vendredi 26 juillet 2019

Béji Caïd Essebsi, mort d'un équilibriste


BCE, bourguibiste ... à sa façon.
" Celui qui se rêvait en héritier de Bourguiba ne laissera derrière lui ni un mouvement politique puissant, ni même des réalisations spectaculaires ou des réformes marquantes, comme son mentor. Il aura en revanche permis à son pays d’entrer dans la démocratie tout en restant uni, à coups de ruses, d’accords secrets, d’équilibres instables et de compromis. A sa manière. A la tunisienne " ; comme conclue Célian Macé.
Son pragmatisme, BCE le résume dans sa formule : " La ghoul la mah'boul, echaâb ya'heb rajel mas'oul *. La Tunisie ne peut être coupée de son histoire "
R.B

* Ni ogre ni fou, le peuple veut un homme responsable. L'ogre étant Ghannouchi et le fou le Tartour, alias Mohamed Moncef Marzougui.
Le premier président élu de la Tunisie démocratique est mort à l'âge de 92 ans, après une longue carrière politique commencée dès l'indépendance.

Il incarnait à lui tout seul «l’exception tunisienne». Le président Béji Caïd Essebsi est mort ce jeudi à 92 ans, le jour de la fête de la République. Le plus vieux chef d’Etat en exercice de la planète – après la reine d’Angleterre – a traversé toute l’histoire de la Tunisie indépendante, en épousant ses sinuosités, ses avancées progressistes, ses dérives brutales, ses doutes, et jusqu’à sa révolution démocratique, en 2011, qui font du plus petit pays du Maghreb un Etat à part dans le monde arabe.

«BCE» est né au cœur géographique du pouvoir tunisien. Il est le fils d’une famille de notables du village côtier de Sidi Bou Saïd, aujourd’hui englobé dans la grande banlieue de Tunis, à proximité des ruines de la Carthage antique. Il rejoint dès son adolescence le parti nationaliste Néo-Destour, puis étudie le droit à Paris, où il milite contre le protectorat français avant de s’inscrire au barreau de Tunis, en 1952, pour plaider la cause de militants anticolonialistes.

Essebsi a 30 ans au moment de l’indépendance. Il est immédiatement appelé auprès du père de la nation Habib Bourguiba, d’abord comme conseiller puis comme directeur de la sûreté nationale, un poste de confiance, avant d’être nommé ministre de l’Intérieur en 1965 puis ministre de la Défense en 1969. Le jeune homme admire alors l’intelligence, la décision et la modernité du «Combattant suprême». Il lui consacrera un livre, Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie, paru en 2009. L’ivraie, car Béji Caïd Essebsi, nommé ambassadeur à Paris en 1970, prend peu à peu conscience de l’autoritarisme croissant du Président. A l’intérieur du Parti socialiste destourien, il prône, avec d’autres, une ouverture du régime, raconte-t-il dans ses mémoires. Sans obtenir gain de cause. BCE claque la porte du parti unique, s’éloigne de la politique pendant une décennie, avant de faire son retour dans la formation présidentielle et au gouvernement comme ministre des Affaires étrangères entre 1981 et 1986.

Infatigable négociateur

Après le «coup d’Etat médical» de Zine el-Abidine Ben Ali, Essebsi occupera brièvement le perchoir de l’Assemblée nationale avant de se retirer une seconde fois de la vie politique, en 1994. Cette prise de distance à l’égard du nouveau pouvoir lui conférera une crédibilité inattendue quand, en 2011, une révolution déclenchée par l’immolation d’un vendeur de légumes du nom de Mohamed Bouazizi balayera le président-dictateur avant de faire trembler l’ensemble du monde arabe. Le vieil avocat – il a déjà 84 ans – est alors appelé pour diriger le gouvernement de transition jusqu’à l’élection d’une Assemblée constituante. Son CV de grand commis de l’Etat sécurise les uns, son passé de libéral rassure les autres, tandis que ses talents de diplomates sont unanimement reconnus.

«Béji» a applaudi la révolution, mais il est tout sauf un révolutionnaire. «Préférer les petits pas aux sauts dans le vide, privilégier le pragmatisme à l’aventurisme, la négociation à l’affrontement, la modération aux surenchères, la raison au fanatisme, tels sont les principes qui ont guidé notre long processus de libération nationale, écrit-il dans une tribune publiée dans l’Obs, en 2015. C’est dans cet apprentissage collectif de la rationalité qu’il convient de comprendre ce que l’on nomme communément le "modèle tunisien".» Essebsi est en fait le modèle du modèle : bourgeois moderniste, «réfractaire à l’excès», démocrate et politicien, infatigable négociateur, il guide la Tunisie dans cette période chaotique et permet la tenue des premières élections libres et transparentes de l’histoire du pays.

Mais il n’est plus question de retraite pour «Bajbouj», comme le surnomment les Tunisiens. En réaction à la victoire électorale écrasante de la formation islamiste Ennahdha, Essebsi, musulman pratiquant mais adversaire acharné de l’islam politique, fonde son propre parti, Nidaa Tounès («l’Appel de la Tunisie») en 2012. Son pari est de rassembler toutes les forces hostiles à Ennahdha. Anciens membres du RCD de Ben Ali, bourgeois laïcs inquiets, personnalités de gauche… BCE prend tout. La cohérence idéologique de l’ensemble est douteuse, et l’oblige à taper toujours plus fort sur les islamistes – le seul point commun des sympathisants de Nidaa Tounès. De son côté, Ennahdha le caricature en revenant de l’ancien régime. Cette opposition frontale, instrumentalisée par les deux camps pour des raisons électoralistes, manque de faire déraper le processus démocratique en 2013, après l’assassinat des militants de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.

Pacte avec Ghannouchi

Un an après, Nidaa Tounès arrive en tête des élections législatives avec 37% des voix, sans majorité absolue mais devançant Ennahdha de 10 points. Béji Caïd Essebsi a réussi son pari. Un mois plus tard, il remporte l’élection présidentielle en battant au second tour Moncef Marzougui, le président de la transition qu’il accuse d’être soutenu par les islamistes. Cette fois, Ennahdha n’a pas présenté de candidat – pour apaiser un pays surchauffé autant que pour éviter une défaite électorale de son leader, Rached Ghannouchi. Le 29 décembre 2014, Essebsi entre au palais de Carthage. Son premier geste, contre toute attente, va être de tendre la main à ses ennemis d’hier pour former une majorité au Parlement. Dans cette alliance contre-nature entre modernistes et islamistes, baptisée «politique du consensus», réside à la fois tout le brio et l’ambiguïté du premier président de la Tunisie démocratique.

Ce pacte entre Essebsi et Ghannouchi permettra aux tensions politiques de retomber mais sucitera une désillusion croissante dans les rangs des partisans les plus engagés des deux blocs, déçus par cet arrangement passé dans leur dos. Il a pourtant permis au pays de rester uni lors de la terrible année 2015, marquée par les attentats du musée du Bardo (22 morts) et de l’hôtel Imperial Marhaba à Sousse (38 morts), puis au moment de l’insurrection jihadiste de la ville de Ben Gardane (69 morts, dont 7 civils), en mars 2016.

Nidaa Tounès, depuis sa double victoire électorale de 2014, décline inexorablement. Sa rhétorique anti-islamiste est réactivée en période de campagne, mais fait désormais difficilement recette. Presque chaque année, des émeutes éclatent dans les villes de l’intérieur du pays, historiquement délaissées par le pouvoir central. Si la Tunisie a réussi, tant bien que mal, sa transition démocratique, sa transition économique – l’autre exigence des révolutionnaires de 2011 – est un échec. Déçus, les jeunes ont repris la route de l’exil à travers la Méditerranée. Depuis plusieurs années, le parti présidentiel s’effrite.

En imposant son fils, Hafedh Caïd Essebsi, à la tête de Nidaa Tounès, le «Vieux» a braqué une bonne partie de ses membres, méfiants envers cette succession dynastique. Son propre Premier ministre, Youssef Chahed, nommé à l’été 2016, devient un concurrent de plus en plus gênant au sein du courant moderniste : le chef de gouvernement de 43 ans, populaire pour avoir lancé une vaste campagne de lutte anticorruption, a quitté Nidaa Tounès pour créer son parti, qui grossit mois après mois.

Mais qu’importe si la formation de Béji Caïd Essebsi, qui avait annoncé le 8 avril qu’il ne se présenterait pas à la présidentielle de novembre, s’étiole, voire même disparaît un jour. Celui qui se rêvait en héritier de Bourguiba ne laissera derrière lui ni un mouvement politique puissant, ni même des réalisations spectaculaires ou des réformes marquantes, comme son mentor. Il aura en revanche permis à son pays d’entrer dans la démocratie tout en restant uni, à coups de ruses, d’accords secrets, d’équilibres instables et de compromis. A sa manière. A la tunisienne.

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