jeudi 15 décembre 2022

La démocratie trouve ses fondements en dehors de tout système religieux


Bernard Cazeneuve *

« Laïcité, liberté et démocratie sont un même mot ».

 « Sauf à prendre le risque de condamner l’humanité à ne plus jamais connaître l'altérité, la France ne peut accepter qu’un bâillon entrave la parole des professeurs ».

Les vagabondages mémoriels sont une mode de l’époque. Le plus souvent ils sont l’occasion, pour chacun qui croit que sa statue sera sculptée de son vivant, d’œuvrer à son autopromotion. À ce jeu de narcisse, la culture historique perd en rigueur ce que l’art de la mise en scène gagne en effets spéciaux. Les faits de l’histoire se font alors anecdotes, au point qu’il est possible d’en détourner le sens profond à son seul profit. Sans vergogne, on déambule dans le passé, on en convoque les grandes figures, avec pour arrière-pensée d’apporter la démonstration qu’on est indispensable à son temps.

C’est par ce moyen que Simon Bolivar surgit subitement dans l’imaginaire de la gauche française ou que certaines commissions d’historiens se voient assigner des objectifs diplomatiques et politiques, à la gloire de ceux qui les ont installées. Il faut donc se garder, pour la salubrité du devoir de mémoire, de distendre la relation intime que la Nation entretient avec les évènements de sa propre histoire, sauf à prendre le risque d’une crise profonde d’identité dont les effets, à terme, ne manqueraient pas de se révéler telluriques. À cette fin, l’histoire doit être enseignée et apprise, car comme science humaine, elle ne saurait souffrir la moindre inexactitude.

C’est fort de ce constat que j’ai pris connaissance, le 9 décembre dernier, d’une étude de l’IFOP révélant que 56% des professeurs avaient déjà été amenés à modifier leurs enseignements, de crainte de heurter les convictions philosophiques ou religieuses de leurs élèves. Il s’agit là d’une dégradation de près de sept points de la tendance constatée au cours de l’année 2020, qui vit notre pays affronter le tragique assassinat de Samuel Paty. À l’école donc, le maître se trouve désormais dans l’obligation de s’autocensurer, dans l’indifférence de la société à la blessure qu’il s’inflige à lui-même lorsqu’il renonce à transmettre certaines des connaissances accumulées au fil du temps par la philosophie, les sciences ou l’histoire. Jadis, cette somme de savoirs s’appelait les humanités, car sans elles, il n’était pas d’humanisme possible.

Sens commun 

Dans la France des Lumières, l’universalisme a toujours pris sa source dans l’ambition de faire accéder le plus grand nombre de jeunes consciences au libre arbitre, en donnant à l’école et à ses hussards noirs le soin de protéger chacun des pressions susceptibles de s’exercer sur lui, en le faisant accéder à la pensée rationnelle. L’enseignant n’avait alors rien à redouter de son élève, car il était son meilleur protecteur face à quiconque avait pour projet d’entraver son accession au statut de citoyen éclairé. Alors que l’islamisme peut parfois conduire jusqu’à la déscolarisation des enfants, vouloir à tout prix les protéger de ce fléau n’est pas une mauvaise manière qu’on leur fait. C’est au contraire le témoignage du respect dans lequel on les tient, guidés par la promesse républicaine, maintes fois réitérée, de donner à chacun sa chance.

On pourra toujours se consoler des résultats de cette enquête, en relisant le très beau discours que Jean Jaurès prononça à Castres, le 30 juillet 1904, lorsqu’il célébra la laïcité en lui donnant cette portée singulière, qui en fit un principe d’émancipation dans le grand sanctuaire qu’est l’école. On trouvera dans cette adresse à la République bandant ses forces, la volonté de ne jamais rien céder à l’air du temps, qui pourrait lui faire perdre de vue sa promesse. Rappelant que « la démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits », Jaurès soulignait « qu’il n’y a pas d’égalité des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce ». Et de poursuivre avec une ardeur qu’on aimerait voir renouvelée par l’affirmation que la démocratie trouve ses fondements en dehors de tout système religieux, car elle suppose « l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque ». Cette voix juste et forte pouvait alors pousser le raisonnement politique jusqu’à son terme, en donnant à la laïcité et à la démocratie un sens qui leur est commun et qui fait aujourd’hui cruellement défaut. Dans la République, dont elles constituent les piliers, ces deux valeurs demeurent à tout jamais indissociables.

Le grand défi existentiel qui se présente à la Nation est bien celui qui animait Jaurès, lorsqu’il posait la seule question qui vaille : « comment l’enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l’homme, si lui-même n’a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l’éducation ? »

Replis communautaires 

On ne peut espérer faire longtemps société si ceux qui aspirent à devenir citoyens ne déposent pas, aux portes de l’école, les croyances religieuses ou philosophiques – mais aussi marchandes ou politiques – que des fardeaux familiaux ou culturels inscrivent mécaniquement dans le parcours de chaque être humain. Vouloir à tout prix revendiquer sa seule identité comme un horizon indépassable, se résigner à ne jamais la confronter à la connaissance scientifique et à l’aspiration au progrès, c’est non seulement renoncer à la liberté, sans laquelle il n’est pas de démocratie possible, mais c’est aussi favoriser tous les replis communautaires, en prenant le risque de la séparation voulue et de la confrontation généralisée.

Nul ne saurait s’épanouir pleinement à travers la seule revendication de ce qu’il est, dans un enfermement numérique et une hostilité déclarée à ce que sont tous les autres, à raison de leurs appartenances philosophiques ou religieuses. Sauf à prendre le risque de condamner l’humanité à ne plus jamais connaître l’altérité, la France ne peut accepter qu’un bâillon entrave la parole des professeurs. La censure qu’ils s’imposent à eux-mêmes, lorsqu’ils transmettent leurs savoirs, interpelle la Nation tout entière. C’est pourquoi il relève du devoir de l’État de leur permettre d’exercer librement leurs missions. Le dire c’est déjà reconnaître la profondeur de mal. Agir encore et toujours serait préférable, car l’urgence se confond désormais avec l’essentiel : face à l’intolérance qui monte, aujourd’hui plus qu’hier, laïcité, liberté et démocratie ne font qu’un seul mot. Et une même exigence.

·         * Ancien Premier ministre.

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