dimanche 26 janvier 2014

Tunisie : est-on trop optimiste sur la nouvelle Constitution ?

Enfin ! L’Assemblée constituante a adopté jeudi soir, les derniers articles de la Constitution après des mois de débats interminables, de blocage politique, trois semaines de négociations acharnées.
Les députés ont presque achevé leur marathon dans un mélange de soulagement, de fatigue, d’amertume en raison des compromis imparfaits, et de deuil après le décès d’un des élus, Mohamed Allouch, mort d’un infarctus la veille.
Il leur reste à adopter, dimanche, le texte dans son intégralité à une majorité des deux tiers des membres (145 voix).
Le suspens n’est donc pas totalement terminé, mais la plupart des députés se réjouissent d’aboutir à une formule qui ménage toutes les sensibilités, tout en établissant un cadre démocratique.
Faut-il s’enthousiasmer pour cette Constitution ? Pèche-t-on aujourd’hui par excès d’optimiste après avoir glosé sur l’échec du Printemps tunisien, «  confisqué  » par le fascisme théocratique ? Est-elle révolutionnaire ou habitée par le diable islamiste ? C’est évidemment un peu plus compliqué.
1- Une tension entre libertés et références identitaires
Focalisés sur la charia, les observateurs extérieurs ont raté l’essentiel de la substance des débats : l’enjeu est bien davantage la tension entre universalité et identité pour opposer une spécificité culturelle à l’application des normes internationales. Le sort de l’article 6 sur la liberté de conscience illustre cette tension.
Le savant dosage négocié pendant des mois entre reconnaissance des libertés, référence à l’universalisme, ouverture au monde, nature civile (non théocratique de l’Etat), et spécificité culturelle arabo-musulmane, a établi un équilibre fragile. L’article 6 consacrant la liberté de conscience, une première dans un pays arabo-musulman, est l’achèvement le plus audacieux de cette convergence.
Or, suite à une polémique entre un député islamiste (Habib Ellouze) et un député d’extrême gauche (Mongi Rahoui), l’opposition a exigé d’y ajouter l’interdiction de la pratique qui consiste à qualifier quelqu’un de «  kafir  » (d’apostat, de mécréant) – le takfir – et l’incitation à la violence. Suscitant rapidement la réaction de députés et d’associations islamiques, contre la liberté de conscience, et en faveur de l’interdiction de l’atteinte au sacré.
Au fil des discussions, les articles litigieux se sont accumulés, au risque de compromettre l’obtention d’une majorité des deux tiers nécessaire à l’adoption du texte, si bien qu’il a fallu revenir sur des articles déjà votés, dans un ultime marchandage crispé par les angoisses identitaires des uns et des autres. L’article 6 n’y a pas résisté.

Formule magique

Les trois derniers jours du débat ont été gelés pour trouver la formule magique et finalement aboutir à :
«  L’Etat est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance et de conscience et le libre exercice du culte. Il est le protecteur du sacré, garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane.
L’Etat s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés de toute violation, à proscrire l’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence et à s’y opposer.  »
Le résultat paradoxal est qu’après avoir énoncé le principe de la liberté de conscience, la Constitution énonce ensuite une série de restrictions, ce qui généralement relève plutôt d’une loi, et réintroduit la possibilité d’interdire les atteintes au sacré.
Autre paradoxe, pour interpréter ce qui relève d’une accusation d’apostasie ou d’une violation du sacré, et ce que sont «  les sacrés  », le législateur, les juges ou la Cour constitutionnelle, pourront aller puiser dans l’exégèse de la tradition islamique.
2 - La Constitution, un dialogue entre le droit et la société
On a tendance à prêter à la Constitution, dans le prolongement d’une tradition politique tunisienne, la vertu de pouvoir définir la société. Or, le texte rédigé par la Constituante ne consacre pas une vision au détriment d’une autre. Il définit un cadre commun dans une logique inclusive. Il est le produit d’un rapport de forces, tout en étant tendu vers des perspectives de liberté et d’égalité.
La Constitution est traversée par des références à l’identité arabo-musulmane, s’ouvre et se clôt par une formule islamique, place liberté de conscience et d’expression en tension avec le référent religieux et la morale publique. Les débats sur l’égalité dans l’héritage ou la peine de mort, ne sont pas tranchés parce qu’ils touchent à des dogmes religieux.
Mais par ailleurs, au grand dam des islamistes radicaux, le caractère civil de l’Etat est sanctuarisé, l’islam n’est pas institué comme source du droit positif, les libertés de conscience et d’expression, sont reconnues.
Les ambivalences du texte sont-elles des fragilités, ou bien au contraire, sont-elles des gages de longévité ?
En fait, c’est la société, les lois élaborées par les majorités, les juges et la Cour constitutionnelle qui détermineront le sens de la Constitution. Les vraies batailles sociétales ne se mèneront pas au sommet de l’Etat, mais dans l’épaisseur de la société.
3 - Des avancées qui restent à mettre en pratique
Les avancées de cette Constitution sont substantielles. Outre la consécration du principe des libertés, il faut mentionner des acquis pour les femmes, un nouvel équilibre des institutions qui devrait éviter les dérives autocratiques, la décentralisation administrative et, après d’âpres débats, les bases d’une justice indépendante, fondement d’un Etat de droit.
Mais un texte, même suprême, ne suffit pas pour les mettre en pratique.
Le cas de la liberté de conscience montre à quel point ses contours dépendront de la jurisprudence.
L’amélioration réelle de la situation des femmes dépendra des mesures prises pour corriger les inégalités structurelles et de la situation économique globale, de la capacité des partis politiques à les intégrer et de la manière dont les femmes exploiteront les espaces de citoyenneté ouverts par la parité.
On ne sait pas encore comment s’établiront les équilibres dans un exécutif bicéphale ou chefs de l’Etat et du gouvernement se partagent les compétences, si les mécanismes de rationalisation du parlementarisme garantiront la stabilité et l’efficacité du gouvernement, laisseront un pouvoir réel à la représentation nationale.
Les rapports de forces politiques, les relations entre partis, la nature des alliances, la personnalité des premiers responsables seront déterminants.
Pour réhabiliter les régions intérieures, la décentralisation va exiger de profondes réformes de l’Etat et des orientations économiques novatrices.

Réformer l’organisation judiciaire

Les bases de l’indépendance de la justice ont été posées avec :
- l’inamovibilité des juges du siège, comme du parquet ;
- l’indépendance du parquet à l’égard de l’exécutif ;
- un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) majoritairement élu et composé de magistrats ;
- l’intégralité des nominations des fonctions judiciaires par le CSM ;
- la création d’une Cour constitutionnelle, qui ne sera plus désignée par le chef de l’Etat, facile à saisir, et dotée du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois a posteriori.
Mais on peut craindre une politisation trop marquée du Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil constitutionnel. Une réelle amélioration de la qualité de la justice dépendra aussi d’une profonde réforme de l’organisation des tribunaux, d’une évolution de la relation entre représentant du ministère public et président de tribunal, d’une refonte de la formation des magistrats.
4 - Les fractures à l’origine de la crise demeurent
En choisissant de faire de la Constitution le moment refondateur de la Tunisie post-dictature, le modèle tunisien de transition a concentré toute l’énergie politique vers la rédaction d’un texte au détriment de la mise en œuvre des réformes de structure et de l’assainissement de l’appareil d’Etat.
Sans parler d’une évaluation en profondeur de l’efficacité sociale et écologique du modèle économique, d’une prise en compte des fractures territoriales…
La dernière phase du travail de la Constituante s’est déroulée dans la relative indifférence de la grande majorité de la population, incapable de percevoir l’apport pour elle des enjeux débattus par leurs élus.
Début janvier, les régions frontalières ont même connu un début de soulèvement en réaction aux mesures fiscales où s’est manifesté le rejet de l’Etat à travers ses symboles.
En offrant le spectacle de sa déconnexion avec les difficultés du pays, l’euphorie constitutionnelle risque même d’accroître le fossé entre le centre intégré dans la vie politique et économique, et les périphéries, que l’Etat peine à administrer.
5 - Un moment démocratique fondateur
Quelles que soient les imperfections du texte, ce long processus constitutionnel est l’acte fondateur d’une vie démocratique.
Les députés se sont dépensés sont compter pour défendre leur vision, pousser leurs amendements jusqu’à la dernière minute. Les présidents de groupe ont dû rendre compte en permanence à leurs élus, bien décidés à ne pas être godillots.
Tous les députés, mêmes les plus fantasques, ont pu faire entendre leur voix. Les militants associatifs de toutes sensibilités ont eu un accès direct aux élus pour plaider leur cause.
Ce temps politique intense a montré que des visions contradictoires pouvaient s’affronter sans jamais rompre le pacte de la délibération démocratique. Chaque parti a pu confronter son projet à la réalité du pluralisme et des rapports de force politiques.
Le résultat est un texte dont peut se revendiquer un large spectre du champ politique, en dehors des extrêmes. Une vertu essentielle à laquelle n’aurait jamais pu prétendre le texte le plus parfait, rédigé par les meilleurs experts.
Les élections approchent
Même si le retour à la Constituante a remis le processus de transition sur les rails, les compromis de la Constitution n’ont pas mis fin à la lutte pour le pouvoir, suspendue momentanément le temps du débat. A l’approche des élections, le combat va se déplacer sur le terrain des rouages de l’Etat et des réseaux de clientèle locaux, mais ne fera que gagner en férocité.

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