On peut facilement tordre le cou aux textes, surtout quand ils sont ambigus.
Même s’il représente un « moindre mal » en comparaison de la charia, l’article premier peut-il se transformer en cheval de Troie d’une islamisation rampante des institutions ? Le juge constitutionnel parviendra-t-il à trouver un compromis satisfaisant entre l’islamité de l’Etat et les libertés individuelles, dans leur acception globale ? Oui, mais à condition de le soustraire aux influences partisanes et idéologiques. La partie est loin d’être gagnée.
La charia ne sera pas constitutionnalisée. Ennahda a officiellement renoncé à inscrire une référence explicite à la loi islamique dans le texte de la nouvelle Constitution. Rached Ghannouchi s’est engagé à maintenir inchangé l’article premier de la Constitution de 1959, «fruit de l’alchimie bourguibienne» et socle de l’identité politique moderne de la Tunisie. Il a justifié sa décision en expliquant que cet article suffisait amplement à garantir l’islamité de l’Etat et l’identité arabo-musulmane du pays. Son annonce, intervenue le 25 mars, et avalisée le lendemain par le comité exécutif du parti, a singulièrement contribué à détendre l’atmosphère. Pourtant, les défenseurs du sécularisme tunisien auraient tort de se réjouir trop vite. Car en réalité rien n’est réglé. Le leader islamiste a multiplié les précautions oratoires. Il a observé que le peuple tunisien «n’était pas encore mûr» pour ce grand débat et a admis que le concept de charia «divisait trop». Il a ajouté que la question pourrait être réexaminée «le jour où les citoyens la réclameront»…
Le recul d’Ennahda s’apparente davantage à un repli tactique qu’à un aggiornamento définitif. Sur le fond, Rached Ghannouchi n’a presque rien lâché. Il campe sur des positions qui ne sont guère éloignées de celles des radicaux de son mouvement. A l’entendre, rien de ce qui sera mentionné dans le texte de la future Constitution ne pourra entrer en contradiction avec l’article 1er, garant du respect de l’identité et des valeurs islamiques. Et il faudra trouver « les mécanismes adéquats et les garanties suffisantes pour préserver l’application de la Constitution ». Une allusion transparente à la mission qui incombera à l’organe chargé de contrôler la conformité des lois à la Constitution : la Cour ou le Tribunal constitutionnel.
Les ambiguïtés de la solution bourguibienne
Même s’il représente un « moindre mal » en comparaison de la charia, l’article 1er de la Constitution de 1959 peut-il se transformer en cheval de Troie d’une islamisation rampante des institutions ? Longtemps demeurée théorique, la question d’un détournement possible de l’article 1er par un parti «à référentiel islamique» se pose aujourd’hui concrètement. La formule retenue et imposée par Habib Bourguiba à l’indépendance est ambiguë à souhait. La distinction classique entre « Islam religion d’Etat» et «Islam religion de l’Etat » fait sens aux yeux des constitutionnalistes, formés à l’école européenne. Elle est moins évidente pour certains magistrats, influencés par la pensée zitounienne orthodoxe. Il existe un précédent fâcheux. On s’en souvient, l’article 1er a été invoqué plus d’une fois par les juges pour atténuer la portée des réformes bourguibiennes. Et c’est en son nom que certaines des dispositions les plus audacieuses du Code du statut personnel, l’acte d’émancipation de la femme tunisienne, ont été atténuées et dénaturées, au prétexte de « non-conformité avec la loi religieuse ». Résultat : chassés par la porte (la Constitution), la charia et le fiqh (le corpus juridique musulman traditionnel) sont revenus par la fenêtre (la jurisprudence), et ont eu pour conséquence de vider d’une partie de sa substance un droit étatique d’inspiration séculière et moderniste. Essayons donc d’y voir plus clair et tentons de démêler l’écheveau de l’article 1er. Que signifie-t-il, quelle est sa portée ?
Sorti de son contexte, il semble suggérer que la Tunisie est un Etat musulman. C’est cette interprétation restrictive, littéraliste, que les défenseurs de l’inscription de la charia dans la Constitution rêvent maintenant de faire prévaloir. Elle est aux antipodes de la conception défendue en son temps par Bourguiba et consacrée par la doctrine. L’article premier énonce certes que la Tunisie est un Etat dont la religion est l’Islam et la langue l’arabe. Mais, ce faisant, il se borne à dresser un constat à valeur sociologique et descriptive : la Tunisie n’est pas un Etat multiconfessionnel, et son peuple est unifié par une même foi et un même idiome. L’article premier s’insère dans un dispositif juridique plus large, le dispositif de l’islamité de l’Etat. Il ne peut pas être pris et lu isolément, mais doit au contraire être envisagé dans sa globalité, aux côtés des autres éléments relevant de ce dispositif. Ces éléments sont le Préambule de la Constitution, l’article 5, l’article 6 et les articles 38 et 40 de la Constitution de 1959.
Ce dispositif, qui forme la solution bourguibienne, est d’essence libérale. Il consacre la liberté de conscience (article 5), abolit toute forme de discrimination sur la base de la race ou de la religion (article 6), et ne mentionne pas la charia comme source ou fondement du droit. L’article 1er entoure l’Etat tunisien d’une enveloppe d’islamité, mais il s’agit bien d’une enveloppe et non d’un corset. Il a permis de réaliser un tour de force : instaurer un Etat civil et séculier, dégager le droit positif tunisien de la référence religieuse, sans pour autant se couper de l’arabité et de l’Islam. Il a représenté une tentative remarquable pour concilier deux logiques en apparence inconciliables, la logique de l’identité et la logique de la modernité juridique, adossée à la philosophie des droits de l’homme. Il constitue, pour cette raison, la pierre angulaire et le fil rouge de la modernité tunisienne.
L’Etat, pris au piège de la logique identitaire
La période que nous traversons est pleine d’incertitude et de confusion. L’équilibre fragile et subtil qui avait prévalu sous Bourguiba s’est rompu, et l’Etat ne sait plus à quelle distance se tenir de la religion. Il est tenté, à chaque crise, à chaque spasme, de privilégier la stratégie de l’accommodement. De multiplier les concessions à la norme néo-salafiste. On l’a vu pendant l’affaire Nadia El Fani. On l’a vu de nouveau pendant l’affaire Nessma. On vient encore de le voir avec l’affaire des «athées de Mahdia». Chaque fois qu’il y a tension, chaque fois qu’il y a conflit de normes, la notion d’islamité de l’Etat prend le dessus et s’impose sur les autres normes et principes fondamentaux (liberté d’expression, de création, de croyance – et d’incroyance). L’Etat n’est plus l’arbitre des conflits politiques et sociaux. Il en devient l’otage. Il oscille en permanence entre deux postures: celle de garant des droits et libertés abstraits, d’inspiration universaliste. Et celle de défenseur de l’authenticité, de gardien de l’identité. Et l’on peut craindre que la nouvelle Constitution, au lieu de réduire ces ambiguïtés, au lieu de clarifier les choses, ne les embrouille encore davantage. Car elle sera nécessairement le fruit d’un compromis laborieux entre des visions du monde (et de l’Etat) diamétralement opposées.
Tout ceci nous ramène donc à notre point de départ : la centralité du juge constitutionnel. Car c’est lui, et lui seul, qui tranchera le débat. C’est lui qui fixera l’interprétation de l’article 1er. C’est lui qui dira comment il doit être compris, ce qu’il autorise et ce qu’il interdit. C’est lui qui imaginera les formules de compromis entre islamité de l’Etat, d’une part, et libertés individuelles, dans leur acception globale, d’autre part. Parviendra-t-il à trouver un équilibre satisfaisant, une articulation correcte entre authenticité et liberté ? Ou fera-t-il pencher, irrémédiablement, la balance dans le sens de l’islamité de l’Etat ?
A la vérité, personne n’en sait rien. Tout dépendra des équilibres en son sein. Et de la manière dont ses membres seront nommés. Seront-ils désignés conjointement par l’exécutif et le législatif ? Elus par le Parlement? Choisis par leurs «pairs», par les professionnels et praticiens du droit? Faudra-t-il disposer d’aptitudes et de qualifications particulières pour postuler ? Toutes les options restent envisageables, car nous partons de zéro. La Tunisie ne possède pas de tradition de justice constitutionnelle indépendante. Le défunt Conseil constitutionnel, qui a cessé d’exister quand la précédente Constitution a été abrogée, au lendemain de la Révolution, avait été «institué» par décret présidentiel en 1987. Cet organisme a été historiquement complice de la dictature de Ben Ali en se complaisant dans un rôle d’auxiliaire servile de l’arbitraire étatique.
L’islamité de l’Etat contre les libertés individuelles ?
La question du contrôle de constitutionnalité est cruciale pour l’avenir de la démocratie tunisienne. Elle ne semble pas avoir jusqu’à présent retenu l’attention des partis. Les propositions des différentes formations représentées à la Constituantes sont faibles, pour ne pas dire inexistantes. Des idées pertinentes et constructives ont pourtant été avancées par le comité d’experts présidé par Yadh Ben Achour ; elles figurent dans le projet de Constitution soumis le 21 novembre 2011 aux membres de l’Assemblée nouvellement élue. Elles prévoient l’institution d’une Cour constitutionnelle de onze membres choisis pour un mandat de 8 ans non renouvelable parmi les professeurs universitaires et les magistrats ayant une expérience juridique reconnue d’au moins quinze ans » (article 75 du projet). Il leur serait interdit de cumuler cette fonction avec toute autre responsabilité, parlementaire, gouvernementale, partisane, syndicale ou économique. Trois des membres de cette Cour seraient choisis par le président de la République, trois autres par le chef du gouvernement, trois encore par le président de la Chambre des députés, et les deux derniers par le président de la Cour de cassation. Un tel système présente deux avantages, qui se cumulent : le pouvoir de nomination est dilué, et le critère de la compétence juridique et professionnelle est mis en avant.
La combinaison de ces deux facteurs est censée garantir l’impartialité de l’institution et soustraire ses membres aux influences politiques et partisanes. On ne sait pas quelle suite la Constituante entend donner à ces propositions, rien n’ayant filtré des travaux des commissions. Mais le type de régime politique retenu aura un impact considérable sur l’architecture du contrôle de constitutionnalité et les mécanismes de désignation des juges constitutionnels.
Pour mieux comprendre, arrêtons-nous un instant sur les propositions — assez succinctes du reste — qui figurent dans le programme en 365 points d’Ennahda, et qui ont été présentées le 14 septembre 2011. Le mouvement islamiste dit vouloir instaurer un régime démocratique de type parlementaire, «basé sur la séparation des pouvoirs et l’indépendance des juges». Mais, en réalité, dans un tel système, tout le pouvoir émane de la chambre, et, dans l’éventualité où un parti disposerait de la majorité absolue, tout le pouvoir émanerait alors en réalité du parti majoritaire. Les institutions deviendraient alors l’otage d’un parti ou d’une faction. A commencer par le Tribunal constitutionnel, dont le président serait élu directement par le Parlement (Cf. points 27 et 30 du programme – il n’est rien dit de ses autres membres, mais on peut supposer, par extrapolation, qu’eux aussi seraient élus).
Chaque fois qu’elle en a eu l’opportunité, Ennahda a privilégié la logique partisane sur l’esprit du consensus dont elle ne cesse par ailleurs de se réclamer. Cela s’est vu lors de l’élection du rapporteur général de la Constitution, quand Habib Khedr l’a emporté sur le doyen Fadhel Moussa. Cela s’est encore vu à l’occasion des nominations dans l’administration ou les médias publics.
Partant de là, on a quelque raison de s’inquiéter pour l’indépendance de la future juridiction constitutionnelle. Deux risques seraient alors susceptibles de s’additionner. Le premier serait «le risque de retour en arrière», à savoir un juge constitutionnel inféodé au pouvoir politique. Le deuxième, plus insidieux, et, pour cette raison, plus dangereux, serait «le risque de dérive idéologico-religieuse». C’est le risque que la Cour constitutionnelle ne soit pervertie, et détournée de sa vocation libérale. Qu’elle oublie sa raison d’être primordiale, la défense et la garantie des droits et libertés fondamentaux posés par la Constitution, et qu’elle ne s’enferme dans un rôle de gardienne de l’islamité de l’Etat. Nous n’en sommes pas encore là. Mais ce scénario n’a rien de fantaisiste. C’est alors nos libertés, toutes nos libertés, qui seraient en grand danger…
S.G.
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