samedi 11 janvier 2014

Une Constitution "libérale" dans son syncrétisme et totalitaire dans sa finalité intrinsèque

Mezri HADDAD 

Au moment où la Tunisie s’apprête à accueillir une nouvelle équipe gouvernementale, sur fond d’âpres discussions pour finaliser la nouvelle Constitution, nous avons recueilli l’avis d’un observateur averti de la scène politique, en l’occurrence Mezri Haddad.
L'ancien ambassadeur de la Tunisie auprès de l’Unesco nous parle ici de la Constitution, de Mehdi Jomâa, des priorités du pays, de la révolution et tutti quanti !

Espacemanager : Après la démission d’Ali Larayedh, Mehdi Jomaa s’apprête à constituer un nouveau gouvernement. Est-ce une bonne nouvelle pour la Tunisie et pour vous particulièrement ?

Mezri Haddad: J’ai déjà donné un avis favorable sur Mehdi Jomaa et cela a surpris certains anarchistes et d’autres désenchantés tardifs de la révolution bouazizienne. Je considère que c’est un moindre mal pour un pays dont l’économie est ruinée, dont la sécurité est menacée, dont la société est paupérisée, dont l’identité est violée par des idéologies primitives et dont la souveraineté est réduite à sa plus simple expression. Il ne faut cependant pas s’attendre à des miracles.

Les défis sont à la mesure des dégâts occasionnés par trois ans d’amateurisme, de populisme et d’incompétence de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le coup d’Etat du 14 janvier 2011. Le défi majeur reste à mon sens la sécurité car, maintenant que les Frères musulmans ne sont plus théoriquement au gouvernement et que leurs enfants légitimes d’Ansar al-charia sont en colère après l’arrestation du criminel Abou Iyadh, le terrorisme va passer à un niveau et à une fréquence supérieure.

Quels sont les priorités selon vous ?

La sécurité, l’économie, les mesures sociales, le rétablissement de l’ordre républicain et la réconciliation nationale, qui doit se substituer à la fumisterie de ce qu’ils appellent la justice transitionnelle. Tous les prisonniers politiques qui ont été arbitrairement jetés en prison au nom du « Al-Chaab Yourid », doivent être libérés et réhabilités.

Par ailleurs, un test pratique attend le nouveau gouvernement, à savoir l’annulation de toutes les nominations au sein du ministère de l’Intérieur, de la Défense, de l’Education nationale et de la Justice, outre les gouvernorats et les grandes entreprises. Sa tâche ne sera pas difficile en raison des limites morales et intellectuelles de ceux qui se font appeler les « représentants du peuple » au sein d’une ANC sans légitimité et sans légalité depuis le 23 octobre 2012, et où certains « élus » s’achètent et se vendent aux plus offrants.

Que pensez-vous du fonds Al Karama qui a été justement approuvé par l’ANC ?

C’est un braquage de type mafieux et un vol en bandes organisées de l’argent des contribuables qui ne profite pas seulement aux Frères musulmans, mais également aux youssefistes ressuscités, aux gauchistes relookés et aux droits-de-l’hommistes maquillés, qui ont mené la Tunisie au désastre actuel. Comme d’ailleurs l’autre braquage dont avaient profité les usurpateurs qui se font appeler « représentants du peuple », qui ont coûté aux Tunisien la bagatelle de 115 millions de dinars, outre les 37 millions dépensées dans la mascarade électorale du 23 octobre 2011, pour pendre une constitution syncrétique et intrinsèquement théocratique. Alors que la classe moyenne s’appauvrit de jour en jour et que les pauvres n’ont plus rien à manger, les sangsues de la troïka ne connaissent aucune limite dans leur appétit boulimique. Concupiscents, ces gens n’ont aucun honneur et pas le moindre sens patriotique.

Cette nouvelle Tunisie née de la « révolution » bouazizienne et d’un coup d’Etat atlantiste, récompense les renégats, les comploteurs et les terroristes, dont l’histoire est jalonnée, depuis les années 1980, de crimes et de haute trahison, et elle maintient en prison les patriotes qui ont consacré leur vie à l’édification d’un Etat moderne et à la défense de la souveraineté nationale. C’est exactement ce qui s’est passé en Irak après la croisade anglo-israélo-américaine de 2003.

Justement, comment voyez-vous la nouvelle constitution de la Tunisie ?

C’est un chef-d’œuvre d’hypocrisie et de casuistique qui consacre, de façon sournoise, le pouvoir de la cléricature. C’est aussi une mixture indigeste digne d’un étudiant en première année de droit, dont il faut savoir décrypter les sens cachés et dont plus de la moitié des articles ne mérite pas de figurer dans une Constitution mais, au meilleur des cas, dans le code civil et dans le code pénal.

Les incultes qui l’ont scribouillée sous les directives d’un jeune constitutionnaliste américain qui a déjà contribué à la rédaction de la constitution irakienne et égyptienne sous Morsi,  ne savent pas qu’une Constitution, même si elle constitue une loi fondamentale et une normativité juridique suprême, est beaucoup plus un texte philosophique que juridique, qu’elle exprime plus une philosophie du droit que le droit lui-même, encore moins une règle de droit.

Ces gens là, qui n’ont pas lu Schmitt, Rawls ou Kelsen, mais uniquement la littérature inconsistante d’un certain Noah Feldman, confondent constitutionnalisme, codification et normativité. Même si on ne la connait pas dans son intégralité, cette constitution est « libérale » dans son syncrétisme et totalitaire dans sa finalité intrinsèque, parce qu’elle ne limite pas le pouvoir de l’Etat, ne distingue pas clairement la sphère privée ou sociale de la sphère publique ou politique, c’est-à-dire l’Etat de la société, ou la foi de la loi.

Sans parler de la séparation du religieux et du politique, la question fondamentale qui est esquivée par tous au nom d’une exception islamique  trompeuse et fallacieuse. Je n’ai pas le temps de vous démontrer ici que la distinction du temporel et du spirituel, du sacré et du profane, du théologique et du politique est islamiquement correcte et même coraniquement fondée.

Ce n’est pas ce que pensent les médias français, qui ont salué la nouvelle constitution et plus particulièrement l’égalité entre l’homme et la femme !

Les élucubrations essentialistes et paternalistes de certains médias n’impressionnent que les esprits creux ou non-affranchis du complexe du colonisé. Leur Constitution de 1958, encore en vigueur aujourd’hui, n’a pas été rédigée par des chauffeurs de taxi, des concierges, d’ex-taulards et de jeunes voyous à l’écoute d’un jeune professeur de droit américain, mais par les meilleurs constitutionnalistes de France, que De Gaulle a chargés de cette mission hautement intellectuelle et politique. Par référendum, cette Constitution a été par la suite soumise au peuple français et approuvée par lui.

C’est ainsi qu’agissent les peuples civilisés et souverains. Il aurait fallu procéder de la même façon, en ajoutant au préambule de notre Constitution de 1959, la Déclaration universelle des droits de l’homme. Je me suis dès le départ opposé à l’abolition de la Constitution des pères fondateurs et à l’idée même d’une assemblée constituante, mais la tendance générale était à la singerie de la révolution française. Quant à l’égalité entre la femme et l’homme, elle était déjà une réalité sociologique et institutionnelle sous le régime de Bourguiba et de Ben Ali. Si les intentions des usurpateurs de l’ANC étaient bonnes, il aurait fallu inscrire le CSP (code du statut personnel) dans la Constitution. Malgré ses artifices « libéraux », il y a dans cette constitution un imam caché qui n’interviendra pas à la fin des temps mais bien plus tôt qu’on le pense ! J’ai déjà déclaré que lorsque les Tunisiens retrouveront leur mémoire collective, leur dignité et leur Souveraineté, cette constitution sera expédiée au Qatar qui en aura bien besoin !

Qu’est-ce qui vous mécontente dans cette constitution dont l’adoption va quand même permettre à la Tunisie de sortir de la crise et de repartir du bon pied ?

Certains prêtent à la constitution des vertus curatives et miraculeuses. Ainsi, avec cette constitution, la Tunisie va retrouver sa croissance économique d’antan, sa paix sociale d’autrefois, sa sécurité perdue… Non, il faudrait une décennie ou deux pour reconstruire ce qui a été détruit en moins de trois ans. C’est que le mal est profond et les dégâts sont énormes sur tous les plans. Je ne lis pas l’avenir de la Tunisie dans une constitution déclarative et formelle mais dans l’état réel de l’économie tunisienne, dans la concurrence et bientôt l’affrontement sur le sol tunisien de plusieurs forces étrangères, dans les mutations sociologiques en cours, dans le changement accéléré des mentalités, dans les passions sociales en ébullition.

C’est dans l’histoire que je lis l’avenir ! De plus, je ne fais aucune confiance à une constitution qui se soucie de protéger et de promouvoir la religion plus que l’individu. Ceux qui ont mis en veille leur slogan constitutif, « Notre constitution, c’est le Coran », pour anesthésier la société civile et tromper l’Occident, feignent d’ignorer que Dieu n’a chargé personne pour veiller sur l’islam.

Dans la Sourate Al-Hijr, il a clairement dit: « C’est Nous qui avons fait descendre le Coran et c’est Nous qui en sommes les gardiens exclusifs ». Les islamistes, qu’ils soient Frères musulmans, wahhabites, salafistes, djihadistes…, ne sont pas les protecteurs de l’islam mais ses principaux ennemis.

A votre avis, y aura t-il des élections en 2014, et si c’est le cas quel parti sera victorieux ?

Il est peu probable que des élections puissent avoir lieu avant 2015. Deux forces centrifuges s’y opposeront parce qu’elles ont tout intérêt à ce que le provisoire perdure le plus longtemps possible : le président intérimaire et l’assemblée constituante qui s’est octroyée un pouvoir législatif qu’elle n’aurait jamais dû avoir n’eut été le populisme et l’hystérie pseudo-révolutionnaire de certains  professeurs de droit.

Le jour où elles se tiendraient, si tous les partis d’inspiration nationaliste ou de référence idéologique destourienne ne sont pas unifiés et solidaires, ce sont les Frères musulmans et leurs alliés réactionnaires qui gagneront, parce qu’ils ont l’argent, un gisement électoral d’ignorants, une influence décisive sur la future ISIE et, quoique l’on pense, le soutien stratégique de certaines puissances occidentales qui ont « libéré » la Tunisie de son indépendance.

Est-ce aux Etats-Unis que vous faites allusion ? Si c’est le cas, on constate au contraire qu’après l’attaque de leur ambassade à Tunis et l’assassinat de leur ambassadeur en Libye, ils ont reconsidéré leur position à l’égard des courants islamistes.

C’est ce que veulent faire croire nos « libérateurs » et ce n’est qu’une illusion médiatique. Porter au pouvoir les islamistes là où le « printemps arabe » s’est manifesté, n’était pas une manœuvre tactique mais un choix stratégique. Or, on ne renonce pas à une stratégie murement réfléchie et déployée par les néoconservateurs dans le cadre du Grand-Moyen-Orient, parce qu’on a subi quelques effets conjoncturels et secondaires.

La politique américaine est un mélange assez subtil de cynisme, de naïveté et de prospective. Même s’ils ont été surpris par la résistance héroïque du peuple syrien et outragé par le sursaut nationaliste égyptien, pour les Américains, la carte islamiste reste donc un atout majeur de leur géopolitique, pas seulement dans le  monde arabe, mais dans les quatre coins du globe, en Russie, en Chine, en Afrique et même en Europe. Quant à l’endiguement (containment) de l’islamisme terroriste, la différence entre George W. Bush et Barack Hussein Obama, c’est que le premier voulait les éradiquer en les désignant comme ennemis, et le second voulait les dompter en les considérant implicitement comme amis.

Cette amitié ou alliance s’est manifestée dans la destruction de la Libye et la croisade contre la Syrie. Elle se manifeste aussi  lorsque des kamikazes se font sauter à Moscou, à Beyrouth ou à Bagdad. Les Américains n’ont pas appris des leçons du passé et notamment du 11 septembre 2001. Tôt ou tard, ils subiront les revers de leur relation incestueuse avec le wahhabisme maximaliste saoudien et le néo-wahhabisme frériste qatarien.

Pourquoi vivez-vous si mal la révolution tunisienne ?

Précisément parce qu’elle n’a pas été une révolution mais une conspiration suivie d’une régression vertigineuse à tous les niveaux. Par où est passé le « printemps arabe », il n’a laissé derrière lui que ruine et désolation. Et nous ne sommes encore qu’au début d’un long cycle de décadence, d’anarchie et de néocolonialisme. Je vis ce malheur comme Hannibal et Jugurtha ont vécu la défaite et la trahison, et comme Platon a assisté à la décadence de la splendide Athènes, et comme Ibn Ruchd a vécu le début de la décadence des Almohades, qui préfigurait la chute de Grenade. Nous sommes dans un cycle long de l’Histoire, dont on ignore encore les caprices à venir, encore moins la destination finale.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire