Dante et Virgile aux Enfers offrent à Delacroix un triomphe
«Je
sors d'un travail de chien qui me prend tous mes instants depuis deux mois et
demi. J'ai fait dans cet espace de temps un tableau assez considérable qui va
figurer au Salon.» En 1822, âgé de 24 ans, Delacroix tente ce qu'il appelle «un
coup de fortune» avec cette toile, premier envoi au salon de peinture, inspirée
d'un classique de la littérature, La Divine Comédie de Dante. Si le sujet marque une appartenance à l'école
classique, la référence à un auteur de la fin du XIIIe siècle participe d'un
goût retrouvé pour l'époque sombre du Moyen-Âge. On est loin toutefois du style
troubadour à la mode. La facture et le parti pris de déstructurer la
composition pour un effet de tumulte, de chaos, empruntent à Géricault, l'aîné
admiré, et rendent hommage aux maîtres absolus Rubens et Michel-Ange. Si le
néoclassique Delécluze qualifie ce tableau de «vraie tartouillade», «aucun ne
révèle mieux l'avenir d'un grand peintre», s'exclame Thiers. L'État achète la
toile, Delacroix triomphe.
Les Scènes des massacres de Scio allument la querelle
du romantisme
Deux ans plus tard, retour au Salon et nouveau
coup de maître. Cette fois Delacroix a choisi un sujet d'actualité, espérant un
retentissement comparable à celui suscité par Le Radeau de la Méduse en 1819, toile de l'ami Géricault qui, la
première, a traité d'un événement contemporain. L'insurrection des Grecs contre
l'occupant ottoman, qu'un Byron, très écouté par la jeunesse, dénonce, résonne
clairement en France comme une agression de la tyrannie contre la liberté. Scio allume ce qu'on va bientôt appeler la querelle du
romantisme. Le coloris (d'autant plus éclatant que la toile vient d'être
restaurée), la hardiesse du dessin, la composition à nouveau dénuée de centre
et qui ne focalise pas sur l'action proprement dite heurtent jusqu'à la
première génération romantique. Le baron Gros y voit le «massacre de la peinture». C'est que Delacroix privilégie alors comme personne le
pouvoir expressif de la matière colorée et du geste créateur exalté par la
brosse. Nouvelle acquisition par les musées royaux.
«Merveilleux comme un rêve», selon Baudelaire, La mort de Sardanapale
Cette fois c'en est trop. L'immense tableau (4
x 5 m, resté accroché dans la grande salle rouge Mollien du Louvre), choque
unanimement lors de sa présentation au Salon, en janvier 1828. Il faudra
attendre un an pour que Hugo y voit «une chose magnifique et si gigantesque qu'elle échappe aux
petites vues». Et 1861 pour que Baudelaire, trop jeune pour l'avoir vue
avant, le consacre «merveilleux comme un rêve». La source, un
drame écrit par un Byron martyr de la guerre d'indépendance grecque, est
prétexte à tous les excès. Par cette allégorie du despotisme le plus cruel
doublé d'un éloge de la démesure érotique - on y voit une orgie meurtrière où
figurent nombre de corps nus féminins offerts à l'holocauste, toutes «les règles de l'art ont été violées» comme
l'affirme un journal du temps. Formes informes, couleurs jetées furieusement,
la toile détonne d'autant qu'elle se trouve accrochée à côté d'un autre grand
format de Delacroix, sagement religieux celui-là (Le Christ au Jardin des
oliviers). Surtout elle est placée aux côtés d'Ingres et de son Apothéose d'Homère. «Donnerons-nous le titre de
composition à cet amalgame incompréhensible d'hommes, de femmes, de chiens, de
chevaux, de bûches, de vases, d'instruments de toute espèce, de colonnes
énormes, de lit démesuré, jetés pêle-mêle, sans effet, sans perspective, et ne
posant sur rien», s'enflamme donc un journaliste. La très ancienne
confrontation entre le dessin et la couleur, l'effacement de l'artiste derrière
le sujet ou l'affirmation de l'expression par la touche, se voit ravivée comme
jamais. Bientôt les histoires de l'art vont opposer classicisme et romantisme.
Pourtant jamais Delacroix n'a négligé certains traits du néoclassicisme, tel le
culte de l'Antiquité (ici nous sommes dans un palais assyrien). Pourtant, même
un Théophile Gautier, grande figure du romantisme, a parlé d'un «balai ivre» pour décrire le pinceau du maître.
Femmes d'Alger dans leur appartement, de la fièvre de la découverte aux
souvenirs
L'Orient existe mais il est surtout un doux
rêve de couleurs éclatantes et de voluptés cultivé en atelier. Delacroix n'a
pas attendu son voyage en Andalousie et au Maroc, avec escale en Algérie, pour
prétendre que l'Antique vit toujours au sud de la Méditerranée. Son Scio et son Sardanapale ne chantent-ils pas déjà cet ailleurs? Ici, dans
cette fausse scène de genre, il bénéficie certes de l'expérience du terrain. En
1832, une famille juive d'Alger lui a ouvert ses portes. Il a pu cueillir
quelques bribes du quotidien d'un riad. Ses merveilleux croquis de voyage
l'attestent. Mais lorsque Delacroix les rouvre en France, plus tard et jusqu'à
la fin de sa vie, avec leurs annotations écrites et aquarellées, leurs traits
posés dans la fièvre de la découverte, ce sont les souvenirs qui affluent. La
toile rend ainsi moins compte de la réalité d'un harem que du travail filtrant
du souvenir. Tel est ce qui la rend si poétique. Delacroix, une fois de plus,
n'a livré qu'un fantasme celui de la peinture pure. Il se distingue certes des
autres pionniers du courant orientaliste par le fait qu'eux n'ont encore jamais
voyagé plus loin qu'au sud de la Loire. Mais plus encore: par le fait que la
couleur est la principale charmeuse. Laines et coussins tissés, riches tuniques
de vaporeuse soie brodée, complexes faïences: tout chatoie, tout accroche la
lumière, contrastant avec le lourd rideau et la sombre silhouette d'une
mulâtresse. Les chairs, en revanche, palpitent moins. Ainsi cette couleur
est-elle le véritable sujet de cette œuvre, plus que son apparence réaliste ou
la lascivité des houris. À vrai dire juste quelques tuniques traditionnellement
décolletées, des sarouels qui découvrent normalement les mollets et des pieds
nus convenablement déchaussés sur les tapis. Les femmes du Maghreb ne revêtent
leur caftan qu'au dehors. Ici, dans leur foyer, détendues autour de la terre et
du feu d'un brasero, de l'air et de l'eau d'un narghilé, elles sont au naturel.
Le Christ sur le lac Génésareth par le chaman Delacroix
Bien que libre-penseur, Delacroix a peint de
nombreuses scènes religieuses. Et pas nécessairement parce qu'il répondait à
des commandes. Il varie à plaisir, par exemple, le récit évangélique de la
traversée de Jésus sur le lac de Génésareth. Les peintres qui ont imaginé cet
épisode dans le passé ont évidemment choisi le moment où le Christ menace les
éléments pour calmer la tempête. Ici Delacroix privilégie l'instant précédent.
Lorsqu'il dort encore, insouciant du danger tandis que les apôtres sont
terrorisés et que l'esquif ballotté par les flots menace de sombrer. Tout
tournoie donc autour du fils de Dieu, unique point stable parmi les corps, les
éléments et les couleurs déchaînés. Sardanapale apparaissait déjà ainsi au sein
du suicide collectif qu'il avait décrété pour sa cour. Ces personnages autour
desquels vibrionnent la vie et la mort, les teintes des toges, des cieux et des
eaux ici turquoise là émeraude, sont autant d'autoportraits. Ils disent la
condition de l'artiste selon Delacroix. Un passeur d'histoire, un pilote né,
qui, sage ou fou, gouverne entre les plaisirs et les souffrances de l'homme. Un
chaman en somme.
Visite guidée de l'expo :
Visite guidée de l'expo :
Le voyage de Delacroix au Maroc exposé au Louvre
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Merci d'offrir cette visite au musée.
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