jeudi 24 juillet 2025

La République Tunisienne, trahie au nom de la République ...

Armoiries de la République Tunisienne

25 juillet, c'est l'anniversaire de la proclamation de la République en 1957 par les Destouriens, libérateurs de la Tunisie du colonialisme, pour en finir avec les régimes monarchiques qui l'y avaient conduite.

Or cette date est devenue un enjeu pour les opposants aux Destouriens et en premier à leur chef Habib Bourguiba, pour en finir avec la République en détricotant tout ce que les Destouriens ont investi pour bâtir la jeune République Tunisienne, la dotant d'institutions modernes pour la sortir de sa torpeur qui l'avait rendue colonisable et lui faire rattraper son retard par rapport aux pays progressistes.

Certains s'en sont pris même aux fêtes nationales jusqu'à vouloir changer le drapeau et l'hymne nationaux ... et d'autres insidieusement mais sûrement, tentent de neutraliser la République détruisant de l'intérieur ses institutions, prenant les Tunisiens en otages pour assouvir leur vengeance !

Et si Bourguiba a tout fait pour rattacher la Tunisie à l'Occident pour la conformer à sa vocation géographie et historique, d'autres font tout pour la rattacher à la péninsule arabique et ses bédouins ou pire à l'Iran islamiste et ses Mollahs !

Pôvre Tunisie.

R.B

Kamel Jendoubi 

KAIES SAIED, LA REPUBLIQUE TRAHIE AU NOM DE LA REPUBLIQUE

En 2018, Kaïs Saïed n’était encore qu’un universitaire et spécialiste de droit constitutionnel. Il intervenait dans Que vive la République – Tunisie 1957–2017 édité par ALIF, un ouvrage collectif que j’ai coordonné pour marquer les soixante ans de l’instauration de la République tunisienne. Dans cet entretien – publié en arabe et en français – Saïed posait un diagnostic impitoyable : la République tunisienne n’avait jamais été autre chose qu’un « royaume déguisé », une « République numéro 1 bis », dominée par le pouvoir personnel, les simulacres électoraux, et la confiscation de la souveraineté populaire.
Six ans plus tard, l’analyse résonne avec une ironie glaçante. Car celui qui dénonçait la forme sans le fond, le rite sans le peuple, l’élection sans choix, est devenu l’incarnation même de cette dérive. Pire : il l’a radicalisée.
UNE PENSEE CRITIQUE DEVENUE JUSTIFICATION DU POUVOIR ABSOLU
Dans cet entretien, Saïed appelait à une démocratie directe, débarrassée des partis, des parlements et des médiations. Il y rejetait le régime représentatif au nom d’une souveraineté populaire réinvestie depuis la base. Les électeurs, selon lui, devaient désigner des représentants locaux par parrainage, révocables à tout moment. Les institutions ? Des coquilles vides. La République ? Un vernis. Le seul souverain légitime : le peuple, saisi dans une abstraction mystique.
Mais une fois au pouvoir, cette pensée a servi à déconstruire méthodiquement l’édifice démocratique. Le 25 juillet 2021, Saïed suspend le parlement. Le 22 septembre, il concentre entre ses mains tous les pouvoirs. En juillet 2022, il fait adopter une Constitution taillée sur mesure, effaçant la séparation des pouvoirs. Puis viennent les élections sans pluralisme, les opposants emprisonnés, les magistrats limogés, les journalistes bâillonnés.
Au nom de la République, il en liquide tous les fondements.
UN TEXTE PREMONITOIRE, UN DESTIN INQUIETANT
Relire aujourd’hui l’entretien de 2018, c’est mesurer à quel point le projet autoritaire était déjà là. Sous des airs de critique lucide, il recelait une vision dangereusement univoque de la souveraineté. Loin de corriger les dérives de la République postcoloniale, Kaïs Saïed les a assumées, poussées à leur paroxysme. Il a remplacé la fiction d’un pluralisme par la certitude d’un homme seul, convaincu de parler au nom du peuple, sans qu’il n’ait jamais à lui rendre de comptes.
La République n’est pas un mot creux. Elle repose sur des principes : séparation des pouvoirs, libertés fondamentales, élections libres, État de droit. La trahir au nom d’une pureté idéalisée, c’est la condamner deux fois. Une première fois pour ses faiblesses passées. Une seconde pour l’avoir transformée en instrument de domination.
Aujourd’hui, l’heure n’est plus à l’étonnement mais à la résistance. Le texte de 2018 mérite d’être relu, non comme un programme, mais comme un signal d’alerte. Un avertissement que la République peut mourir de ses propres mots, si personne ne les arrache à ceux qui les pervertissent.
Car ce n’était pas un projet de démocratie radicale : c’était, déjà, le brouillon d’une autocratie : derrière les mots de République, Saïed préparait une revanche contre toute forme de pluralisme, un retour autoritaire maquillé en vertu populaire.
La République, chez lui, ne signifie plus l’État du droit, mais le règne de la parole unique. Elle ne repose plus sur le consentement libre des citoyens, mais sur leur dépossession organisée. Elle ne protège plus les libertés : elle les écrase au nom d’un peuple invoqué, mais jamais entendu.
Ce n’est pas une dérive. C’est une logique. Et c’est un péril. Il ne s’agit plus de corriger un pouvoir abusif, mais de stopper un projet de destruction systématique. Car Kaïs Saïed n’a pas seulement trahi la République : il s’en est servi pour en finir avec elle.

jeudi 3 juillet 2025

Les intellectuels, ces bêtes noires des autocrates ...



Hélé Béji

La patrie perdue de Boualem Sansal 

L’écrivain, arrêté à son retour à Alger le 16 novembre, fait les frais d’un contresens fâcheux. Les polémiques dérisoires n’ont rien à voir avec son œuvre qui n’appartient ni à l’Orient ni à l’Occident. Ceux qui en font un héraut de leur fantasme de « civilisation » ne l’ont pas lu, pas plus que ceux qui l’accusent de trahison.

Je crois qu’on ferait une grave erreur si l’on défendait Boualem Sansal comme un auteur qui serait le porte-flambeau de l’Occident « avancé », contre le monde musulman « arriéré ». C’est un contresens très fâcheux que font les médias dans leur ensemble, de part et d’autre de la Méditerranée. Chacun montant sur ses ergots et réarmant « nos » valeurs contre les « leurs ». Même si Boualem, dans ses entretiens radiophoniques, se laisse emporter par cette facilité, cette polémique dérisoire n’a rien à voir avec son œuvre. Celle-ci est bien au-dessus. La force de son esprit, l’intensité de son écriture, la hauteur de son regard, cet imaginaire de tendresse qui vous pénètre quand vous le lisez, est au-delà de toute appartenance culturelle. 

Boualem n’écrit ni comme un Algérien, ni comme un Français, ni comme un arabe, ni comme un musulman, ni comme un anti-musulman, ni comme un Oriental, ni comme un Occidental. Il écrit comme un poète dont l’immensité passe toutes les frontières des préjugés, des hypocrisies, des mensonges. Magie qui transcende la prophétie divine pour la condition tragique et sensuelle du genre humain, le récit de sa lutte contre l’épouvante d’être son propre bourreau, la pulsion absurde de s’autodétruire.

La plupart de ses laudateurs ou de ses accusateurs ne l’ont pas lu, j’en suis persuadée. Ils ont happé ici où là quelques formules qui les heurtent ou au contraire les ravissent, en les ramenant à leurs stéréotypes. Et les voilà s’étrillant et tirant les défunts de la guerre d’Algérie de leurs ossements, en les déterrant, en organisant cette bataille funèbre de squelettes qui s’empoignent dans la poussière du cimetière de l’histoire comme des zombies aux orbites noires.

Non, ce n’est pas ça, Boualem Sansal. Boualem écrit la musique déchirée de ceux que l’histoire a écrasés, que ce soit la tragédie coloniale ou les dérèglements postcoloniaux. La morale de Boualem est l’étincelle de la quête du bonheur dans des contrées toujours accablées des obscurs fantômes des crimes que l’histoire leur a réservés, et de l’impuissance d’en briser le sort.

La musique de Boualem n’est ni celle de l’Orient, ni celle de l’Occident. Elle est celle de l’échec humain de l’émancipation que l’on avait crue si proche pourtant dans l’épopée des peuples décolonisés. Toute sa prose est ciselée dans cette souffrance dont le thème n’a rien à voir avec un quelconque slogan idéologique. Chez Boualem, il n’y a aucune défaite ni victoire des deux acteurs de l’histoire, la France et l’Algérie. Boualem, c’est quelque sanglot de la vraie patrie où ni l’une ni l’autre ne sont dignes d’être représentées. La patrie pure et douce d’une Algérie invisible au commun des mortels, et d’une France où la fibre littéraire se dénature dans le cliché nationaliste de la « trahison des clercs », comme dirait Julien Benda.

Il suffit de lire n’importe quel texte de Boualem pour éprouver au fond de notre gorge cet amour infini pour l’Algérie, qui traverse sa prose où frémit le passé, le présent, le futur d’une vie, la sienne, dans une fêlure bouleversante entre son être et son pays natal. Il y a dans cette passion entre lui et cette terre, un miracle d’inspiration qui l’a toujours empêché de vivre ailleurs. Il perdrait la source de son génie. Ce sont les personnages de ce peuple supplicié qui animent la férocité suave de son regard, de ses images, de ses paysages. Le pacte créateur, le lien entre l’Algérie et lui est si fort qu’il en tire une grandeur secrète, mêlée de lucidité douce-amère. Quel que soit le désespoir chez Boualem, un hymne lyrique chuchote les notes d’une patrie rêvée dans ses heures sombres, sur les cordes pudiques de son esprit supérieur et enjoué. En le lisant, notre cœur bondit dans le ramage de son récit épique, acerbe et miséricordieux. Chez lui se mêlent la colère et la compassion en une chimie unique, miraculeuse, où le pardon humain perce la croûte inhumaine du châtiment. Sa prose est la caresse cruelle de son regard sur la vérité d’une société, dont il apparaît comme le plus humble de ses habitants dépossédés de leur dignité, leur joie, leur créativité. Mais il les connaît, il décrit leur vitalité et leur amour de soi sous le mépris, étouffé par des discours qui ne sont d’aucun secours pour la misère quotidienne, mais au contraire l’entretiennent et l’exploitent. En fait sa puissance littéraire est faite de cette vénération pour une patrie perdue, abandonnée des siens, avec un chagrin mêlé du sens de sa beauté profonde et limpide, sans pouvoir en faire le deuil.

La satire comme bonté

Derrière une atmosphère de massacre, toujours un appel d’innocence. Derrière la chute, la rédemption. Par-delà les masques de l’Appareil, comme il l’appelle, le visage inaltéré de l’instinct de bonté des plus humbles. La satire de Boualem est la forme irrésistible de sa bonté. Et sa liberté est la révolte de son cœur solidaire des victimes, par-delà l’injustice des puissants. L’obscurantisme le hante. Mais c’est l’obscurantisme de l’oppression, quel que soit l’argument qu’elle avance, nationaliste, partisan, chauvin, religieux, fanatique. Le fanatisme que combat Boualem n’est pas d’ordre religieux, mais d’ordre politique, quand celui-ci transforme la croyance en une prison obtuse, celle de la pérennité sauvage de ceux qui ont fait l’indépendance, pour se l’approprier en totalité, en effaçant les libérations qu’elle incarnait.

Les romans de Boualem ne sont que l’épopée délicate et douloureuse de cette conscience humaine qui court sous la foule, sous la jungle, avec l’élégance agile et souple d’un élan de félin, dont le flair instinctif est un désir cosmique de vivre et de dire, avec un talent poétique éblouissant. Ceux qui l’accusent de trahison et d’antipatriotisme n’ont rien compris, car ils ne l’ont jamais lu. Et ceux qui l’encensent comme un héraut de leur fantasme de « civilisation » font le pire des contresens de la civilisation elle-même. Ils ne l’ont pas lu non plus, mais ils ont juste parcouru quelques-unes de ses déclarations en y piochant ce qui leur plaisait d’entendre.

Non, Boualem n’est ni de ceux-ci, ni de ceux-là. Son étoffe est d’une autre nature, l’exquise lumière d’un cœur conscient. Il n’appartient ni à la thèse, ni à l’antithèse. Son écriture est cette composition de merveilleux et de sordide qu’on trouve dans les romans russes, qui rejoint avec une sensibilité meurtrie la condition inférieure de ceux qui ont été floués en servitude, dans l’ombre d’une histoire criminelle dont personne n’a encore fait le procès. Il tente avec une vocation romanesque nonpareille en Afrique du Nord, d’en souligner les difformités, en laissant toujours échapper sous les grimaces de la froideur, de la laideur, sa fascinante complicité radieuse avec ceux qui, sans le savoir, dans leur être rustique et démuni, sont les inspirateurs merveilleux et les dépositaires inconscients de son génie.

Quand Boualem est arrêté, c’est le cœur pensant et souffrant de sa patrie, dont la voix tenue, enfantine, claire tinte comme une flûte enchantée dans ses livres, qui s’arrête tout simplement de battre.