mardi 27 mai 2025

L'affaiblissement des démocraties, fait le lit du populisme et de l'autocratie ...

 


 " Nous faisons face à un progressisme autoritaire "
Marcel Gauchet

De l’Amérique de Trump à l’élection présidentielle roumaine, en passant par la condamnation de Marine Le Pen, Marcel Gauchet, penseur majeur de la démocratie* s’inquiète de la prétention actuelle de substituer l’État de droit à la volonté populaire.

Alexandre Devecchio pour Le Figaro La définition même de la démocratie fait désormais débat. D’un côté les tenants de l’État de droit et de l’autre ceux de la souveraineté populaire. Existe-t-il une ou plusieurs définitions de la démocratie ? Comment expliquez-vous cette confusion ?

Marcel Gauchet : La confusion ne date pas d’hier. Souvenez-vous de l’opposition entre les « démocraties populaires » et les « démocraties bourgeoises ». Tout tient aux équivoques de la notion de « peuple ». La démocratie, c’est classiquement le pouvoir de tous, par opposition au pouvoir d’un seul, la monarchie, ou au pouvoir de quelques-uns, l’aristocratie, autrement dit, en langage moderne, la souveraineté du peuple. Jusque-là, tout le monde s’accorde. Mais qu’est-ce que le peuple, et comment se manifeste-t-il ? C’est là que les divergences se déclarent. Pour les communistes, le peuple parlait par la voix du parti. Pour les nouveaux convertis de l’État de droit, ce sont les juges qui l’expriment en dernier ressort.

Pour les classiques démodés dont je suis, cela reste l’ensemble des citoyens électeurs et les majorités qui s’en dégagent. Mais je précise que dans cette conception, il y a une place essentielle pour l’État de droit. La majorité n’a pas le droit d’empêcher la minorité de s’exprimer et il faut des instances pour y veiller. La prétention actuelle de substituer l’État de droit à la démocratie classiquement entendue est un dévoiement de ce principe juste. Elle le dénature en ouvrant la porte au droit pour la minorité de réduire la majorité au silence.

Alexandre Devecchio Dans un entretien au Monde, l’historien Pierre Rosanvallon expliquait que « les juges incarnent autant que les élus le principe démocratique de la souveraineté du peuple » . Qu’en pensez-vous ?

Marcel Gauchet : C’est une proposition extravagante, mais un aveu précieux. Au moins, cette fois, on annonce la couleur. Que je sache, la fonction du juge est de veiller à la juste application des lois. Or il ne fait pas la loi, ce sont les élus qui la font. Ce simple constat suffit à faire ressortir la différence entre un rôle qui consiste à traduire en texte la souveraineté du peuple et la fonction qui consiste à faire respecter l’effectivité de ces prescriptions. Certes, le juge interprète la loi, qui ne prévoit pas tout. Mais il y a bien de la différence entre définir une loi et l’interpréter. La proposition de Rosanvallon revient à gommer cette différence, à mettre l’auteur et l’interprète sur le même plan, à faire du juge un législateur.

Mieux, un législateur d’un rang supérieur, l’oracle d’une vérité cachée au peuple ordinaire et à ses élus. Ainsi, par la grâce d’un banal concours administratif, ou d’une nomination hasardeuse, le juge deviendrait la voix d’un mystérieux « peuple-communauté » transcendant le peuple électoral. On a déjà connu ce genre d’arguties, toujours destinées à écarter la voix d’un « peuple arithmétique » suspect de mauvaises pensées au profit d’un peuple défini non selon la « quantité », mais selon la « qualité », comme Mussolini l’explique par exemple dans La Doctrine du fascisme.

La dictature ne faisant plus recette, on cherche ailleurs les moyens d’une autorité qui n’a de comptes à rendre à personne. Car le but de l’opération est clair : il s’agit d’ériger les juges en bouclier antimajoritaire contre les propensions « populistes » dudit peuple. Inutile de dire que les juges ont tout à perdre en se laissant embarquer par cette promotion en forme d’impasse.

Le peuple peut se tromper, bien sûr, mais nous n’avons pas d’autre arbitre. Le problème est de le convaincre, pas de l’empêcher.

Alexandre Devecchio À travers son œuvre, Pierre Rosanvallon défend le concept de société des individus. Sans en tirer nécessairement les mêmes conclusions, ne rejoint-il pas en partie votre constat d’une société de plus en plus individualiste où les droits individuels priment sur l’intérêt général ?

Marcel Gauchet : Le constat est largement partagé aujourd’hui, et c’est tant mieux. Mais un constat n’est pas une analyse. Ce que je m’efforce de montrer, précisément, c’est la corrélation étroite entre cette individualisation radicale et la mise en avant de l’État de droit comme alpha et oméga de la vie démocratique. Une démocratie réduite en réalité à la protection des droits fondamentaux des individus, en évacuant la conversion de ces droits en souveraineté du peuple, parce qu’elle pourrait empiéter sur ces droits. Comme quoi, à partir d’un même constat de départ, on peut arriver à des conclusions très différentes.

Alexandre Devecchio La vision de Pierre Rosanvallon traduit-elle finalement une méfiance, voire une peur du peuple ? Au-delà de Pierre Rosanvallon, cela est-il révélateur d’une partie de l’état d’esprit des « élites » ?

Marcel Gauchet : Je n’ai aucun doute sur la capacité de Rosanvallon d’exprimer l’état d’esprit des élites. C’est le fil conducteur de sa réflexion politique. Mais je ne parlerais en l’occurrence ni de méfiance ni de peur. Mon sentiment est que nous avons affaire d’un côté à une juste appréciation des aspirations du peuple, en matière d’État social, d’immigration et de sécurité, notamment, mais pas seulement, et de l’autre côté à la ferme conviction qu’il a tort et qu’il faut par tous les moyens neutraliser ces aspirations. C’est un progressisme autoritaire que nous avons devant nous et Rosanvallon vient de nous livrer un article important de son manifeste.

Alexandre Devecchio Le verdict du procès Le Pen risque-t-il d’accroître cette fracture entre les « élites » et le peuple ?

Marcel Gauchet : Ce n’est pas sûr du tout, car la question est doublement compliquée et rien n’a été fait pour l’éclaircir. Qui est au courant du règlement du Parlement européen concernant les fonctions des assistants parlementaires ? Le problème posé était en fait celui du financement de la vie politique et il aurait pu et dû donner lieu à un débat ouvert. En l’enfermant dans la stricte logique juridique, on l’a rendu hermétique pour la grande masse de la population. Ensuite, il y avait cette question spécialement épineuse des critères de l’exécution provisoire d’une décision d’inéligibilité.

Combien de gens ont véritablement saisi de quoi il s’agissait au juste ? Seul le résultat a été enregistré. Ce n’est pas le moindre problème de ces procès à incidences politiques majeures que de jouer à l’abri d’un rideau de fumée. Enfin et surtout, l’affaire engageait la question plus que jamais sensible dans l’opinion française de l’argent public. Chacun le sait, il règne un fort soupçon à l’égard du personnel politique d’en abuser. C’est dans ce prisme que le procès a été lu pour un grand nombre. « Finalement, Marine Le Pen est comme les autres. » Ils étaient prêts à le croire, ils en ont eu la confirmation. Ce n’est qu’auprès d’une minorité militante que la décision judiciaire a constitué un facteur de radicalisation supplémentaire.

Alexandre Devecchio Au-delà du procès Le Pen, la question du gouvernement des juges interroge dans la plupart des démocraties européennes. À cet égard, l’annulation du 1er tour des élections en Roumanie puis la mise à l’écart du candidat favori des sondages, mais aussi la menace d’interdiction de l’AfD en Allemagne et sa mise sous surveillance accrue, s’inscrivent dans ce contexte. S’agit-il d’un sursaut démocratique ou au contraire d’un tournant autoritaire ?

Marcel Gauchet : Tentation autoritaire serait une expression plus juste que tournant autoritaire, dans tous les cas. Sursaut démocratique, certainement pas. Sauf à admettre que les uns ont la bonne définition de la démocratie qui exclut de prendre en compte les arguments des autres. Des autres qui ne sont pas des minorités marginales, qui plus est, mais des majorités potentielles dans certains cas. Or l’essence de la démocratie, c’est le moment de le rappeler, réside dans l’acceptation du conflit, donc dans la préoccupation, pour ceux qui se veulent démocrates, d’en regarder les motifs en face afin de les désamorcer dans la mesure du possible.

Ici, à l’opposé, nos progressistes sont dans la négation des raisons du conflit. Il ne devrait pas exister. Il relève de « fantasmes » ou de « passions tristes ». Une question au passage : la passion investie dans ce refus de la réalité est-elle « triste » ? D’où la recherche de moyens tant bien que mal présentables, la dictature faisant trop mauvais genre, de neutraliser cette adversité insupportable. Le détraquement du système judiciaire fournit l’instrument providentiel de cette tentative d’étouffement de la voix des nouvelles classes dangereuses.

Alexandre Devecchio : Aux États-Unis, les multiples procès contre Trump lui ont servi de tremplin. En Europe, les mêmes causes produiront-elles les mêmes effets ou s’agit-il au contraire de prévenir l’élection d’un Trump européen ?

Marcel Gauchet : Non, je ne le pense pas. Les contextes sont culturellement très différents, qu’il s’agisse du système judiciaire ou de la vie politique. Quelles que soient les circonstances, l’élection d’un Trump européen est hautement improbable. Regardez d’ailleurs les dirigeants européens que l’on rattache à la nébuleuse populiste, Viktor Orban en Hongrie ou Giorgia Meloni en Italie. Ils peuvent se rattacher à la même famille politique, pour autant ils se présentent fort différemment de Trump.

Alexandre Devecchio : Ces premiers mois à la Maison-Blanche annoncent-ils une dérive autocratique ou traduisent-ils un retour en force de la volonté du peuple américain ?

Marcel Gauchet : Ni l’un ni l’autre. Entendons-nous, d’abord sur ce que veut dire autocratie. Ce n’est pas une notion à prendre à la légère. Trump peut se montrer capricieux, erratique, brutal, cela n’en fait pas un autocrate. Autocratie veut dire, outre l’accaparement du pouvoir dans les mains d’un seul, l’empêchement de l’opposition de s’exprimer, de peser sur les décisions ou de concourir loyalement aux élections. Nous n’en sommes pas là et rien n’annonce une évolution en ce sens. On peut déplorer la suppression de certains financements, cela ne justifie pas de crier au « fascisme ». Les élections de mi-mandat, dans moins de deux ans, seront un test à cet égard. Il est infiniment probable qu’elles se dérouleront comme à l’ordinaire et Trump peut les perdre.

Quant au peuple américain, il ne parle pas d’une seule voix. Il est divisé, comme tous les peuples. Il est composé de républicains et de démocrates, et de gens qui ne se reconnaissent ni dans un parti ni dans l’autre. L’élection de Trump a sûrement été vécue comme une revanche sur le mépris dont il a été accablé par une partie de son électorat. Mais la vraie question pour l’avenir est de savoir si cette revanche aura fait entrer dans la conscience américaine, au-delà de ses clivages, la nécessité de prendre en charge les problèmes soulevés par l’électorat trumpiste.

·   * Dernier ouvrage paru : « Le Nœud démocratique ? Aux origines de la crise néolibérale » (Gallimard, 2025).

lundi 5 mai 2025

Vous avez dit révolution du jasmin ?

Que reste-t-il de l'espoir soulevé le 11 janvier 2011 par le départ de Ben Ali ? Pour le dégager, le slogan repris en chœur par des millions de Tunisiens descendus dans la rue, était " LIBERTE - DIGNITE - TRAVAIL". Quant à la devise de la République inscrite en noir sur banderole or : LIBERTÉ - ORDRE - JUSTICE, quand deviendra-t-elle réalité pour un peuple qui aspire à la démocratie et à la liberté ?

Les Tunisiens sont-ils condamnés aux autocraties et de vivre dans un Etat policier quasi permanant ? 

Dommage que Hélé Béji ait fait dans son article, la part belle aux islamistes d'Ennahdha et à leurs frères ennemis les pan-arabistes; oubliant qu'au pouvoir à la faveur de la prétendue "révolution du printemps arabe", ils ont fait régresser la Tunisie en quelques années seulement; et ce, sur tous les plans et dans tous les domaines. Ils ont commis des exactions souvent pires que celles qu'ils reprochaient à Bourguiba et à ben Ali du temps où ils se revendiquaient militants démocrates et droit-de-l'hommistes ... alors qu'ils s'assoient sur ces deux principes, fondement de tout Etat de droit dans les Démocraties réelles.

Pas un mot sur Abir Moussi dont l'arrestation et le jugement scandalisent tout Tunisien patriote, d'autant qu'elle est la seule véritable opposante à ceux qui ont entrepris la destruction méthodique de la République et de ses institutions; et qui fut celle qui a démasqué Ghannouchi et ses Frères musulmans, en dénonçant leur projet funeste pour la Tunisie !

Depuis le 11 janvier 2011, les Tunisiens sont otages de règlement de compte de complexés de l'Histoire, sortis de l'ombre sinon de nulle part, pour chevaucher leur révolution et expérimenter des idéologies désuètes mais dangereuses : le pan-islamisme et son pendant le pan-arabisme, avec leur cortège de populisme et de complotisme ... en important en Tunisie le modèle sociétal qui va avec, en s'inspirant des pétromonarchies pour les uns et de l'Iran des ayatollahs pour les autres.

On a tendance à dire : tout çà, pour çà ...

R.B

Hélé Béji

« La Tunisie est prise d’une rage d’autodestruction »

La révolution tunisienne de 2011 avait fait la fierté de son peuple. Elle avait frappé le monde par son génie pacifique, la cohérence de ses principes et de ses actes. La hauteur de l’événement la plaçait, en quelques semaines, au rang des pays les plus avancés en matière de droits politiques. Elle célébrait pour la première fois depuis l’indépendance son esprit républicain. Elle était une leçon de civilisation au monde, sortant avec panache de la dictature, sans violence. L’imagination avait pris le pouvoir que des décennies de parti unique avaient confisqué. Les Tunisiens s’étaient grandis d’une liberté s’ouvrant devant leurs yeux éberlués. La peur avait disparu par enchantement. L’horizon s’était coloré de la douce confiance en l’avenir. La conscience nationale était devenue morale. L’obéissance, la tutelle brutale étaient rejetées loin derrière. On était soudain plus intelligents, plus humains. On s’était émancipés de nous-mêmes. On s’était civilisés. On ne se méprisait plus, on s’aimait. La justice n’était plus un vain mot. Elle était veillée par une Constitution qui offrait à chacun une forteresse imprenable contre le retour de l’oppression.

Aujourd’hui, cette page d’histoire qui avait stupéfié le monde a été déchirée, jetée aux oubliettes comme une billevesée. Toutes les valeurs qui avaient présidé à l’émergence de l’Etat révolutionnaire, les élans d’intelligence et de tolérance où la religion musulmane se défaisait de ses obscurantismes, pour célébrer avec les laïcs les nouveaux droits humains, ont été avalés par un trou sans fond. Dans les caves de la justice, à huis clos, s’est déroulé un procès digne des pires inquisitions du Moyen Age, infamant pour le pouvoir, dégradant pour les institutions de l’Etat qui le tolèrent, pour les classes sociales qui s’y soumettent, pour le fonctionnaire qui s’y plie sans broncher.

La dignité, que la révolution avait ajoutée aux principes de liberté et d’égalité dans la Constitution de 2014, a vu sa toge superbe tomber dans la tourbe d’un châtiment moyenâgeux, traînée comme un haillon pitoyable. Un peuple éduqué a été renvoyé à l’état sauvage, hébété, dans une fuite en arrière vertigineuse où sa pulsion de vie s’est retournée en pulsion de mort.

Autodestruction

Les figures les plus emblématiques de la démocratie tunisienne sont les proies d’une vindicte de tortionnaires (1). Une haine déréglée par une mécanique obscène s’est emparée de tout ce qui pense, s’exprime, se dit. La critique la plus anodine est dénoncée comme un scandale contre « la patrie ». – Qui parle, qui chuchote ? Un esprit libre. – Ah ! Et qui le lui a permis ? Personne, lui-même, sa conscience, sa liberté. – La liberté ? Le péril imminent de la patrie ! Le complot de cancrelats fomenté par l’étranger pour corrompre le peuple ! La révolution est une illusion, la démocratie une fadaise, la liberté un poison.

Par une imposture sans précédent de l’appareil judiciaire, comme poussé hors de ses gonds dans un déchaînement ubuesque de mensonges, les démocrates tunisiens ont été condamnés au bagne perpétuel, une variante tunisienne des supplices staliniens, un folklore local de tribunaux erratiques, tenant une corde au cou des prisonniers qu’on tire et relâche selon l’humeur du moment.

Les sentences cachetées, préemballées, préméditées sont tombées sur de malheureux innocents avec une fureur incompréhensible. C’est une Tunisie noire, meurtrière, qui se prend elle-même à la gorge, qui s’étrangle en voulant étouffer des esprits indomptés. Personne ne la reconnaît dans cette rage d’autodestruction, semblable à une bête à bride abattue qui s’emballe pour se précipiter dans le vide. La Tunisie martyre, comme disait Thaalbi, mais martyre d’elle-même, pas d’anciens colons français dont les descendants, hélas, trouveront ici de quoi se gausser.

La révolution tunisienne vient de connaître son pire cauchemar, les démocrates leur pire désespoir, la résistance sa nuit des longs couteaux. A l’œuvre, le reniement de soi. Quel Tunisien sensé accepte dans son cœur, au fond de son être muet, la spirale contre-nature d’une justice suicidaire ? Quelle piété, quelle raison, quelle nature humaine se reconnaît dans cet avilissement ? Aucune, sauf quelques égarés, effarés de ce qu’ils font, eux-mêmes enfermés dans les bas-fonds sinistres d’un engrenage qui finira par les broyer.

La braise de la dignité

Une telle injustice, un tel forfait contre soi-même sonne le glas d’un régime qui a étouffé la dernière étincelle de liberté. Non, pas la dernière. Sous les piliers de la révolution effondrés en un tas de gravats, la dictature se heurte à une colonne encore debout, intacte, inflexible, la rectitude héroïque, la douceur surhumaine, la braise de la dignité qui luit sous la cendre, piétinée par les bottes du néant. Les condamnés, leur raison, leur courage, leur stoïcisme ont répandu dans l’air irrespirable le souffle de leur liberté, souffrante mais vivante. Leur visage, pâle mais non défait, porté par les pancartes de leurs camarades, émerge d’un tribunal nocturne où les ombres d’une messe de morts-vivants, des spectres de l’enfer, des fantômes de justiciers à l’œil torve, aux joues patibulaires, ont prêté leurs mains difformes au cruel châtiment d’innocents. Comme un paria vagabond qui rôde autour du bonheur, de l’humanité, de la beauté pour les poignarder dans le dos, le pouvoir tunisien s’est exclu de l’histoire, du monde, de la vie, de la justice des hommes, de la miséricorde divine.

La condamnation de citoyens non-violents, lettrés, civilisés, à des peines à dormir debout, est le pas aveugle que vient de franchir l’Etat tunisien dans sa course aux enfers, descendant les marches d’un gouffre où disparaît l’image de son humanité. Il a prononcé contre lui-même sa malédiction. Il s’est porté les coups pour se perdre. Il a mis en scène son autoprocès, le soubresaut de sa fin, la piqûre mortelle, la petite boule de cyanure qu’il s’est fabriquée pour se suicider.

1. Dans les prisons de Tunis se trouvent les résistants Jawhar Ben Mbarek, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi, Khayam Turki, Issam Chebbi, Abdelhamid Jelassi, Lotfi Mraihi, Habib Ellouz, Bechir Akremi et d’autres, d’origines diverses mais unis dans la résistance à la tyrannie. Également des dirigeants d’Ennahda, qui ont passé une grande partie de leur vie en prison ou en exil avant la révolution, Rached Ghannouchi, Ali Larayedh, Abdelkarim Harouni et Noureddine Bhiri. Tous les prisonniers politiques, ils sont nombreux, ne sont pas cités ici.

* Hélé Béji est une écrivaine tunisienne. Elle a notamment publié « Dommage, Tunisie : la dépression démocratique » (collection « Tracts », Gallimard, 2019).