Jean d'Ormesson, ou la conversation perpétuelle
Un jeune parti à 92 ans
Le chef de l'État évoque ses rencontres avec l'écrivain et voit
en lui le représentant d'une haute tradition de civilité littéraire.
Longtemps, l'art littéraire fut indissociable de cet autre art
dont la France se voulait championne : l'art de la conversation. De
merveilleuses pages ont été écrites sur ce qui fut le creuset de la
sociabilité, de la pensée, de la poésie et des arts non seulement en France,
mais dans cette Europe qui, pour reprendre les mots de Marc Fumaroli, parlait
français.
Rencontrer Jean d'Ormesson, c'était constater soudain que cet
art n'avait pas disparu. Que la conversation pouvait, par mille détours, être
une fête de l'esprit, un moment détaché de toutes les contingences et voué
uniquement au plaisir de l'intelligence, soutenue dans le cas de Jean par une
érudition joviale et un inépuisable goût de la vie. Je me souviens de celle que
j'eus avec lui en mai 2016, où il se passionnait pour l'avenir de la France, et
se disait « solidaire de tout, de Clovis à la Convention nationale ».
Tous
les Français se souviennent de sa conversation avec François Mitterrand en
septembre 1992. Ces deux bretteurs démontrèrent que la politique est belle
lorsque le verbe y est fin et tranchant comme une lame. Lorsque j'eus le
bonheur de faire la connaissance de Jean d'Ormesson, j'eus le sentiment, par ce
que cette conversation avait de délicieusement daté et d'intemporel à la fois,
que s'invitaient dans notre dialogue les ombres de Mme du Deffand, de
Sainte-Beuve, de Cocteau et de Paul Morand, et qu'enfin toute la lignée
littéraire française se trouvait comme concentrée dans cette façon de « frotter
et limer sa cervelle contre celle d’autrui » dont parlait déjà Montaigne. Je
renouais le fil de ces conversations dès que cela m'était possible, et
l'enchantement ne s'en est jamais dissipé.
Il serait sans doute injuste de réduire Jean d'Ormesson à sa
parole, que les esprits chagrins auraient vite fait de ranger parmi les
artifices mondains. C'est comme écrivain que j'ai d'abord appris à l'aimer.
Mais
précisément, ses plus grands livres - en tout cas ceux que je
préfère - ne sont rien d'autre qu'une vaste conversation ; un propos
à bâtons rompus avec des interlocuteurs imaginaires (et avant tout avec son
lecteur muet !) qui entrelace tous les grands sujets dont se tisse notre humble
existence, sans s'appesantir jamais, sans même avoir l'air d'y toucher,
s'excusant d'être parfois grave, passant d'une profondeur volontiers
mélancolique à l'éclat de rire salvateur.
Ce
n'est pas une écriture que l'on découvre en lisant Jean d'Ormesson, c'est une
voix, et c'est même un œil. C'est pourquoi tant de lecteurs furent si
passionnés par ses livres : il y donne toujours le sentiment de vous convier à
une conversation nonchalante, et cependant aiguisée, qui vous rend plus
intelligent, meilleur, et surtout plus heureux.
On
ne saurait ignorer le travail que requiert un tel art littéraire. Lui qui se
reprochait sans cesse sa paresse fut un artisan infatigable des lettres. Lui
qui aimait tant les classiques avait contribué, de manière plus novatrice qu'on
ne le dit généralement, à faire éclater les cadres du roman, de La Gloire de l'Empire au Rapport Gabriel. Il est au fond
l'inventeur d'un genre inédit dans les lettres françaises, le récit personnel
et métaphysique, aussi éloigné du roman social que de l'introspection.
Il
fallait bien du talent pour nous mener sans nous perdre dans les méandres de
récits où le commentaire d'actualité côtoyait le souvenir intime, où Proust
rencontrait Trinh Xuan Thuan, où les peines de cœur infligées par « Marie »
étaient guéries par une lecture de Chateaubriand, à moins que ce ne soit par un
bain de mer. Tout un paysage personnel s'est ainsi mis en place au fil des
années, où nous aimions périodiquement à nous replonger, certains d'y être
menés par la main amicale de notre passeur et assurés d'en sortir affermis dans
notre goût de la vie et notre conscience de mortels. Dieu s'invitait souvent
dans ce paysage, présence incertaine et évidente, qui avait tout organisé y
compris son absence.
Cette dispute permanente entre le rire et les larmes, entre la légèreté
et la gravité, entre l'érudition et l'insouciance, entre celui qui croyait et
celui qui ne croyait pas est le sel même de la culture française. Jean
d'Ormesson en était la quintessence. Il nous a enseigné, dans un siècle à bien
des égards tragique, que la liberté et le bonheur restent à portée de main, et
que la littérature en est le meilleur viatique.
Il avait pu - avec d’autres ! - me reprocher pendant
la campagne présidentielle une phrase où, avec André Chastel, je disais de la
culture française qu'elle ne se laisse point enfermer, mais qu'elle « filtre,
reçoit, tamise », et à ce titre n'est pas « une » ; phrase dont on avait
tiré argument pour m'accuser d'en nier jusqu'à l'existence. Mais il savait
mieux que d'autres mon amour de la culture française, ce vaste fleuve si riche
d'affluents où, esprit libre entre tous, il aimait à se baigner. Cette culture
toujours en mouvement, coruscante, était la matière même de cette conversation
perpétuelle que nous avions avec lui et ses livres.
Cette conversation semble interrompue mais, tendant l'oreille,
on l'entend murmurer dans les livres qui peuplent notre bibliothèque ; en
vérité, elle ne fait que commencer.
****
Nous vous demandons pardon, Monsieur, de ne pas vous
avoir tout à fait écouté, pardon pour cette pompe qui n'ajoute rien à votre
gloire. Avec un sourire auriez-vous pu dire peut-être que nous cherchions là à
vous attraper par la vanité et peut-être même que cela pourrait marcher.
****
Ce vendredi 8 décembre, la nation a rendu hommage à
l'académicien disparu à l'âge de 92 ans. Après la célébration en son honneur à
la cathédrale Saint-Louis des Invalides, le président de la République a
présidé la cérémonie au cours de laquelle il a livré un discours brillant.
C'est dans la cour d'honneur des Invalides
qu'Emmanuel Macron s'est adressé une dernière fois à Jean d'Ormesson.
Dans un discours intense et poignant, le président a salué l'intelligence, le
talent et la légèreté de l'écrivain qui le définissait si bien. Au terme de son
discours, il est allé déposer sur le cercueil de l'académicien un crayon à
papier, « un simple crayon, le crayon des enchantements », comme le souhaitait
Jean d'Ormesson. Retrouvez ici l'intégralité de son discours.
« Messieurs les présidents, Monsieur le Premier
ministre, Mesdames et Messieurs les ministres, Mesdames et Messieurs les
parlementaires, Mesdames et Messieurs les académiciens, Mesdames et Messieurs
les membres du corps préfectoral, Mesdames et Messieurs les membres du corps
diplomatique, chère Françoise d'Ormesspn, chère Héloïse d'Ormesson, chers
membres de la famille, chère Marie-Sarah, Mesdames et Messieurs.
« Si claire est l'eau de ces bassins, qu'il faut se
pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur ». Ces mots sont
ceux qu'André Gide écrit dans son Journal à propos de la Bruyère.
Ils conviennent particulièrement à Jean d'Ormesson.
Car plus qu'aucun autre il aima la clarté. Celle des
eaux de la Méditerranée, dont il raffolait, celle du ciel d'Italie, celle des
maisons blanches de Simi, cette île secrète des écrivains. Celle des pentes
enneigées et éclatantes où il aimait à skier, comme celles des criques de la
côte turque, inondées de soleil.
Ne fut-il pas lui-même un être de clarté ?
Il n'était pas un lieu, pas une discussion, pas une
circonstance, que sa présence n'illuminât. Il semblait fait pour donner aux
mélancoliques le goût de vivre et aux pessimistes celui de l'avenir.
Il était trop conscient des ruses de l'Histoire pour
se navrer des temps présents, et sa conversation, elle-même, était si
étincelante qu'elle nous consolait de tout ce que la vie, parfois, peut avoir
d'amer.
Jean d'Ormesson fut ainsi cet homme entouré d'amis,
de camarades, offrant son amitié et son admiration avec enthousiasme, sans
mesquinerie. Ce fut un égoïste passionné par les autres. Sans doute son
bréviaire secret, était-il Les Copains de Jules Romains, auquel il avait
succédé à l'Académie française. Berl, Caillois, Hersch, Mohrt, Déon, Marceau,
Rheims, Sureau, Rouart, Deniau, Fumaroli, Nourissier, Orsenna, Lambron ou Baer…
je ne peux les citer tous, mais cette cohorte d'amis, ce furent des vacances,
des poèmes récités, de la liberté partagée.
Pour ceux qu'il accompagna jusqu'au terme ultime, sa
présence et sa parole furent des baumes incomparables. Comme son cher
Chateaubriand le disait de Rancé, « on croyait ne pouvoir bien mourir qu'entre
ses mains, comme d'autres y avaient voulu vivre ».
Cette grâce lumineuse, contagieuse, a conquis ses
lecteurs qui voyaient en lui un antidote à la grisaille des jours. Paul Morand
disait de lui qu'il était un « gracieux dévorant », rendant la vie intéressante
à qui le croisait. C'est cette clarté qui d'abord nous manquera, et qui déjà nous
manque en ce jour froid de décembre.
Jean d'Ormesson fut ce long été, auquel, pendant des
décennies, nous sommes chauffés avec gourmandise et gratitude. Cet été fut trop
court, et déjà quelque chose en nous est assombri.
Mais celui que l'on voyait caracoler, doué comme il
l'était pour l'existence et le plaisir, n'était pas le ludion auquel quelques
esprits chagrins tentèrent, d'ailleurs en vain, de le réduire.
La France est ce pays complexe où la gaieté, la quête
du bonheur, l'allégresse, qui furent un temps les atours de notre génie
national, furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d'indignité. On y vit
le signe d'une absence condamnable de sérieux ou d'une légèreté forcément
coupable. Jean d'Ormesson était de ceux qui nous rappelaient que la légèreté
n'est pas le contraire de la profondeur, mais de la lourdeur.
Comme le disait Nietzsche de ces Grecs anciens, parmi
lesquels Jean d'Ormesson eût rêvé de vivre, il était « superficiel par profondeur
».
Lorsqu'on a reçu en partage les facilités de la
lignée, du talent, du charme, on ne devient normalement pas écrivain, on ne se
veut pas à toute force écrivain, sans quelques failles, sans quelques
intranquillités secrètes et fécondes.
« J’écris parce que quelque chose ne va pas »
disait-il, et lorsqu'on lui demandait quoi, il répondait : « Je ne sais pas ».
Ou, plus évasivement encore : « Je ne m'en souviens plus. » Telle était son
élégance dans l'inquiétude.
Et c'est là que l'eau claire du bassin soudain se
trouble. C'est là que l'exquise transparence laisse paraître des ombres au fond
du bleu cobalt. Un jour vint où Jean-qui-rit admit la présence tenaillante,
irréfragable, d'un manque, d'une fêlure, et c'est alors qu'il devint écrivain.
Ses yeux aujourd'hui se sont fermés, le rire s'est
tu, et nous voici, cher Jean, face à vous. C'est-à-dire face à vos livres. Tous
ceux que vous aviez égarés par vos diversions, que vous aviez accablés de votre
modestie, tous ceux à qui vous aviez assuré que vous ne dureriez pas plus qu'un
déjeuner de soleil, sont face à cette évidence, dont beaucoup déjà avaient
conscience, se repassant le mot comme un secret.
Cette évidence, c'est votre œuvre. Je ne dis pas :
vos livres, je ne dis pas : vos romans. Je dis : votre œuvre. Car ce que vous
avez construit avec la nonchalance de qui semble ne pas y tenir, se tient
devant nous, avec la force d'un édifice où tout est voulu et pensé, où l'on
reconnaît à chaque page ce que les historiens de l'art appellent une palette,
c'est-à-dire cette riche variété de couleurs que seule la singularité d'un
regard unit.
La clarté était trompeuse, elle était un miroir où
l'on se leurre, et le temps est venu pour vous de faire mentir votre cher
Toulet. « Que mon linceul au moins me serve de mystère », écrivait-il. Votre
linceul, lui, désormais vous révèle.
Nous devrons, pour vous entendre, à présent tendre
l'oreille, et derrière les accords majeurs nous entendrons, comme chez Mozart,
la nuance si profonde des accords mineurs.
Ce que votre politesse et votre pudeur tentaient de
nous cacher, vous l'aviez mis dans vos livres. Et ce sont les demi-teintes, le
« sfumato » subtil, qui vont à présent colorer la surface claire. Ce sont ces
mille couleurs qui flottent comme sur de la « moire » précisément, dont Cocteau
parlait en essayant de qualifier les blancs de Cézanne. Nous ne vous
découvrirons ni triste, ni sombre, mais derrière votre ardeur nous saurons voir
une fièvre, derrière vos plaisirs une insatisfaction, et derrière votre bonheur
quelque chose d'éperdu, de haletant, qui nous touche en plein cœur.
Nous entrerons dans le secret de cette âme qui s'est
si longtemps prétendue incrédule pour comprendre qu'elle ne cessa d'embrasser
le monde avec une ferveur mystique, débusquant partout, au cœur de son ordre
improbable et évident, ce Dieu, au fond si mal caché, dont vous espériez et
redoutiez la présence et qui, peut-être, dans quelque empyrée, vous fit enfin :
« La fête continue. »
Vous ne nous aviez pas si bien trompés, il est vrai.
Nous savons que votre conversation la plus personnelle était réservée à ces
écrivains que fascinèrent les mystères du monde, et d'abord l'insondable mystère
du temps. Cheminer avec Saint-Augustin, Chateaubriand, Proust, c'est n'être
point dupe des arcanes de la vie. S'entretenir par-delà la mort avec Caillois,
Berl, ou votre père, c'est frayer dans des contrées parfois austères où vous
alliez nourrir la force de vos livres. C'est dans ces confrontations intimes
que vous alliez puiser cette énergie incomparable. Contrairement à
Chateaubriand, encore lui, qui se désespérait de durer, vous avez cru qu'en
plongeant au cœur des abîmes de la vie vous trouveriez la matière revigorante
et universelle de livres où chacun reconnaîtrait sa condition, où chacun se
consolerait de ses contradictions.
Et pour cela vous avez inventé, presque sans la
chercher, cette forme nouvelle tenant de l'essai, de l'entretien, de la confession
et du récit, une conversation tantôt profonde, tantôt légère, un art libertin
et métaphysique. C'est ainsi que vous avez noué avec les Français, et avec vos
lecteurs dans tant de pays, une relation particulière, une proximité en
humanité qui n'était qu'à vous.
Le courage de l'absolu dans la politesse d'un
sourire.
C'est cela votre œuvre, elle vous lie à Montaigne, à
Diderot, à La Fontaine et Chateaubriand, à Pascal et Proust, elle vous lie à la
France, à ce que la France a de plus beau et de plus durable : sa littérature.
C'est le moment de dire, comme Mireille à
l'enterrement de Verlaine : « Regarde, tous tes amis sont là. » Oui, nous
sommes là, divers par l'âge, par la condition, par le métier, par les opinions
politiques, et pourtant profondément unis par ce qui est l'essence même de la France
: l'amour de la littérature et l'amitié pour les écrivains. Et ce grand
mouvement qu'a provoqué votre mort, cette masse d'émotion, derrière nous,
derrière ces murs, autour de nous et dans le pays tout entier, n'a pas d'autres
causes. À travers vous la France rend hommage à ce que Rinaldi appelait « la
seule chose sérieuse en France, si l'on raisonne à l'échelle des siècles ».
Évoquant, dans un livre d'entretien, votre
enterrement, vous aviez écrit : « À l'enterrement de Malraux, on avait mis un
chat près du cercueil, à celui de Defferre c'était un chapeau, moi je voudrais
un crayon, un crayon à papier, les mêmes que dans notre enfance. Ni épée, ni
Légion d'honneur, un simple crayon à papier. »
Non, cette cérémonie, Monsieur, nous permet de
manifester notre reconnaissance et donc nous rassure un peu. Du moins puis-je,
au nom de tous, vous rester fidèle en déposant sur votre cercueil ce que vous
allez et ce que vous aviez voulu y voir, un crayon, un simple crayon, le crayon
des enchantements, qu'il soit aujourd'hui celui de notre immense gratitude et
celui du souvenir.
Je vous remercie.
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