lundi 13 janvier 2014

L'avis d'un journaliste français sur la révolution tunisienne

10 Questions à Thierry Brésillon

Thierry Bresillon
journaliste indépendant, 
correspondant de Rue89 en Tunisie,  
répondant aux questions d'El Kasbah.


Question - En tant que journaliste international ayant un œil extérieur, comment voyez-vous la société tunisienne et ses différentes composantes (notamment en dehors de la capitale), par rapport aux autres pays arabes que vous connaissez ?

Tout d’abord, je ne m’aventurerai pas sur le terrain de la comparaison. Je risquerais des généralisations sans intérêt et je n’ai pas une connaissance assez fine des évolutions en cours dans les pays voisin depuis 2011. Simplement, globalement, ce que vit la Tunisie me semble l’une des manifestations d’un phénomène plus global : la fin de la sclérose du monde arabe.

Une sorte de fatalité semblait l’enfermer dans son propre « malheur », comme l’avait diagnostiqué avec justesse l’historien libanais Samir Kassir dans son ouvrageConsidérations sur le malheur arabe. Il postulait que seule une reprise en main de leur destin par les sociétés elles-mêmes pourrait les sortir de leur malheur, toujours attribué à des facteurs extérieurs, ou à des traits culturels spécifiques qui interdiraient aux Arabes d’acquérir davantage de libertés et de jouer un rôle constructif dans la scène internationale. Cette vision avait l’avantage de justifier la démission politique.

Question - Quel est - selon votre observation - le principal changement au sein de la société tunisienne après la révolution ?

Les Tunisiens ne me semblent pas mesurer la valeur de ce qu’ils ont accompli : ils sont sortis de cette irresponsabilité. En tout cas, les secteurs les plus mobilisés de la société. De la petite association de quartier d’El Mourouj II, ou de l’association écologique de Gabes, jusqu’aux artistes ou aux journalistes, en passant par les femmes de Redeyef ou du Kef, les jeunes des associations de randonneurs et même, à leur façon certainement discutable, certains groupes religieux radicaux.

Quoi qu’on puisse penser des évolutions et des perspectives à court terme, ce mouvement profond, diffus est une promesse très encourageante.

La sortie du mensonge
Ma lecture est que la fin du régime de Ben Ali est une sortie du mensonge. On découvre une société beaucoup plus conservatrice que l’image de propagande que le RCD utilisait pour s’auto-légitimer et qui offrait un certain confort aux Tunisiens pour éviter de s’avouer ce qu’ils savaient au fond.

Bourguiba détenait le capital symbolique de l’indépendance et d’une œuvre transformatrice de la société tunisienne. Elle avait ses limites, mais elle correspondait à une réalité, même si sa puissance légitimatrice s’est affaiblie avec les années.

Ben Ali n’avait comme capital symbolique qu’un « changement », célébré dans la sacralisation et la ritualisation de la date du 7 novembre, mais devenu une rhétorique creuse alors que précisément rien ne changeait.

Pour se donner une étoffe historique, il tentait de se réclamer de l’héritage modernisateur bourguibien, sans mener une réelle entreprise de modernisation. En dehors d’une ouverture aux capitaux étrangers qui ont positionné la Tunisie en bas de l’échelle de la division internationale du travail et un ancrage dans une alliance stratégique avec les pays occidentaux.

Dans la réalité, la rhétorique modernisatrice du RCD a dissimulé un accaparement mafieux de l’État et de l’économie, et un mouvement de concessions démagogiques aux tendances conservatrices de la société pour tenter de conserver une connexion avec le pays. Cette dissonance entre le discours et la réalité était intenable et condamnait le régime.

Les deux échecs de Bourguiba
Le revers de l’héritage de Bourguiba, avec lequel la Tunisie actuelle se débat encore, c’est d’abord d’avoir totalement raté le rendez-vous avec la démocratie et d’avoir posé les fondements de l’État policier, qui est le seul legs que Ben Ali ait véritablement fait prospérer.

Le produit de cette dérive policière a laissé des séquelles délétères : la Tunisie n’était pas une dictature policière, le quadrillage policier était serré, mais la peur, l’évitement du conflit, ont permis la mise en place d’une dictature sociale, dans laquelle tout le monde surveillait tout le monde, où il fallait consentir au système pour préserver sa capacité d’action. Outre les aspects politique, ce système laisse des séquelles psychologiques : une blessure narcissique, une perte d’estime de soi qui interdisent de créer des relations de confiance, à tous les niveaux.

L’autre effet de cette approche autoritaire, c’est un traumatisme identitaire profond, provoqué par la mise à mal des repères culturels et religieux, sans doute au nom d’une vision noble de l’avenir de la Tunisie. Traumatisme dramatisé et ancré dans les mémoires familiales et collective par la répression impitoyable de la dissidence des yousséfistes et des vagues de répression suivantes.

L’autre part de l’héritage, c’est d’avoir réservé la modernisation à un secteur limité de la société tunisienne. Les catégories éduquées de la côte, pour faire simple, en créant un décalage social, culturel, économique considérable que la Tunisie paie très cher aujourd’hui.


Les deux illusions
La chute de Ben Ali a donc soulevé le couvercle sur une société qui doit se découvrir telle qu’elle est : pauvre, conservatrice, enclavée (en dehors des catégories connectées avec l’Europe) par des décennies de médiocrité culturelle, travaillée par des courants religieux dogmatiques, irriguée par des réseaux mafieux, divisée, délitée par une défiance mutuelle. Tout à l’opposé de la carte postale d’une société ouverte, unie, moderne.

La vraie révolution serait d’accepter de prendre en charge cette réalité au lieu de penser dissoudre ces aspects négatifs dans la ré-islamisation de la société ou de refermer le couvercle en espérant renouer avec « l’âge d’or » bourguibien et retrouver « la vraie » Tunisie. Ce sont les deux voies proposées actuellement aux Tunisiens. Les deux me semblent illusoires.

Accepter d’assumer le principe de réalité est une étape indispensable vers la maturité. Je précise qu’un excès d’auto-flagellation serait tout aussi improductif, parce qu’il autorise à se déresponsabiliser.

Certains de mes amis exècrent aujourd’hui l’expression de « printemps arabe » tant le présent leur semble sordide. Pour ma part, je persiste à penser qu’il s’agit bien d’un printemps, mais avant de fleurir, le printemps, c’est d’abord le dégel, c’est la boue, c’est la résurgence des déchets accumulés pendant des décennies de glaciation. Ce processus douloureux me semble infiniment préférable à la pérennisation du mensonge et peut seul libérer les énergies positives.

Question - Quelle est d'après vous, le devenir de cette révolution dans les prochaines années: plus de conservatisme, plus de progressisme, consolidation de la démocratie, confiscation dictatoriale?

Tout d’abord, le cas de la Tunisie de Ben Ali illustre parfaitement le schéma du « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie. Chacun consent à la tyrannie parce que chacun espère en tirer sa part de bénéfice. En clair, il n’y a pas de confiscation sans renoncement.

J’y reviendrai, mais effectivement, pour plusieurs raisons Ennahdha se voit comme seul légitime vainqueur de la révolution et beaucoup de ses militants conçoivent la victoire électorale comme une alternance radicale. Le renversement d’un ordre politique, culturel, symbolique. A court ou moyen terme, c’est inquiétant, mais à long terme cette ivresse de la victoire va se confronter à un autre principe de réalité : ils ne sont pas seuls à avoir une vision  pour la Tunisie. C’est déjà le cas.

Mais globalement, il y a un retour de bâton. Une ré-islamisation des mœurs, de l’espace social, culturel. L’enjeu est de préserver la neutralité de l’espace social.

Plutôt de crier au loup en permanence, il serait préférable de travailler à mettre en place un travail de fond, à s’enraciner dans la société pour la transformer de l’intérieur, servir de médiateur entre les Tunisiens et les idées universelles qui ont été défigurées. De trouver une réponse aux angoisses sociales.

Mais sans cliver la société, sans rejouer la même scène de l’indignation et de la panique à chaque épisode. C’est une tendance de fond et pour la contrer, il faut du souffle, de l’endurance… J’espère que les « universalistes » sauront trouver le moyen d’agir sur la société, sans quoi j’ai bien peur qu’on finisse par en retrouver plus à Paris que sur l’Avenue Bourguiba.

Le véritable enjeu est le recyclage des réseaux et des pouvoirs occultes qui sont en train de se recycler pour s’adapter à la nouvelle donne politique sans rien perdre de leur influence. Le pire serait finalement le retour à un ordre proche de celui de l’époque de Ben Ali, moyennant quelques ajustements cosmétiques. Malheureusement, ni Ennahdha qui a besoin de soutien pour durer, ni Nidaa Tounes dont les réseaux sont investis par ceux de l’ancien régime, ne pourront mettre en œuvre une véritable rupture.

L’autre vrai risque c’est la radicalisation des jeunes qui pourraient voir dans l’islam radical révolutionnaire, tourné autant contre la démocratie que contre l’islamisme de pouvoir d’Ennahdha (qui s’inscrit dans la mouvance pragmatique des Frères musulmans), la seule expression de leur révolte, la seule issue à leur impasse. Ils peuvent déborder tout le monde.

Et personne, ni Ennahdha ni Nidaa Tounes n’a de solution à proposer à cette colère sociale, parce que ni l’un ni l’autre n’ont de modèle de rechange. Si successivement les deux échouent à proposer une perspective sociale aux jeunes tunisiens, la prochaine explosion sera beaucoup moins agréable que celle de 2011.

On dit souvent que les Tunisiens sont tempérés, ouverts… C’est une carte postale, il y a, dans ces certains secteurs de la société, une énorme violence refoulée et un rejet des idées considérées comme occidentales.

Mais tout cela est un chaos à la mesure du refoulement.

Question - On parle aujourd'hui beaucoup d'une société tunisienne scindée en deux, entre autres dans ses affiliations et références identitaires culturelles, Occident (France en premier lieu) vs Monde arabe et musulman. La voyez-vous ainsi ? Qu'est ce qui pourrait – politiquement - réunir les dégustateurs universels de brick au thon?

La Tunisie est un carrefour d’influences. C’est une fragilité et une richesse. Pour ma part, cela me fascine parce que je crois que l’universalisme peut transcender ces différences pour faire émerger une conception plus large que celles que portent les différentes expressions culturelles. La Tunisie pourrait être le lieu de cette émergence.

Malheureusement, pour l’instant, chacun croit pouvoir éliminer l’autre de la société. C’est une impasse. Les Tunisiens sont déjà réunis. Ils partagent un pays et un destin. Il n’y pas d’autre issue que de trouver les moyens de vivre ensemble.

Je pourrais développer ici un passage sur le rôle de la peur dans les conflits. Mais je ferai court. Chacun à peur de l’autre et peur de disparaître. Or la peur enferme et nourrit la rupture.

Ce ne sont pas les désaccords politiques qui sont le ressort des conflits. C’est la peur. En ce sens l’évolution en cours m’inquiète parce que ce ressort joue à plein en ce moment.

Question - Vous semblez acter le fait qu'il y ait plusieurs définitions des mots libertés, démocratie, justice, égalité en fonction de la latitude à laquelle on se trouve. Si je vous suis bien, le modèle occidental garantissant les libertés individuelles n'est pas exportable tel quel dans nos contrées. Il y a des étapes, des spécificités locales à respecter (religion...) Est ce que j'ai tort? Des cadres 'nouveaux' sont en train de voir le jour autour de la laïcité et de la liberté d'expression en Tunisie. Une grande majorité de tunisiens exprime son refus de la laïcité 'à la française', de la liberté d'expression 'à la française'... Vous faites partie - et c'est très louable - de ceux qui comprennent et soutiennent ce choix... " Les tunisiens ont le droit de définir leurs propres règles." Selon vous, à quel moment ces règles seront elles contestables? Jusqu'à quelles limites Islam, Pays du Sud et Démocratie resteront compatibles?

En deux mots, c’est le débat spécificité / universalisme.

Relativisme des moyens et universalité des valeurs
 Avant d’entrer dans le fond de la question, une précision, je ne vois qu’une seule définition à la liberté. C’est la liberté d’agir selon ses conceptions, ses besoins, ses aspirations, ses convictions. C’est universel, plus que cela, c’est la condition humaine et même, sur un plan religieux, on peut considérer que c’est un dessein divin puisque nous sommes dotés des moyens (la raison et la volonté) d’agir selon notre libre arbitre.

L’apport des prophéties religieuses et des révélations, ce n’est pas la limite et l’interdit, c’est à l’origine une insurrection tournée vers la dignité et la liberté. Ceux qui prétendent fonder la limitation des libertés et l’infériorisation dans un message religieux vont à rebours de tous les messages prophétiques dont l’élan est tourné vers l’élévation de l’homme, non vers son rabaissement.

Il en va de même pour la justice et la démocratie. Le sens de la justice, ou plutôt de l’injustice, me semble quasiment inné. Punissez un enfant sans raison, établissez une inégalité flagrante entre deux personnes, vous créez immédiatement une situation de tension. La seule nuance intervient dans une relation où le faible cherche l’amour ou la considération du fort et consent, de peur de déplaire. Cela aussi est un comportement humain, mais on perçoit bien la part d’aliénation qu’il contient. Ensuite il y a des définitions plus subtiles de la justice (distributive ou commutative), mais je doute que le débat porte sur ce genre de considérations.

Quant à la démocratie, là aussi, je ne vois pas plusieurs définitions. Au-delà des procédures de dévolution du pouvoir, elle n’est réelle que s’il existe un authentique pluralisme politique, une capacité d’action autonome de la société et si des contre-pouvoirs équilibrent la propension naturelle de la puissance publique à disposer de tout. L’idée qu’on puisse dépasser les divisions dans une recherche de consensus me paraît conduire immanquablement à réactiver la logique du parti unique, dans lequel celui qui exprime publiquement un désaccord s’exclut de la collectivité.

Maintenant, ces universels peuvent se formuler à partir de références différentes et leur mise en œuvre nécessite de partir des sociétés telles qu’elles sont, et non telles qu’on voudrait qu’elles soient.

Je crois en un relativisme des moyens, mais non des valeurs.

Les impasses de la renaissance
Mais pour répondre au fond de la question, j’emprunterai un petit détour historico-politique.

Depuis la moitié du XIXème et sa rencontre avec la puissance impériale européenne, la Tunisie, comme une bonne partie du monde musulman, est confronté à une question fondamentale : comment égaler cette puissance sans renoncer à nos références ? Sans céder au mimétisme, sans renier notre héritage ? C’est la problématique de la renaissance.

La Tunisie, de Mahmoud Kabadou, d’Ahmed Bey, de Kheireddine Pacha, a joué un rôle précurseur dans ce mouvement. Ils ont cherché à intégrer les apports de la modernité et pas seulement une modernité instrumentale (en clair la technologie et les procédures administratives), dans la réalité intellectuelle et sociale en désenclavant la pensée de son cadre local.

Mais la démarche de la renaissance (je parle là dans l’ensemble du monde musulman) s’est heurtée à trois limites :
1/ en cherchant à dépouiller la religion des archaïsmes locaux et à retrouver la pureté originelle du message, elle a ouvert la voie à une lecture littérale et fondamentaliste de l’islam,
2/ elle ne s’est pas adossée sur une évolution sociale permettant l’émergence de classes tournées vers la modernité,
3/ elle s’inscrivait enfin dans le contexte aliénant d’une relation inégale avec l’Occident qui interdisait une approche sereine de cette hybridation.
Bref, elle a tourné cours.

A sa façon, Bourguiba a tenté une expérience similaire, en invoquant par exemple la réflexion de Tahar Haddad (qu’il n’avait pas soutenu dans son conflit avec la Zitouna dans les années 1930) et en déclarant faire œuvre d’ijtihad. Mais je pense qu’il était avant tout un politique et utilisait les ressources symboliques à sa disposition pour parvenir à ses fins. Il avait bien compris que la religion est la colonne vertébrale de la société tunisienne, comme de celle de la plupart des sociétés musulmanes, et qu’il était impossible d’accomplir quoi que ce soit sans l’enraciner dans cette référence.

Je ne suis pas certain que ce mouvement ait convaincu les religieux. Certainement pas dans le contexte que j’évoquais, et encore moins dans celui qui allait suivre d’une islamisation croissante de la protestation politique, entrainée dans le tourbillon de surenchère entre la révolution iranienne et l’ultra-conservatisme wahhabite, et d’emballement émotionnel nourri par la persistance du conflit israélo-palestinien et des guerres en Irak.

En tout cas, son « aventure ambiguë » a suscité d’autant plus de rejet (refoulé) qu’elle s’est accompagnée du traumatisme de la répression et qu’elle a été totalement dévoyée par le régime de Ben Ali.

Là où je veux en venir, c’est que le débat entre la fermeture et l’ouverture, entre le rejet et la synthèse, entre la reproduction du passé et la recherche de solutions nouvelles est ancien et structurant dans la vie intellectuelle et politique tunisienne. Ce n’est pas un artefact. Ce n’est pas une diversion. Mais à condition d’être mené sereinement, dans la recherche d’une adéquation à des fins tournées vers le bien être de tous et d’inclusion. Et non à des fins de contrôle politique et d’exclusion.

Un débat contaminé par les passions
La fin du régime benaliste qui était un avatar du mouvement destourien, a mis fin aux tabous, libéré la société du carcan d’un Etat qui cherchait initialement à la transformer, et naturellement réouvert tous les débats interdits : la femme, la liberté, la place de la religion…

Mais après tant de décennies de dictature, toutes les violences, les frustrations sociales, les brimades et les humiliations font bloc et passionnent les débats, cette passion malheureusement enferme la réflexion dans des alternatives excluantes et stériles, empêchent un dialogue fondé sur les problèmes réels. En gros : liberté, laïcité, égalité hommes/femmes = Occident (et =RCD). Donc on n’en veut pas.
C’est tragique.

La façon dont s’est polarisée sur la discussion sur la laïcité, la liberté d’expression, ou de l’égalité hommes/femmes est totalement déconnectée de l’observation du réel. Elle est contaminée par des a priori idéologiques. Et la référence à la laïcité « à la française », à la liberté « à la française », etc. en dit beaucoup plus long sur l’incapacité des Tunisiens à sortir d’une relation d’attraction/répulsion pour l’ancienne puissance coloniale que sur une volonté française ou occidentale d’influence (à laquelle cette obsession ouvre la voie). Elle est le signe d’un repli identitaire symétrique à celui que vit l’Europe aujourd’hui. Les replis sont toujours des régressions.

Cette persistance à se situer par rapport à un modèle (largement fantasmé), cette incapacité à centrer le débat sur soi est l’une des causes de l’impossibilité à aborder les débats réouverts par la fin des tabous de manière constructive.

Le malentendu de la laïcité
Prenons rapidement le cas de la laïcité. Un rappel, le mot est français, mais la France est loin d’avoir le monopole de la pratique. Il existe de nombreuses modalités d’organisation de la relation entre pouvoir et religieux, qui tendent au même objectif : assurer la liberté de conscience et l’égalité de tous, quelles que soient ses convictions, sans que l’Etat soit prescripteur en matière religieuse, ni que l’institution religieuse sacralise une politique. Toute une gamme de compromis sont possibles pour peu qu’ils garantissent ces objectifs de liberté et d’égalité. Et donc, un débat serein aurait permis de débattre de la manière d’y parvenir au lieu, pour les uns, de faire de la laïcité un talisman, et pour les autres de jeter des anathèmes au nom de la laïcité, en l’assimilant à l’athéisme et à l’amoralité (on peut peut-être athée et moral dans la mesure où il existe d’autres sources éthiques que la religion).

En d’autres termes, je ne pense pas que la Tunisie n’est pas prête pour la laïcité, mais que de vouloir imposer un terme sans en avoir décortiqué le contenu et les implications sociales et politiques, a desservi sa cause. Il aurait mieux valu oublier le mot pour mieux faire avancer son contenu.

La liberté d’expression ou la servitude volontaire
Pour la liberté d’expression, c’est plus absurde encore, parce qu’il a fallu moins d’un an après un soulèvement contre une dictature pour que des Tunisiens manifestent pour limiter leur liberté ! Parce que la notion de liberté d’expression a été investie d’une autre signification, assimilée à de mauvais symboles.

Pour ma part, je ne crois pas aux manipulations souvent invoquées sur les pages d’el Kasbah pour interpréter les initiatives maladroites de Nessma, du journal Ettounsiya ou des jeunes athées de Mahdia. Chaque acteur à sa logique propre, teste les limites, tente des coups, explore le nouveau champ des possibles. Ce qui n’exclut pas la récupération politique.

Mais le problème au fond, c’est que le retour du religieux dans la sphère sociale est devenu le marqueur du rejet de l’ancien régime et d’une réaffirmation identitaire contre l’occident, pour une bonne partie de l’opinion qui ne mesure pas qu’elle scelle sa propre servitude en faisant de la liberté d’expression un symbole négatif.

C’est pourquoi j’en veux beaucoup aux agitateurs qui devraient être avertis de cette situation et qui, par des provocations inutiles, accréditent l’opinion que la liberté d’expression est un outil contre l’islam. Mais ce que je déplore encore une fois, c’est l’incapacité des uns (les « modernistes ») à faire œuvre de pédagogie dans l’appropriation de cette valeur par la société tunisienne, et aux autres (les islamistes) d’utiliser ce rejet pour mieux se différencier politiquement et verrouiller le champ politique à leur avantage. La question demande du doigté et à être dépassionnée. C’est cela qui m’a fait réagir lors de la publication de caricatures par Charlie Hebdo.

Je ne soutiens donc absolument pas le choix de refuser « la laïcité ou la liberté d’expression à la française ». La liberté n’a pas de nationalité. Je suis consterné au contraire par l’incapacité de la plupart des acteurs tunisiens à aborder ces débats de manière sereine.
Et plus encore, par certains intellectuels et éditorialistes français qui confortent l’approche binaire du contexte tunisien. En reprennent à leur compte la bipolarisation politique tunisienne et l’antinomie entre islam et liberté, ils contribuent au malentendu et au rejet de ces valeurs.

Une modernité mal assumée
Le drame de la situation actuelle, c’est qu’une partie de la société tunisienne n’assume pas le fait qu’au fond elle a intériorisé une part de l’individualisme, l’aspiration à la liberté d’expression, la volonté de vivre sa religion selon son propre cheminement personnel, et donc de ne pas subir la tutelle d’une force policitico-religieuse ou du conformisme social. Mais au lieu de sortir du mythe réconfortant d’une société indifférenciée unifiée par une identité elle aussi fantasmée, beaucoup préfèrent échapper à la contradiction en rejetant ce qu’ils croient être les instruments de leur domination et se conformer à ce qu’ils croient être l’archétype du « Tunisien ». La Tunisie paie là des décennies de propagande et de médiocrité intellectuelle et politique.

Pourtant, même des musulmans fervents pourraient comprendre le danger qu’il y a à autoriser qu’on emprisonne celui qui porte atteinte au sacré, parce que rien ne lui garantit que demain, ce n’est pas son expression religieuse qui pourra être jugée blasphématoire par une autre conception doctrinale. Parce qu’une religion n’a rien à gagner à devenir une force de coercition, parce que c’est abaisser sa foi que de croire qu’elle besoin du renfort de lois terrestres et, concrètement, d’agents de police, pour être protégée. Quand on estime que Dieu seul est juge, confier le respect de la loi divine à la justice humaine me semble le plus sacrilège des blasphèmes.
C’est la déchéance de la mystique en politique, pour citer le très catholique Charles Péguy. Dégrader l’observance spirituelle, qui devrait être intime et totalement libre, en conformisme social qui vide le spirituel de sa substance.

Une reformulation de l’universel par les valeurs islamiques
En revanche, je suis persuadé que la démocratie et ses valeurs ne pourront s’enraciner qu’en étant reformulées à partir de valeurs islamiques. Mais à condition qu’elles retrouvent l’élan libérateur et universel du message prophétique. Et s’affranchissent de la volonté de contrôle social et politique de ses continuateurs.

Malheureusement, dans un contexte où la doctrine religieuse la plus rétrograde conforte les archaïsmes sociaux, où la relation avec l’Occident reste perçue comme une relation de domination, où le contentieux colonial n’est toujours pas purgé, il sera difficile d’aborder cette question de la modernité politique en Tunisie. En un mot, il est à craindre que la deuxième renaissance du monde arabe butte sur les mêmes écueils que la première.

Ce qui permettrait à la société tunisienne de dépasser ces oppositions stériles, serait de considérer le quotidien de la majorité des Tunisiens et de se consacrer à les libérer de leurs seules vraies chaines : la violence sociale, l’exploitation au travail, les violences faites aux femmes, l’ignorance et l’enclavement culturel… ce sont les seuls vrais enjeux. Et ceux là révèlent à contrario les valeurs qui rassemblent, qui  et permettraient d’identifier qui sont les authentiques adversaires.

Si ceux qui ont déduit de ce que j’écris, que j’approuve le choix de rejeter la liberté d’expression ou la laïcité sont pris à contre-pieds ce que je viens d’écrire, je précise qu’habituellement j’écris pour un public français à qui j’essaie d’expliquer qu’il faut envisager ces questions à partir d’une autre perspective, dans une autre société qui l’envisage à travers son expérience collective et sa sociologie. Je réagis aussi à l’incapacité de certains Tunisiens de prendre en compte la réalité de leur société et de travailler à partir de cette réalité.

Mais je ne cautionnerai jamais un mouvement qui réduit les libertés, qui sacralise le politique ou qui utilise la force de coercition de l’Etat, ou le conformisme social, pour imposer une norme morale ou religieuse.

Question - Quelle est votre vision du paysage politique actuel, quels sont les clivages. Est il amené à évoluer bcp encore? Dans quel sens? Comment expliquer qu'en cette période historique aucun parti politique ne pense à son pays de manière patriote. Croyez-vous en cette troisième voie, qui est aujourd'hui encore un fantôme?

L’action politique oscille toujours entre le service de l’intérêt général et la mise en œuvre d’une vision, d’une part, et les contraintes de la conquête et de l’exercice du pouvoir qui est l’objet de tout parti politique, d’autre part. Certains sont plus des visionnaires, d’autres sont plus cyniques. Ce n’est pas une réalité propre à la Tunisie. Mais j’ai rencontré beaucoup de militants et de cadres de tous les partis, animés par une vision pour la Tunisie. Pas forcément juste, pas forcément fondée sur des valeurs que je partage. Mais ils sont au à leur manière au service d’un idéal.

Mais quand on fait un choix de stratégie politique, il faut l’assumer, quitte sacrifier à la mauvaise foi ou la langue de bois, quitte à se dédire parfois quand on change de stratégie. L’essentiel n’est pas là. L’essentiel est de mener une bonne politique fondée sur une bonne analyse. Peu de partis (ou d’hommes/femmes politiques) on une analyse profonde des maux de la société tunisiennes et de son modèle économique. Du coup, la plupart naviguent à vue et se focalisent sur des débats parasites ou mal menés. Le gouvernement peine à tracer un cap et gère l’urgence tant bien que mal.

La difficulté pour la Tunisie c’est que les lignes de clivage sont multiples, (rupture avec l’ancien régime ou réajustement, place du religieux dans le politique, modèle économique, panarabisme/projet national…) Or ces lignes ne se recoupent pas forcément et n’ont pas toute la même force. D’où certaines trajectoires qui peuvent paraître surprenantes, des changements de cap…

Besoin d’Etat
Mais au fond, je crois qu’une ligne de clivage majeure est en train de se structurer autour de deux conceptions du rapport à l’Etat.

Pour les réformateurs de l’Empire ottoman, les nationalistes et les destouriens, l’Etat est une fin. C’est l’objet de leur travail politique depuis 150 ans. Ils ont développé la culture de l’Etat, les réseaux, les compétences pour gérer l’Etat.

Pour les islamistes, l’Etat est un moyen, un problème récemment résolu pour être intégré dans une conception du collectif qui passe d’abord par la communauté de religion. Leur univers de référence, c’est la Oumma. Hériter de la gestion d’un État, dont ils ont été écartés est un donc un double défi. Pratique et théorique.

Or dans la période actuelle de chaos post-révolution, beaucoup de Tunisiens ont besoin d’État. Cela risque de peser lourd lors des élections.
Il est difficile de savoir quelle dynamique va l’emporter, celle de revanche des exclus ou celle du retour à l’État.

Troisième voie ?
Dans cette configuration, évidemment, l’idée d’une force politique relayant les aspirations sociales, la redéfinition d’un changement de modèle économique… pèse peu.

Elle aurait pu être portée par l’UGTT qui détient une légitimité historique considérable et un réseau de militants sur le tout territoire.

Le problème est que, d’une part, elle n’a pas totalement purgé les éléments corrompus de l’ancien régime en son sein. D’autre part, elle ne représente plus les secteurs sociaux les plus nombreux. Elles représentent en gros les enseignants, les travailleurs de la santé, quelques secteurs de la fonction publique. Les ouvriers du bassin minier sont plutôt politiquement rétrogrades. Mais elle n’est pas liée à la force sociale la plus nombreuse : les jeunes chômeurs, ni tous les secteurs de l’économique informelle, les petits commerçants…  Bref, elle dispose d’une force symbolique et d’une capacité de nuisance qu’elle ne peut pas convertir en force politique.

En fait, une force politique, la manière d’une entreprise à besoin de ressources. Les ressources politiques, c’est un capital symbolique, des réseaux d’encadrement de la société, des appuis au sein de l’appareil d’Etat, des soutiens économiques, et une offre qui convient au marché. Tout cela permet d’obtenir la « monnaie » politique qui est le vote des électeurs.

Il faut plus qu’une bonne idée pour réussir en politique.

Question - Comment expliquer que ce gouvernement soit plus puissant que l'ANC ? Comment 38% permettent de diriger le pays comme le maître absolu ?

Ennahdha a le pouvoir parce qu’il a rassemblé la majorité des voix. Et de loin.

Le gouvernement gouverne, c’est sa nature. Il a, en théorie, l’autorité sur l’administration. Il est soumis au contrôle du Parlement dont il tient son pouvoir.

Mais par nature, c’est le gouvernement qui gère le pays, dans le cadre de l’Etat Droit. Ce n’est pas le parlement qui gouverne.

Le gouvernement est soutenu (en tout cas au départ) par une majorité des députés qui représentent la volonté nationale. C’est pour cela qu’il a le pouvoir. Qui serait plus légitime pour exercer le pouvoir à la place de la majorité ?

Maintenant, autre chose se joue, c’est le sentiment pour toute une catégorie de la population qui s’est sentie exclue de l’Etat, de l’économie, de tous les avantages du pouvoir, du discours légitime que, maintenant que Ben Ali est parti, l’Etat corrompu du RCD et tous ceux qui en ont profité, tous ceux qui ont relayé sa rhétorique moderniste en décalage avec la réalité sociologique du pays, doivent céder la place.
Maintenant c’est leur tour.

Et beaucoup vivent dans la hantise de voir revenir l’ordre ancien qui les a harcelés, torturés, exclus.

Il ne faut jamais perdre de vue la dimension traumatique de la vie politique tunisienne. Pour certains, le souvenir des années de dictature s’est inscrit dans leur chair à coups de choc électriques, de perceuse dans le crâne et les genoux…

Mais je ne pense pas qu’Ennahdha dirige le pays en maître absolu. De toute évidence, il a au contraire le plus grand mal à prendre le contrôle d’une administration qui devrait en principe mettre sa politique en œuvre.

Ne parlons même pas du Ministère de l’Intérieur qui reste au cœur du dispositif, du réseau mafieux, qui a mis la main sur le pays depuis plusieurs décennies, au sein duquel des clans concurrents s’entredéchirent.

Ce qui est préoccupant, c’est effectivement que des dossiers extrêmement importants pour réussir la rupture avec l’ancien régime soient gérés de manière politique, et non dans un souci authentique de clarification, de vérité et de justice. En clair, tout ce qui relève de la corruption, des mécanismes de la répression, l’asservissement de la Justice, les réparations : le travail d’établissement des responsabilités devrait être engagé depuis longtemps sur des bases saines, indépendantes du politique.

Au lieu de ça, le gouvernement préfère utiliser l’arbitraire et jouer de la pression populaire quand ça le sert, comme on l’a vu avec les juges ou les médias. Ce n’est pas une logique de justice et de vérité, mais de prise de contrôle.

Les réparations accordées aux victimes devraient être le résultat d’une véritable enquête sur les responsabilités et les torts, établis par des magistrats indépendants, et non pas d’une décision politique.

Cela n’est pas normal. Mais la société civile et l’opposition peinent aussi à formuler des alternatives solides.

Question - Pourquoi Rached Ghanouchi est il si puissant ? Et surtout, comment d'après vous reverser la vapeur ?

Ghannouchi est l’homme qui est capable de faire la synthèse entre toutes les tendances de l’islamisme politique tunisien. Parce qu’il a un parcours d’activiste, d’intellectuel et de politique, tout en ayant une idée très précise du cap. Il a la légitimité pour être entendu de toutes les tendances d’un mouvement très complexe.

Mais cela ne signifie pas que sa perspective, l’islamisation de l’ordre social, politique, culturel de la Tunisie soit la seule issue de l’engagement des islamistes dans l’exercice du pouvoir.

L’exercice du pouvoir, la montée en puissance d’une nouvelle génération au sein d’Ennahdha qui comprend que la politique s’exerce dans le cadre des contraintes politiques, peut aussi normaliser Ennahdha qui serait amené à laisser de côté ses éléments pour qui l’imposition de la norme religieuse est l’alpha et l’oméga de leur engagement.

La perspective d’islamisation totale serait alors une sorte d’utopie perdant peu à peu sa force. A la manière des mouvements communistes en Europe qui ont intériorisé les contraintes de la démocratie parlementaire et ont permis d’intégrer une nouvelle classe sociale (le monde industriel) dans la vie économique et politique.

Les changements politiques viendront des forces qui seront capables d’inspirer confiance aux Tunisiens. La seule manière de « renverser la vapeur » c’est d’accomplir un travail politique dans la profondeur de la société tunisienne, d’écouter, de comprendre, d’offrir un horizon, d’accorder une valeur à ceux qui se sentent les moins que rien de la Tunisie et qui constituent une grande majorité du pays.

Question - Vous connaissez bien le paysage politique et social tunisien, tout en bénéficiant d'un certain recul. Quels sont les vrais "radeaux de sauvetage" sur lesquels les Tunisiens pourront compter aujourd'hui? En qui garderiez-vous le plus confiance?

Je crois donc qu’il faut penser la politique en Tunisie dans le temps long et pas traquer de manière obsessionnelle le moindre faux pas de tel ou tel. C’est stérile, destructeur.

En ce sens Facebook fait un mal considérable au débat politique en servant de caisse de résonnance aux angoisses, aux rumeurs, aux manipulations… le temps de la délibération démocratique est plus lent, plus construit. Une des solutions pour assainir la vie politique serait, pour tous les Tunisiens, d’avoir un usage moins compulsif de Facebook.

La question n’est pas de trouver un homme providentiel (ce qui relève encore d’une mentalité archaïque), ni de savoir si un parti est plus porteur d’espoir qu’un autre.

La solution ne viendra pas d’un parti, mais d’une classe politique dans son ensemble, de tous horizons politiques.

De gens qui ont du sang froid, une vision à long terme, une connaissance intime de la société, un sens de l’Etat. J’ai rencontré des gens de ce type dans les tous les partis. Ce sont eux qui pourront élever le niveau de la vie politique, élargir le champ de vision qui détermine qui les décisions politiques au-delà des avantages à court terme. Pour la santé démocratique de la Tunisie il est souhaitable qu’il y ait des gens de cette trempe dans tout l’éventail politique.

Question - Pensez-vous que la classe politique française/européenne/occidentale puisse un jour percevoir la révolution tunisienne (et le printemps arabe plus généralement) en dehors des sentiers battus de sa propre Histoire et de ses propres modèles qui, eux, résultent d'un cheminement particulier et ne sont donc pas des "passe-partout"? Que pensez-vous de l'attitude et de la politique Française vis-à-vis de la Tunisie post-révolution, n'est-elle pas trop pessimiste et donneuse de leçon pour un pays qui soutenait la dictature benaliste ? Est-ce de l’hypocrisie ou juste des calculs politiques ?

Une remarque d’abord, il n’y pas plus pessimiste que les Tunisiens sur leur révolution.

Ensuite, je réfute les amalgames (« France/Europe/Occident-qui-a-soutenu-Ben-Ali et-qui-donne-des-leçons »). Tout ce « paquet » est composé de gens, de pays, de tendances… très divers et on ne peut pas appliquer le principe de sanctions collectives.

Tout le monde, en France, n’a pas soutenu Ben Ali, et ceux qui l’ont soutenu ne disqualifient pas les autres et ne leur ôtent pas le droit de s’exprimer sur la Tunisie. (En Occident, au passage, les Etats-Unis ont compris bien avant la France la véritable nature du régime de Ben Ali).

En revanche, je suis souvent ulcéré par les prises de position de certains éditorialistes français sur la Tunisie, comme par des prises de position politiques qui reprennent trop à leur compte des visions simplistes de la situation.

Mais il ne s’agit ni d’hypocrisie, ni de calcul politique. La situation en Tunisie entre en résonnance avec des questions dont les ressorts profonds sont des angoisses et des représentations qui animent la société française. C’est bien plus profond qu’un simple regard sur la Tunisie. Mais ce serait trop long de le développer ici.

Disons simplement qu’il y a la peur d’un déclassement symbolique, de voir son système de références perdre l’aura qu’elle a eue depuis deux cents au moins.

La Tunisie n’est qu’un écran où se projettent des débats français. Ne prêtez pas trop attention à ce qui se dit en France.

Maintenant la vision majoritaire qu’on a en France de la Tunisie s’explique en grande partie par le fait qu’elle se forme à travers le prisme d’une catégorie de Tunisiens, mieux connectés sur les réseaux intellectuels et médiatiques parisiens, qu’avec la réalité profonde de la Tunisie, mais qui sont persuadés incarner la seule vraie Tunisie.

Cette vision d’une Tunisie moderne, laïque, féministe menacée par une invasion islamiste, elle est d’abord forgée en Tunisie, elle s’étale à longueurs de médias tunisiens, de colloques, de débats, de tribunes. Vu de Paris, cette vision conforte des a priori et les visions émises depuis Paris conforte ces Tunisiens dans leur certitude d’avoir raison.

Question - Pourquoi on s'acharne toujours sur la Tunisie et ne médiatiser que le salafisme (parfois l'amplifier à mort) et essayer de faire peur aux français ?

Encore une fois, je pense que le sujet passe par le double prisme des angoisses françaises et d’une certaine perception tunisienne qui monte en épingle la moindre affaire.

Je prendrai l’exemple de Souhayr Belhassen, vice-présidente de la FIDH, qui reprend dans un débat TV, l’histoire totalement fantaisiste de touristes françaises contrôlés par des salafistes à l’aéroport. Tout dans cette information sonnait faux. Mais elle confortait une peur, et la psychologique humaine est telle qu’elle est plus rassurée par ce qui conforte sa peur que par ce qui l’atténue. Quitte à inhiber les facultés de raisonnement logique.
« On » n’essaie pas de faire peur aux Français. On en parle parce que cela réveille une peur.

Maintenant on en parle aussi parce que c’est un enjeu, parce que c’est un phénomène en émergence qu’on cherche à comprendre, parce que c’est une vraie rupture, que politiquement les effets peuvent être considérables. L’effet le moins attendu de la chute du régime est l’émergence d’un islamisme radical révolutionnaire qui peut très vite se connecter sur des réseaux internationalistes. Ce n’est pas un fait anodin.

Maintenant les unes catastrophistes, les images spectaculaires, les nouvelles alarmistes nuisent plus à la compréhension qu’elles n’apportent d’information. Mais c’est notre travail de journaliste d’essayer de comprendre ce phénomène.

Question - Vous serait-il possible de nous faire une sorte d'état des lieux des relations Tunisie/France aujourd'hui, des enjeux (réels) en cours pour les deux pays, des évolutions possibles de ces relations et leurs conséquences potentielles.

Je ne maitrise pas ces enjeux. Globalement, les dirigeants français ont compris je pense qu’on ne peut plus miser sur des régimes sans assise populaire.

Mais ils cherchent encore le bon moyen d’appuyer le processus de démocratisation.

Le soutien européen, conditionné désormais aux réformes démocratiques, ne s’appuie pas sur une vision très large des enjeux méditerranéens (la priorité au règlement de la question palestinienne, une autre gestion de la migration…) et ne se manifeste pour la Tunisie que par un appui budgétaire très modeste (100 millions d’euros pour 3 ans). Mais c’est mieux que de fermer les yeux sur les dérives dictatoriales.

Question - En tant que journaliste, que conseilleriez-vous aux journalistes Tunisiens de tous bords?

1/ Aller sur le terrain, écoutez, donnez la parole aux petits gens.
2/ Vérifiez vos infos à la source, ne publiez pas toutes les rumeurs qui confortent vos idées
3/ Ne portez pas de jugements de valeur dans vos articles
4/ Enquêtez sur les réseaux de pouvoir locaux, nationaux, qui tiennent l’économie tunisienne
5/ Lisez de bons livres d’Histoire.

Question - Où en est la constitution tunisienne ?

C’est une question d’actualité à laquelle vous trouverez de bonnes réponses sur la page d’El Kasbah.

Mais globalement, ce que je peux dire c’est qu’il ne fallait pas s’attendre à un processus rapide. Encore une fois, tous les débats ont été remis sur la table.

Tout s’est exprimé et c’est plutôt un moment important dont les Tunisiens devraient mesurer que c’est un privilège rare, mais dont les Parlementaires devraient sentir que c’est un luxe dans un pays qui brûle socialement et pour une population qui s’enfonce dans le désespoir.

Sur le fond, quelles que soient les institutions (et il y a de bonnes idées dans le projet), la qualité de la démocratie dépend de la qualité de la classe politique et de la vigueur des contre-pouvoirs.

Question - Que pensez-vous de ce qui se passe en Syrie ?
Je dois dire que je suis choqué par le soutien que certains progressistes tunisiens apportent au régime en réduisant la question à une manipulation occidentale contre un dirigeant ennemi d’Israël.

Une petite anecdote qui m’a été racontée par une amie italienne archéologue. Pendant un chantier de fouille, un de ses colliers avait disparu de sa chambre. Elle l’a signalé aux responsables qui ont appelé la police qui n’a pas enquêté. Elle s’est contentée d’arrêter les 140 ouvriers du chantier et de tous leur casser les os de la main. La scène s’est déroulée sous ses yeux, sans qu’elle ne puisse rien faire pour l’arrêter. Ce n’est pas une invention d’al Jazeera, ce n’est pas une manipulation.

Voilà, la punition pour un collier. Imaginez si vous protestez contre le régime. A l’échelle syrienne, la Tunisie de Ben Ali, c’était Disneyland.

Pensez vous que les Syriens aient besoin d’agitateurs étrangers pour éprouver l’envie de se révolter. Oserez-vous leur dire qu’ils sont le jouet des intérêts occidentaux quand ils veulent en finir avec ce régime ? Croyez-vous que Bachar el Assad leur ait laissé le choix de la méthode ?

Les mêmes reprochent à l’Occident d’intervenir, ou de rester les bras croisés, selon les cas. On reproche à la France d’avoir soutenu Ben Ali et on lui reproche aujourd’hui de souhaiter la chute de Bachar el Assad. Ces positionnements à bascule me semblent puérils.

Bachar el Assad n’est pas au service de la cause arabe, il a mis la cause arabe au service d’un pouvoir cruel. Le soutenir ce n’est pas soutenir une cause, c’est se fairele complice d’un criminel d’Etat.

Mais il est vrai que la situation est extrêmement complexe. Que d’autres acteurs jouent en Syrie une carte anti-chiite et lisent le conflit à travers le prisme religieux d’une lutte des sunnites contre une domination alaouite (assimilée aux chiites).
Le régime a joué aussi depuis longtemps cette carte confessionnelle qui peut entraîner le pays d’une guerre civile.

Mais cette intrication de facteurs de crise qui rendent la situation aussi explosive,  tient en premier et en dernier lieu à la façon dont le régime a consolidé son pouvoir et  s’y accroche. Le chaos des sorties de dictatures sont à la mesure de leur férocité.

Question - Si vous étiez tunisien et vous avez le choix entre l'avant 14 janvier et l'après, que préféreriez-vous ?

Entre la peur du présent et la peur de l’avenir, indiscutablement, je préfère la peur de l’avenir, parce qu’elle me laisse la possibilité d’agir.

L’ordre d’avant le 14 janvier était une illusion, rassurante certes, mais une forme de mensonge, parce que sous le couvercle, tous les ingrédients de la crise qui a conduit à la chute du régime et à la crise actuelle se mettaient en place. Comme je suis d’un tempérament à voir plus loin que le bout de mon nez, ces failles ne m’auraient pas échappé, mais la peur du présent était paralysante, ou du moins obligeait à choisir entre trois choix impossibles : se soumettre et monnayer son soutien, jouer sur les marges ambiguës d’une apparence de conformisme et d’une critique à demi-mots, ou de la résistance clandestine en prenant des risques considérables.

Aujourd’hui, la société revient à son principe de réalité, ce qui, chacun le sait, est une étape vers la maturité. Quoi qu’en disent les alarmistes, la situation actuelle est loin d’être une dictature et offre d’infinies possibilités pour agir sur le cours de l’Histoire.

Question - Aimez-vous les bricks au thon?
Je préfère les rougets grillés et les petites sèches sautées à l’ail. Avec une Celtia.

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