Kigali, le 27 mai 2021
« Seul celui qui a traversé la nuit peut la
raconter »
Ce sont ces paroles, empreintes de gravité et dignité,
qui résonnent en ce lieu, ici au mémorial de Gisozi, à Kigali.
Raconter la nuit.
Ces paroles convoquent un insondable silence. Le
silence de plus d’un million d’hommes, de femmes, d’enfants, qui ne sont plus
là pour raconter cette interminable éclipse de l’Humanité, ces heures où tout
s’est tu.
Elles nous racontent la course éperdue des victimes,
la fuite dans la forêt ou dans les marais. Une course sans arrivée et sans
espoir, une traque implacable qui reprenait chaque matin, chaque après-midi,
dans une terrible et banale répétition du mal.
Elles nous font entendre la voix de ceux qui, après
avoir trébuché, ont affronté la mort ou la torture de leurs bourreaux sans un
cri, parfois pour laisser s’enfuir un proche, un parent, un enfant, un ami
qu’ils avaient protégé jusqu’à leur dernier souffle. Ces voix qui se taisaient
quand montait, à l’aube, l’insoutenable euphorie des chants de rassemblement de
ceux qui tuaient « ensemble » et de ceux qui partaient, dans leur vocabulaire
dévoyé, au « travail ».
Ce lieu, ici à Gisozi, leur restitue tout ce dont on
avait tenté de les priver : un visage, une histoire, des souvenirs. Des envies,
des rêves. Et surtout une identité, un nom – tous les noms, gravés, un à un,
inlassablement sur la pierre éternelle de ce mémorial.
Ibuka, souviens-toi.
Ces paroles nous font entendre aussi la voix de ceux
qui portent la plaie de cette nuit, ceux qui portent la blessure béante d’avoir
été là et d’être encore là. Ceux dont nous n’avons écouté la souffrance ni
avant, ni pendant, ni même après, et c’est peut-être le pire. Survivants,
rescapés, orphelins, c’est grâce à leur témoignage, leur courage, leur dignité
que nous mesurons combien il ne s’agit pas de chiffres ou de mots, mais de
l’irremplaçable épaisseur de leurs vies.
Ces paroles disent une tragédie qui porte un nom :
génocide. Elles ne s’y réduisent pas pour autant. Car il s’agit bien d’une vie,
avec tous ses rêves, un million de fois fauchés.
Un génocide ne se compare pas. Il a une généalogie. Il
a une histoire. Il est unique.
Un génocide a une cible. Les tueurs n’ont eu qu’une
seule obsession criminelle : l’éradication des Tutsi, de tous les Tutsi. Des
hommes, des femmes, leurs parents, leurs enfants. Cette obsession a emporté
tous ceux qui ont voulu y faire obstacle mais, elle, n’a jamais perdu sa cible.
Un génocide vient de loin. Il se prépare. Il prend
possession des esprits, méthodiquement, pour abolir l’humanité de l’autre. Il
prend sa source dans des récits fantasmés, dans des stratégies de domination
érigées en évidence scientifique. Il s’installe à travers des humiliations du
quotidien, des séparations, des déportations. Puis se dévoile la haine absolue,
la mécanique de l’extermination.
Un génocide ne s’efface pas. Il est indélébile. Il n’a
jamais de fin. On ne vit pas après le génocide, on vit avec, comme on le peut.
Au Rwanda, on dit que les oiseaux ne chantent pas le 7
avril. Parce qu’ils savent. C’est aux hommes qu’il appartient de briser le
silence.
Et c’est au nom de la vie que nous devons dire,
nommer, reconnaître.
Les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les
églises n’avaient pas le visage de la France. Elle n’a pas été complice. Le
sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats qui
ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé
leurs larmes.
Mais la France a un rôle, une histoire et une
responsabilité politique au Rwanda. Et elle a un devoir : celui de regarder
l’histoire en face et de reconnaître la part de souffrance qu’elle a infligée
au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence sur l’examen
de vérité.
En s’engageant dès 1990 dans un conflit dans lequel
elle n’avait aucune antériorité, la France n’a pas su entendre la voix de ceux
qui l’avaient mise en garde, ou bien a-t-elle surestimé sa force en pensant
pouvoir arrêter le pire.
La France n’a pas compris que, en voulant faire
obstacle à un conflit régional ou une guerre civile, elle restait de fait aux
côtés d’un régime génocidaire. En ignorant les alertes des plus lucides
observateurs, la France endossait une responsabilité accablante dans un
engrenage qui a abouti au pire, alors même qu’elle cherchait précisément à
l’éviter.
A Arusha, en août 1993, la France pensait, aux côtés
des Africains, avoir arraché la paix. Ses responsables, ses diplomates, y
avaient œuvré, persuadés que le compromis et le partage du pouvoir pouvait
prévaloir. Ses efforts étaient louables et courageux. Mais ils ont été balayés
par une mécanique génocidaire qui ne voulait aucune entrave à sa monstrueuse
planification.
Lorsqu’en avril 1994, les bourreaux commencèrent ce
qu’ils appelaient odieusement leur « travail », la communauté internationale
mit près de trois mois, trois interminables mois, avant de réagir. Nous avons,
tous, abandonné des centaines de milliers de victimes à cet infernal huis clos.
Au lendemain, alors que des responsables français
avaient eu la lucidité et le courage de le qualifier de génocide, la France n’a
pas su en tirer les conséquences appropriées.
Depuis, vingt-sept années de distance amère se sont
écoulées. Vingt-sept années d’incompréhension, de tentatives de rapprochement
sincères mais inabouties. Vingt-sept années de souffrance pour ceux dont
l’histoire intime demeure malmenée par l’antagonisme des mémoires.
En me tenant, avec humilité et respect, à vos côtés,
ce jour, je viens reconnaître l’ampleur de nos responsabilités. C’est ainsi
poursuivre l’œuvre de connaissance et de vérité que seule permet la rigueur du
travail de la recherche et des historiens. En soutenant une nouvelle génération
de chercheurs et de chercheuses, qui ont courageusement ouvert un nouvel espace
de savoir. En souhaitant, qu’aux côtés de la France, toutes les parties
prenantes à cette période de l’histoire rwandaise ouvrent à leur tour toutes
leurs archives.
Reconnaître ce passé, c’est aussi et surtout
poursuivre l’œuvre de justice. En nous engageant à ce qu’aucune personne
soupçonnée de crimes de génocide ne puisse échapper à la justice.
Reconnaître ce passé, notre responsabilité, est un
geste sans contrepartie. Exigence envers nous-même et pour nous-même. Dette
envers les victimes après tant de silences passés. Don envers les vivants dont
nous pouvons, s’ils l’acceptent, encore apaiser la douleur. Ce parcours de
reconnaissance, à travers nos dettes, nos dons, nous offre l’espoir de sortir
de cette nuit et de cheminer à nouveau ensemble. Sur ce chemin, seuls ceux qui
ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don de nous
pardonner.
Diibuka.
Diibuka.
Je veux ici, en ce jour, assurer la jeunesse rwandaise
qu’une autre rencontre est possible. N’effaçant rien de nos passés, il existe
l’opportunité d’une alliance respectueuse, lucide, solidaire, et mutuellement
exigeante, entre la jeunesse du Rwanda et la jeunesse de France.
C’est l’appel que je lance ici à Gisozi. C’est le sens
de l’hommage que je veux rendre à ceux dont nous garderons la mémoire, qui ont
été privés d’avenir et à qui nous devons d’en inventer un.
* Expression utilisée par les rescapés.
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