BCE, bourguibiste ... à sa façon.
" Celui qui se rêvait en héritier de Bourguiba ne laissera derrière lui ni un mouvement politique puissant, ni même des réalisations spectaculaires ou des réformes marquantes, comme son mentor. Il aura en revanche permis à son pays d’entrer dans la démocratie tout en restant uni, à coups de ruses, d’accords secrets, d’équilibres instables et de compromis. A sa manière. A la tunisienne " ; comme conclue Célian Macé.
Son pragmatisme, BCE le résume dans sa formule : " La ghoul la mah'boul, echaâb ya'heb rajel mas'oul *. La Tunisie ne peut être coupée de son histoire "
R.B
* Ni ogre ni fou, le peuple veut un homme responsable. L'ogre étant Ghannouchi et le fou le Tartour, alias Mohamed Moncef Marzougui.
Le premier président élu de la Tunisie démocratique
est mort à l'âge de 92 ans, après une longue carrière politique commencée dès
l'indépendance.
Il
incarnait à lui tout seul «l’exception tunisienne». Le président Béji Caïd
Essebsi est mort ce jeudi à 92 ans, le jour de la fête de la République. Le
plus vieux chef d’Etat en exercice de la planète – après la reine d’Angleterre
– a traversé toute l’histoire de la Tunisie indépendante, en épousant ses
sinuosités, ses avancées progressistes, ses dérives brutales, ses doutes, et
jusqu’à sa révolution démocratique, en 2011, qui font du plus petit pays du
Maghreb un Etat à part dans le monde arabe.
«BCE» est
né au cœur géographique du pouvoir tunisien. Il est le fils d’une famille de
notables du village côtier de Sidi Bou Saïd, aujourd’hui englobé dans la grande
banlieue de Tunis, à proximité des ruines de la Carthage antique. Il rejoint
dès son adolescence le parti nationaliste Néo-Destour, puis étudie le droit à
Paris, où il milite contre le protectorat français avant de s’inscrire au
barreau de Tunis, en 1952, pour plaider la cause de militants
anticolonialistes.
Essebsi a
30 ans au moment de l’indépendance. Il est immédiatement appelé auprès du père
de la nation Habib Bourguiba, d’abord comme conseiller puis comme directeur de
la sûreté nationale, un poste de confiance, avant d’être nommé ministre de
l’Intérieur en 1965 puis ministre de la Défense en 1969. Le jeune homme admire
alors l’intelligence, la décision et la modernité du «Combattant suprême». Il
lui consacrera un livre, Habib Bourguiba, le bon grain
et l’ivraie, paru en 2009. L’ivraie, car Béji Caïd Essebsi,
nommé ambassadeur à Paris en 1970, prend peu à peu conscience de
l’autoritarisme croissant du Président. A l’intérieur du Parti socialiste
destourien, il prône, avec d’autres, une ouverture du régime, raconte-t-il dans
ses mémoires. Sans obtenir gain de cause. BCE claque la porte du parti unique,
s’éloigne de la politique pendant une décennie, avant de faire son retour dans
la formation présidentielle et au gouvernement comme ministre des Affaires
étrangères entre 1981 et 1986.
Infatigable négociateur
Après le
«coup d’Etat médical» de Zine el-Abidine Ben Ali, Essebsi occupera brièvement
le perchoir de l’Assemblée nationale avant de se retirer une seconde fois de la
vie politique, en 1994. Cette prise de distance à l’égard du nouveau pouvoir
lui conférera une crédibilité inattendue quand, en 2011, une révolution
déclenchée par l’immolation d’un vendeur de légumes du nom de Mohamed Bouazizi
balayera le président-dictateur avant de faire trembler l’ensemble du monde
arabe. Le vieil avocat – il a déjà 84 ans – est alors appelé pour diriger le
gouvernement de transition jusqu’à l’élection d’une Assemblée constituante. Son
CV de grand commis de l’Etat sécurise les uns, son passé de libéral rassure les
autres, tandis que ses talents de diplomates sont unanimement reconnus.
«Béji» a
applaudi la révolution, mais il est tout sauf un révolutionnaire. «Préférer les petits pas aux sauts dans le vide, privilégier le
pragmatisme à l’aventurisme, la négociation à l’affrontement, la modération aux
surenchères, la raison au fanatisme, tels sont les principes qui ont guidé
notre long processus de libération nationale, écrit-il dans une
tribune publiée dans l’Obs, en 2015. C’est dans cet apprentissage collectif de la rationalité
qu’il convient de comprendre ce que l’on nomme communément le "modèle
tunisien".» Essebsi est en fait le modèle du modèle :
bourgeois moderniste, «réfractaire à l’excès», démocrate
et politicien, infatigable négociateur, il guide la Tunisie dans cette période
chaotique et permet la tenue des premières élections libres et transparentes de
l’histoire du pays.
Mais il
n’est plus question de retraite pour «Bajbouj», comme le surnomment les
Tunisiens. En réaction à la victoire électorale écrasante de la formation
islamiste Ennahdha, Essebsi, musulman pratiquant mais adversaire acharné de
l’islam politique, fonde son propre parti, Nidaa Tounès («l’Appel de la Tunisie»)
en 2012. Son pari est de rassembler toutes les forces hostiles à Ennahdha.
Anciens membres du RCD de Ben Ali, bourgeois laïcs inquiets, personnalités de
gauche… BCE prend tout. La cohérence idéologique de l’ensemble est douteuse, et
l’oblige à taper toujours plus fort sur les islamistes – le seul point commun
des sympathisants de Nidaa Tounès. De son côté, Ennahdha le caricature en
revenant de l’ancien régime. Cette opposition frontale, instrumentalisée par
les deux camps pour des raisons électoralistes, manque de faire déraper le
processus démocratique en 2013, après l’assassinat des militants de gauche
Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.
Pacte avec Ghannouchi
Un an
après, Nidaa Tounès arrive en tête des élections législatives avec 37% des
voix, sans majorité absolue mais devançant Ennahdha de 10 points. Béji Caïd
Essebsi a réussi son pari. Un mois plus tard, il remporte l’élection
présidentielle en battant au second tour Moncef Marzougui, le président de la
transition qu’il accuse d’être soutenu par les islamistes. Cette fois, Ennahdha
n’a pas présenté de candidat – pour apaiser un pays surchauffé autant que pour
éviter une défaite électorale de son leader, Rached Ghannouchi. Le 29 décembre
2014, Essebsi entre au palais de Carthage. Son premier geste, contre toute
attente, va être de tendre la main à ses ennemis d’hier pour former une
majorité au Parlement. Dans cette alliance contre-nature entre modernistes et
islamistes, baptisée «politique du consensus», réside à la fois tout le brio et
l’ambiguïté du premier président de la Tunisie démocratique.
Ce pacte
entre Essebsi et Ghannouchi permettra aux tensions politiques de retomber mais
sucitera une désillusion croissante dans les rangs des partisans les plus
engagés des deux blocs, déçus par cet arrangement passé dans leur dos. Il a
pourtant permis au pays de rester uni lors de la terrible année 2015, marquée
par les attentats du musée du Bardo (22 morts) et de l’hôtel Imperial Marhaba à
Sousse (38 morts), puis au moment de l’insurrection jihadiste de la ville de
Ben Gardane (69 morts, dont 7 civils), en mars 2016.
Nidaa
Tounès, depuis sa double victoire électorale de 2014, décline inexorablement.
Sa rhétorique anti-islamiste est réactivée en période de campagne, mais fait
désormais difficilement recette. Presque chaque année, des émeutes éclatent
dans les villes de l’intérieur du pays, historiquement délaissées par le
pouvoir central. Si la Tunisie a réussi, tant bien que mal, sa transition
démocratique, sa transition économique – l’autre exigence des révolutionnaires
de 2011 – est un échec. Déçus, les jeunes ont repris la route de l’exil à
travers la Méditerranée. Depuis plusieurs années, le parti présidentiel
s’effrite.
En
imposant son fils, Hafedh Caïd Essebsi, à la tête de Nidaa Tounès, le «Vieux» a
braqué une bonne partie de ses membres, méfiants envers cette succession
dynastique. Son propre Premier ministre, Youssef Chahed, nommé à l’été 2016,
devient un concurrent de plus en plus gênant au sein du courant
moderniste : le chef de gouvernement de 43 ans, populaire pour avoir lancé
une vaste campagne de lutte anticorruption, a quitté Nidaa Tounès pour créer
son parti, qui grossit mois après mois.
Mais
qu’importe si la formation de Béji Caïd Essebsi, qui avait annoncé le 8 avril
qu’il ne se présenterait pas à la présidentielle de novembre, s’étiole, voire
même disparaît un jour. Celui qui se rêvait en héritier de Bourguiba ne
laissera derrière lui ni un mouvement politique puissant, ni même des
réalisations spectaculaires ou des réformes marquantes, comme son mentor. Il
aura en revanche permis à son pays d’entrer dans la démocratie tout en restant
uni, à coups de ruses, d’accords secrets, d’équilibres instables et de
compromis. A sa manière. A la tunisienne.
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