'intermédiaire durant le djihad antisoviétique en Afghanistan, qui avait consisté à marier islam radical, pétrodollars, CIA et missiles Stinger, avait fait des merveilles.
Pourquoi pas en Syrie ? Le pays de Bachar Al-Assad est en effet le théâtre d'un nouvel affrontement géopolitique d'ampleur tellurique. Le conflit syrien a des allures de poupées russes. La contestation est surtout le fait des sunnites, majoritaires mais marginalisés par un régime tenu par les alaouites, une secte dissidente du chiisme.
A l'échelle régionale s'affrontent l'Iran chiite, meilleur allié de Damas, et le Qatar, la Turquie et l'Arabie saoudite, qui se disputent le leadership sunnite. Au niveau mondial, on retrouve la Russie, aux ambitions retrouvées – et la Chine – face aux Etats-Unis et ses alliés britanniques et français.
Coïncidence ou premier effet de l'arrivée de Bandar Ben Sultan, un attentat ravage le QG de la cellule de crise du régime syrien le 18 juillet 2012 à Damas. Le ministre de la défense, le beau-frère du président, Assef Chaoukat, et le chef de la Sécurité nationale perdent la vie, Damas semble aux abois, Riyad exulte. On prétend même un instant que le maître espion iranien, Qassem Suleimani, chef de la force Al-Qods, unité d'élite du régime, a été tué. A tort.
Au même moment, Alep est envahie par les rebelles. Ces derniers progressent partout. Il s'emparent de la totalité de la frontière avec la Turquie, puis de celle avec l'Irak. Au sud, des livraisons d'armes lourdes croates, achetées par Riyad, permettent d'ouvrir un nouveau front. Même Damas est menacée.
Conscient du danger, Téhéran, sous l'impulsion des gardiens de la révolution, qui ont écrasé en 2009 sous Mahmoud Ahmadinejad le « printemps iranien », décide alors de mobiliser toutes ses forces et ses relais pour sauver le soldat Bachar. Le Hezbollah libanais est appelé à la rescousse, les milices chiites irakiennes aussi. L'armée syrienne est réorganisée par une nuée de conseillers iraniens.
De son côté, Moscou livre des armes sans compter, et le sursaut chiite finit par payer. A partir de juin 2013 et de la chute de Qoussair, une ville stratégique près de la frontière libanaise, Bachar Al-Assad réussit à réenclencher la marche avant. Le front rebelle, lui, se fissure sous les coups de boutoir des groupes djihadistes, à commencer par le plus féroce d'entre eux, l'Etat islamique en Irak et au Levant, qui terrorise les zones « libérées » au nom du drapeau noir du prophète.
Prise de court par les révolutions, la diplomatie saoudienne avait peiné à se réveiller. A présent, elle se montre plus cohérente et agressive. Elle n'a toujours pas digéré l'éviction d'Hosni Moubarak, son grand ami régional, au profit du Frère musulman Mohamed Morsi, allié au petit Qatar. Pis : Morsi à peine élu se rend à Téhéran en septembre  2012, alors que les relations entre l'Egypte et l'Iran sont rompues depuis la révolution islamique de 1979.
Rien ne semble lui résister : médiateur entre Israël et le Hamas lors de la « miniguerre » de novembre 2012 à Gaza, le Frère-président recueille les louanges de Washington. N'a-t-il pas réussi à écarter en douceur l'inamovible ministre de la défense, le maréchal Tantaoui, pour un militaire réputé loyal et pieux, le général Abdel Fattah Al-Sissi ?
C'est alors que Morsi commet un faux pas majeur. Trop confiant, il promulgue le 22 novembre 2012 un décret constitutionnel le plaçant au-dessus de tout recours judiciaire. Et, dans la foulée, présente au référendum une Constitution ambiguë et hâtivement rédigée.
C'est le tollé. L'explosion de colère, simultanée dans tout le pays, surprend la confrérie, qui mobilise ses milices. Les troubles font plusieurs dizaines de morts. La Constitution finit par être adoptée en décembre, mais le charme est rompu : les Frères ont perdu le pays. Mohamed Morsi apparaît comme l'homme d'une faction. Les militaires lui lancent des avertissements mais il n'en a cure, confiant qu'il est dans la ligne de crédit illimitée ouverte par le Qatar. Pourtant, le pays s'enfonce dans la crise, tout comme la Tunisie, à qui l'Arabie saoudite a aussi coupé les financements.
Au printemps 2013, trois jeunes militants, qui ont fondé un mouvement nommé Tamarrod (« rébellion » en arabe), lancent une pétition pour destituer M. Morsi. Les signatures affluent par millions. Le 30 juin, des millions de manifestants sont dans la rue, et l'armée envoie ses hélicoptères saluer la foule. Mohamed Morsi est en sursis. Le 3 juillet, le général Al-Sissi dépose en douceur le premier islamiste élu démocratiquement à la tête d'un pays arabe, avec la bénédiction des autorités religieuses du pays. Un nouveau président par intérim, Adly Mansour, est nommé. Tout est remis à plat : les nouvelles autorités promettent une nouvelle Constitution et des élections dans les six mois. L'Arabie saoudite et les Emirats saluent le changement par des prêts et des dons à hauteur de 12 milliards de dollars (8,8 milliars d'euros).
Comme un signe du destin, l'émir Hamad du Qatar, sentant peut-être le vent tourner, avait passé le 25 juin la main à son fils Tamim, réputé plus prudent. L'émirat a atteint ses limites : il concentre désormais plus de critiques que de soutiens. Il est temps de replier les voiles. Petit à petit, l'Arabie saoudite triomphe, d'autant que le Turc Recep Tayyip Erdogan, un autre rival, est en proie à des difficultés intérieures avec les manifestations de la place Taksim.
En Egypte, les Frères musulmans s'accrochent à la « légitimité » des urnes. Les médiations américaine et européenne ne parviennent pas à éviter la confrontation. Le 14 août à l'aube, les véhicules de la police prennent d'assaut le campement islamiste entourant la mosquée Rabaa Al-Adawiya au Caire. C'est le massacre. En représailles, une cinquantaine d'églises coptes sont incendiées. A la fin de la journée, on compte un millier de morts.
S'ensuit une répression impitoyable, encouragée par Riyad et attisée par le nationalisme ombrageux des militaires. Les principaux cadres des Frères musulmans sont sous les verrous, ainsi que des milliers de militants. Mohamed Morsi est déféré devant les tribunaux alors qu'Hosni Moubarak bénéficie d'un non-lieu. Fin décembre 2013, la confrérie est décrétée « organisation terroriste » par les autorités égyptiennes. Peu importent la rébellion du Sinaï ou les attentats, un nouveau régime autoritaire s'installe sur les rives du Nil, conformément aux souhaits de Riyad, qui n'a jamais goûté le « printemps des peuples ». Mardi 14 janvier 2014, une nouvelle Constitution est mise au vote. Le général Al-Sissi, qui ne cache plus ses ambitions présidentielles, veut en faire un plébiscite.
En Tunisie aussi, les Frères musulmans d'Ennahda ont dû abandonner le pouvoir, mais en douceur et au terme d'une interminable crise politique, qui a paralysé le pays d'août 2013 à janvier 2014. Déjà, le 6 février 2013, l'assassinat de Chokri Belaïd avait contraint le premier ministre islamiste Hamadi Jebali à la démission. Un nouvel assassinat, celui de Mohamed Brahmi, le 25 juillet, lui aussi attribué à la mouvance salafiste extrémiste, fragilise encore un peu plus son successeur, Ali Larayedh.
Galvanisée par l'exemple égyptien, l'opposition veut le départ d'Ennahda du gouvernement. Après six mois de tractations intenses, Ennahda cède la place à un cabinet de technocrates, chargé d'organiser des élections dans les meilleurs délais. La Constitution, la plus libérale jamais vue dans le monde arabe, est sur le point d'être adoptée. La Tunisie est désormais le seul pays du printemps arabe à poursuivre une transition démocratique.
Tous les autres ont sombré dans le chaos sécuritaire ou confessionnel (Syrie, Libye, Yémen) ou dans des régressions autoritaires (Egypte, Bahreïn). Le « printemps arabe » a changé de nature : il est devenu le théâtre d'un immense bras de fer stratégique et confessionnel entre le « croissant chiite », dirigé par l'Iran (et comprenant l'Irak, la Syrie et le Hezbollah au Liban), et l'« axe sunnite », sous la houlette de l'Arabie saoudite.
Fin août 2013, cette dernière croit son heure arrivée, lorsque le régime de Bachar Al-Assad noie trois quartiers de la banlieue de Damas sous les gaz mortels. L'attaque de la Ghouta du 21 août, qui a causé la mort de 1 500 personnes, viole la « ligne rouge » tant redoutée. Riyad exulte. Les dirigeants saoudiens en sont convaincus : Washington, Londres et Paris vont bombarder le régime et porter le coup de grâce à Bachar Al-Assad, ce qui ne manquera pas, dans la foulée, de donner un coup d'arrêt à l'expansionnisme perse.
Rien ne se passe comme espéré. Les députés britanniques votent contre la guerre, Barack Obama hésite, seul François Hollande est vraiment décidé à frapper. Vladimir Poutine offre aux Etats-Unis une porte de sortie inespérée en proposant le désarmement chimique de la Syrie, et remet du même coup Bachar Al-Assad en selle.
Les dirigeants saoudiens ne pardonneront pas cette « trahison » américaine. Bandar Ben Sultan ne décolère pas contre Washington.
Cette trahison n'est pas la seule. Dès mars 2013, des contacts secrets ont lieu dans le sultanat d'Oman entre des émissaires américains et iraniens. L'initiative a reçu la bénédiction du Guide suprême iranien, Ali Khamenei. Malgré sa bruyante rhétorique anti-américaine, ce dernier est un stratège hors pair. Il sait parfaitement ce qu'une ébauche de réconciliation avec le « Grand Satan » peut apporter à son pays, étranglé par les sanctions, mais surtout ce que l'Iran, oasis de stabilité dans un Moyen-Orient à feu et à sang, de la Méditerranée au Pakistan, peut apporter aux Etats-Unis, qui s'apprêtent à quitter l'Afghanistan comme ils ont quitté l'Irak. Il sait aussi combien ce rapprochement avec Washington va déstabiliser ses deux ennemis régionaux : Israël et l'Arabie saoudite.
Trois mois plus tard, les électeurs iraniens donnent au Guide suprême ce qui lui manquait pour permettre un retour de l'Iran sur la scène internationale : un président présentable. Hassan Rohani, élu au premier tour le 14 juin, est le négociateur qui avait signé, en 2003, un gel provisoire du programme nucléaire iranien. Ce dernier s'entoure immédiatement d'un ministre des affaires étrangères ayant passé davantage de temps aux Etats-Unis qu'en Iran, Mohamad Javad Zarif, et intensifie les contacts secrets avec la Maison Blanche pour relancer les négociations nucléaires. Celles-ci impliquent en théorie les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies plus l'Allemagne, mais ressemblent à un tango irano-américain.
LE TEMPS DE L'IRAN ?
Fin septembre 2013, Hassan Rohani se rend à New York pour l'Assemblée générale des Nations unies. Dans les coulisses, Iraniens et Américains ont presque finalisé un texte. Et le dernier jour, Hassan Rohani converse quinze minute au téléphone avec Barack Obama. Ce coup de fil tectonique sème la panique à Riyad et à Tel-Aviv, où l'on sent que l'équilibre géopolitique du Moyen-Orient est en train de basculer. Dans la foulée, trois sessions acharnées de négociations nucléaires ont lieu à Genève. Il faudra concéder quelques clauses à la France, qui doute de la sincérité iranienne, et ignorer les rugissements du premier ministre israélien Benyamin Nétahyahou, qui y voit un piège monumental, pour pouvoir signer le 24 novembre un accord sur le nucléaire iranien, provisoire mais historique, qui sera appliqué dès le 20 janvier 2014.
Les réactions ne se font pas attendre. Elles ont même précédé l'accord. Le 19 novembre, un double attentat suicide revendiqué par un groupe lié à Al-Qaida vise l'ambassade l'Iran à Beyrouth, faisant 25 morts. Et les attaques contre les bastions du Hezbollah, l'allié iranien, s'intensifient dans la capitale libanaise. Le 27 décembre, une voiture piégée pulvérise un conseiller de l'ancien premier ministre Saad Hariri, Mohammed Chatah, hostile au Hezbollah et au régime de Bachar Al-Assad en Syrie voisine.
En trois ans, la volonté des peuples arabes a été soumise aux impératifs d'un grand jeu géopolitique. Deux ennemis de toujours rivalisent pour l'influence régionale et l'amitié américaine : l'Iran chiite, en plein rebond, et le royaume sunnite à la recherche de sa puissance de jadis. L'heure est à la fuite en avant. En Irak, où des miliciens sunnites liés à Al-Qaida ont repris Fallouja à la stupeur générale, on dit vouloir lutter contre « l'occupation iranienne ». Riyad offre 3 milliards de dollars (2,19 milliards d'euros) à l'armée libanaise pour acheter, entre autres, des armes françaises, un geste interprété comme un « divorce tactique » avec Washington.
Et, à Téhéran, on voit l'Arabie saoudite comme étant au bord de l'effondrement.« Ce pays est dirigé par des hommes trop vieux qui ont perdu leur chemin », a-t-on entendu à la prière de vendredi. Et on s'inquiète. « Même nous, leur concurrent, voyons toutes les terribles conséquences si les choses devaient mal se passer », confiait récemment un conseiller du Guide suprême. Le roi Abdallah a 89 ans : en Arabie saoudite aussi, le changement ne saurait tarder.

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