Les responsables politiques nord africains après l'indépendance de leurs pays respectifs, ont eu
une relation mitigée avec la France :
- Bourguiba a voulu rattacher la Tunisie à l'Occident du fait de
sa position géographique et de son histoire commune avec l'Europe, et plus
particulièrement avec la France. Il a eu l'intelligence de ne pas confondre la
France et sa culture avec la politique colonialiste de ses responsables
politiques. Amoureux de la culture française, il a décidé de l'inculquer
aux tunisiens faisant d'eux des bi-lingues si ce n'est des bi-culturels, y
voyant un avantage et un enrichissement pour le tunisien moderne qu'il voulait
façonner. Il a veillé à ce que les tunisiens ne conçoivent pas
de complexe vis à vis de l'Occident et encore moins vis à vis de la France.
Ainsi l'enseignement a été bilingue et obligatoire dans les écoles publiques.
La politique d'ouverture de Bourguiba sera cependant combattue
par les pan arabistes et les pan islamistes, toujours attachés à leur lubie de "monde arabe" pour les premiers et de "califat" pour les second, nostalgiques des califes.
Le premier à avoir ouvert la brèche dans le nationalisme de Bourguiba, était
Mohamed Mzali.
- Il faut attendre l’avènement d'Hassan II en 1961
pour voir le Maroc renouer avec la France et sa culture ... sauf que l'enseignement
du français sera réservé aux écoles privées, donc à une élite restreinte.
- Quant à l'Algérie, le FLN au pouvoir a cherché à restaurer
l'identité arabo-musulmane mise à mal du fait du colonialisme français, en se rapprochant de leurs frères "arabes"
pour arabiser les algériens plutôt de culture berbère ! Gamel Abdel Naceur
leader du pan arabisme, leur fournira les enseignants pour apprendre l'arabe
aux petits algériens, dont certains s'avèrent être des Frères musulmans qui
introduiront le wahhabisme dans une société ancestralement malékite. C'est
ainsi que l'Algérie va basculer dans l'islamisme et ses horreurs des
années 90.
Si Bourguiba a encouragé les échanges entre la Tunisie et la
France et que celle-ci a accordé bourses et visas pour les ressortissants
tunisiens, dés les années 80 sa politique migratoire sera revue à la baisse et les
bourses d'étude et les visas seront délivrés au compte goutte. Ce qui incitera
les jeunes désireux d'étudier et de travailler à l'étranger de se diriger vers
les pétromonarchies du Golfe demandeuses de main d'œuvre qualifiée ... où ils
s'imprégneront de la culture wahhabite dont beaucoup contribueront à sa
diffusion en Tunisie, préparant ainsi le terrain pour les Frères musulmans
d'Ennahdha qui ne font pas de mystère de leur rejet de l'Occident et de
l'occidentalisation des "arabes", comme pour marquer leur rejet du
colonialisme et de tout ce qui lui est rattaché : le savoir et la culture ! Ce
que regrette Kateb Yacine pour qui la langue et la culture française
constituent un butin de guerre comme le fut en son temps la langue arabe
introduite en Afrique du Nord lors de sa colonisation par les Beni Hilal, venus d'Arabie !
Avec l'émergence des pétromonarchies et plus particulièrement du
Qatar indépendant seulement depuis 1971; et grâce à la manne que leur procurent les hydrocarbures, les pétromonarques, dont les frères ennemis que sont les Ibn Saoud et les Ben Khalifa Al Thani du Qatar, pensent pouvoir dominer le monde dit "arabo
musulman", en y diffusant le wahhabisme, en finançant
les mosquées, les centre culturels, en fournissant les imams pour les animer,
en développant les chaînes TV satellitaires ignorant les frontières,
en multipliant les émissions "religieuses" pour endoctriner les
peuples "arabes" ... ce qui va les pousser insidieusement mais sûrement
au rejet de l'Occident pour adopter le mode sociétal wahhabi .... et ce qui s'y apparente : à savoir le model conservateur américain, son capitalisme sauvage et son puritanisme !
Si les responsables politiques "arabes" ont contribué au désamour d'avec la France, il faut dire que les responsables politiques français ont leur part de responsabilité dans ce désamour par la restriction des visas d'entrée en France !
Si les responsables politiques "arabes" ont contribué au désamour d'avec la France, il faut dire que les responsables politiques français ont leur part de responsabilité dans ce désamour par la restriction des visas d'entrée en France !
R.B
L'américanisation et la salafisation du Maghreb
La Tunisie, l'Algérie et le Maroc sont aujourd'hui en
pleine mutation. Ces deux dernières décennies, la culture maghrébine a été très
largement influencée par le Moyen-Orient, mais aussi par les Etats-Unis.
Pierre
Vermeren est professeur d'histoire du Maghreb contemporain. Il explique.
Pour qui a connu le Maghreb des
années 1980, et a fortiori des décennies antérieures, de rapides mutations
culturelles s'y sont déroulées depuis lors. La défrancisation et la
déberbérisation, plus culturelles que linguistiques, s'accélèrent, au prix d'un
double mouvement d'américanisation et de moyen-orientalisation. Même si,
de Tunis à Casablanca, le français
n'a jamais été autant parlé dans les grandes villes et par les dominants, le
Maghreb a perdu en vingt-cinq ans ses librairies, ses bistrots et ses cinémas,
tandis que fleurissent mosquées à l'orientale, grandes chaînes de junk-food sans
alcool, et malls commerciaux débordant des sous-produits de la
mondialisation. Les hommes ont quitté à la fois le costume-cravate-casquette et
le burnous/djellaba-turban, au profit du survêtement ou de la chemisette,
tandis que les femmes ont laissé le tailleur-tête nue pour la djellaba et le
voile, fussent-ils agrémentés de bottes et de breloques.
Un air de France jusqu'aux années 1990
Plus que toute région au monde,
le Maghreb avait adopté l'habitus des Français. Dès l'époque coloniale, il
s'était saisi des terrasses de cafés, des lieux culturels publics et des
places, des pâtisseries et salons de thé. Il avait en partie adopté le mode de
vie du nord de la Méditerranée: croissant, café, vin rouge et cigarettes
compris. Quand les Français sont chassés de la région au début des années
soixante, les Maghrébins des villes adoptent en une génération les mœurs et la
langue de l'ancien colonisateur, le "butin de guerre" cher à Kateb Yacine.
La francisation du Maghreb date
des années 1960-1970, quand les réformes nationales et la coopération éducative
ont francisé toute une génération. Les femmes des villes ont troqué la djellaba
pour une tenue à l'européenne, robe, jupe ou tailleur, ainsi qu'en témoignent
films et photos des années soixante-dix. Le dévoilement rapide des femmes a
accompagné leur sortie dans l'espace public, d'un coup devenu mixte.
Si les cafés sont restés
masculins, en revanche, restaurants, salons de thé, clubs, plages et cinémas
sont devenus des espaces de mixité. De cette époque date aussi la
multiplication des lieux culturels sécularisés (librairies, lycées,
universités, bibliothèques...) promouvant une culture intellectuelle exigeante,
parfaitement connectée aux courants mondiaux (films français, égyptiens et
américains, y compris d'auteur, chanson française, égyptienne et britannique,
littérature française, classique et contemporaine, productions culturelles multilingues
du Maghreb, marxisme universitaire, dialogue inter-religieux, productions
d'Europe de l'Est...).
Tout circulait et instruisait
une élite intellectuelle avide, grandissante et mixte. En un sens, le projet
colonial de "civilisation" des Pères de la IIIe République, et celui
de leurs contempteurs nationalistes maghrébins du XXe siècle, qui accusaient le
colonialisme d'avoir privé les peuples du Maghreb de citoyenneté, de culture et
de sciences, avaient abouti ! Cette belle histoire a perduré jusqu'aux années
1990. Ce Maghreb avait encore un petit air de la France des années cinquante,
quand les grandes villes de la région comptaient parmi les plus modernes de la
Méditerranée.
Wahhabisation et moyen-orientalisation
La "réislamisation"
culturelle brutale des années quatre-vingts, au sens de la wahhabisation et de
la moyen-orientalisation, puis la guerre civile algérienne des
années 1990, imposée par les islamistes du FIS, ont brisé cet héritage. Même au
Maroc et en Tunisie, à l'abri des violences politiques et du terrorisme
aveugle, et au contact d'un tourisme croissant, la reconquête islamiste saute
aux yeux. Tandis que le Maghreb se couvrait de paraboles au cours des années
1990, puis de la téléphonie mobile et de l'Internet au cours des années 2000,
espaces de mixité et lieux culturels ont fondu comme peau de chagrin. La
mondialisation a ici séparé les classes sociales, les sexes et les
générations.
80 à 90% des salles de cinéma,
des librairies et des bibliothèques, des bars et restaurants à alcool ont
fermé, comme si ces acquis hérités de la France étaient liés. Des plages ont
été privatisées, certaines sont devenues non-mixtes; les mosquées financées par
l'Etat ou les pétrodollars wahhabites se sont multipliées, même dans les
moindres villages où elles étaient inconnues (les Berbères priaient dans la
nature ou chez eux); les femmes se sont envoilées, y compris dans les facultés
des lettres où circulent quelques ombres en gants noirs et niqabs, à rebours de
la culture libérale des Arabos-Berbères du Maghreb.
L'alcool du marché noir est
désormais consommé au domicile, à moins de couler dans les hôtels pour
touristes ou prostituées ou les tripots enfumés des capitales. Au fur et à
mesure que les femmes quittent l'espace public -à 19h à Alger, et presque
partout, le soir, hors mois de Ramadan, sauf à Tunis, Rabat ou Casablanca - la
sexualité se consomme davantage à domicile, ou sur l'Internet. L'Amérique
"puritaine" offre en effet au monde des millions de vidéos de blondes
porno-starisées, très prisées au Maghreb comme ailleurs selon les opérateurs,
non sans graves conséquences sur la vision projetée des Européennes dans le
monde...
Vision américaine et islamic way-of-life des
Frères musulmans
L'autre enseignement du grand
virage, c'est que la vision américaine du monde est bien plus compatible avec
l'islamic way-of-life des Frères musulmans que
la culture exigeante naguère proposée par la France. La "modernité" à
la française, qu'il s'agisse de sécularisation, de laïcisation, d'égalité entre
les sexes, d'accès à la citoyenneté, à la culture savante et aux droits
politiques, est repoussée tant par des régimes conservateurs que par les
islamistes, quand le modernisme est plébiscité.
A la culture du livre, qui
permet à chacun de se frotter aux grands esprits du monde, on préfère le
"modernisme" technologique, et l'organisation de l'ignorance, ainsi
qu'en attestent les politiques d'éducation. L'enseignement idéologique de disciplines
islamiquement et nationalement compatibles est préféré à la spéculation
intellectuelle, et le "par cœur" a remplacé la dissertation.
Le management est
préféré à la philosophie, et les écoles techniques spécialisées aux universités
générales démunies. Au dialogue culturel et à l'échange spirituel, on préfère
le conformisme ritualisé, le communautarisme simpliste et le rite mondialisé.
Au cinéma d'auteur et à la littérature qui bousculent, on préfère les réseaux
sociaux, les feuilletons et films indiens ou américains mainstream.
Aux risques du dévoilement des
femmes et de la mixité, qui parient sur l'éducation morale, la retenue et
l'intelligence, d'aucuns préfèrent les barrières entre les sexes... comme le
"politiquement correct" plébiscite l'ordre moral au détriment de la
liberté des contacts.
Face au bonheur de la
séduction, qu'ont tant aimée les étudiants du Maghreb sur les campus français,
les tenants de l'ordre moral optent pour l'enfermement. A la liberté des mœurs
alimentaires et relationnelles, les mêmes adoptent la prohibition et les
dérèglements induits, pourvu que les désordres ne s'affichent pas dans l'espace
public. Il n'est pas certain que les élites libérales du Maghreb, qui oscillent
entre ces deux tendances, aient la force d'inverser les dynamiques à l'œuvre,
surtout si celles-ci devaient davantage contaminer la France.
Pierre Vermeren est professeur d'histoire du Maghreb contemporain à
Paris I. Il a récemment publié Le choc des décolonisations, de la guerre d'Algérie aux
printemps arabes (aux éditions Odile Jacob, 2015).
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