La montée des extrémismes religieux : Échec de la Science, sensée prémunir contre l'obscurantisme ? Les islamistes recrutent très souvent parmi les ingénieurs et les scientifiques, qu'on croyait préservés par leur savoir de l'extrémisme religieux et de l'obscurantisme que véhicule le wahhabisme qui le fonde ! Pourquoi tombent-ils facilement dans le panneau des islamistes ?
R.B
" On pensait que
la science nous avait débarrassé de la croyance. Elle nous revient armée et
assassine "
Jean-Yves
Nau : Vos deux derniers ouvrages, Croyance et La Paix donnent l’impression
que vous avez désormais adopté la position du sage. D’où nous
écrivez-vous aujourd’hui ? Est-ce bien cela ?
Jean-Claude Carrière : Surtout pas !
(rires). Non, je fais ici appel à ma formation d'historien. J'ai fait Normale
sup et suis devenu historien. Là, je suis en terrain sûr. À dire vrai,
je pense continuellement à l'histoire. Je réfléchis à la manière dont tel
ou tel événement peut s'y inscrire. J’analyse : comment recevons-nous cet
événement de notre présent ? Comment le racontons-nous et comment sera-t-il
demain raconté ?
Et puis je suis un
homme de spectacle et la dramaturgie me passionne. C'est ce que j'aborde dans La Paix, cette paix durant laquelle il ne se passe
rien, que pouvons-nous en dire aujourd’hui ? Dans les œuvres littéraires,
romanesques, théâtrales, il y a toujours un conflit, toujours une querelle,
toujours une hostilité voire une guerre. Dans la tragédie, bien sûr, mais
aussi la comédie. Avec, bien évidemment, au départ, l'épopée. Mais si tout cela
est mis de côté, alors que peut-on encore raconter ?
Toutes les grandes
épopées, à commencer par l’Iliade et le Mahabharata, tournent autour d'un
très grand conflit meurtrier. Tout se passe comme si, dès l'origine, nous
avions besoin de ce conflit. Peter Brook est même allé jusqu'à poser la
question de savoir si le Mahabharata n'était
pas une seule et longue question : qu’est-ce qu'un conflit, qu'est-ce qu'une
guerre ? Y a-t-il au fond dans la nature humaine une part innée de violence ?
Je me garde bien de répondre à cette vieille question qui me dépasse.
Jean-Yves Nau : La
clef est peut-être dans les progrès de la génétique ?
Jean-Claude Carrière : Pour l’heure,
personne, à mon sens, n'y a jamais répondu, ni la génétique ni les généticiens.
J'ai consulté des spécialistes, ils affirment que dans la préhistoire humaine,
les lésions les plus anciennes retrouvées sur les plus vieux os des plus vieux
squelettes sont les conséquences d'accidents, pas d'agressions. Est-ce dire que
nous sommes nés en paix ? Est-ce le nombre qui nous a rendus violents ? Est-ce Jean-Jacques Rousseau qui
aurait finalement raison quand il voit dans
l’instauration de la propriété la source de tous nos maux ?
Jean-Yves
Nau : À vous lire, on prend conscience que les espaces de paix sont des
exceptions dans l'histoire.
Jean-Claude Carrière : Oui. La paix la
plus longue fut en définitive la Pax Romana. Je parle
beaucoup de cette période que je connais assez bien. Au IIe siècle
après J.-C., à l'apogée de la puissance romaine, il y eut le règne d'Antonin
le Pieux, dont personne ne parle jamais. Il y eut alors, pendant un
quart de siècle, une paix absolument totale, impériale, sans la moindre révolte
– et ce, depuis l'Écosse jusqu'à la Jordanie.
Vous me direz que nous
vivons en paix, en Europe, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est à
voir. Et qu'appelle-t-on la paix ? Nous avons nommé pacification la Guerre d'Algérie. La guerre
d'Indochine ne fut pas vraiment perçue comme une de nos guerres et il en fut de
même pour la dislocation de la Yougoslavie.
Notre gouvernement
nous dit que nous sommes en guerre, mais dans les faits nous sommes en paix.
Nous sommes des soldats sans armes. La « paix » est un mot rayonnant
autant que mystérieux. En avançant dans la rédaction de mes ouvrages, j'ai pris
conscience que même après la mort nous ne sommes pas en paix : «Requiescat in pace» (Qu'il/elle repose en paix).
Pas de repos éternel assuré… toujours le risque des diables fourchus. C’est
comme si aucun territoire ne pouvait échapper aux violences et aux conflits. Et
quand nous allons dans les autres mondes, c'est pour la Guerre des étoiles, jamais pour la paix.
Jean-Yves Nau
: On assiste toutefois en Occident au développement de forts
courants, thérapeutiques ou pas, visant à l’apaisement individuel, via la
méditation, la respiration, les retraites…
Jean-Claude Carrière : De fait, il y
a peut-être là une vraie différence entre Orient et Occident. Jésus n'a
jamais dit qu'il venait apporter la paix, il a dit très exactement le contraire
: «Je ne suis pas venu là apporter la paix mais l'épée… Je
suis venu apporter le feu sur la Terre.» Toutes les religions
occidentales, y compris l'islam, ont toujours apporté le feu et le sang. Le
bouddhisme qui n'est évidemment pas une religion – il n'y a pas de Dieu créateur
dans le bouddhisme – dit que sans la paix intérieure, il est inutile d'en
chercher une autre à l'extérieur. Ceci m’a beaucoup frappé. Ce n'est pas le cas
de l'hindouisme qui génère pléthore de conflits. L'un des problèmes actuels est
celui des conversions. L’actuel Premier ministre indien est un hindouiste
intégriste et intransigeant. Faut-il, pour survivre, que les Indiens chrétiens
et musulmans se convertissent pour pouvoir survivre ? Voilà une vraie question
d'aujourd'hui et non des ténèbres du passé.
Jean-Yves Nau
: Quelle articulation faites-vous entre les croyances et la paix ?
Jean-Claude Carrière : En ma qualité
d'athée non polémiste, je me suis toujours intéressé à l'histoire des
religions. D’ailleurs, seuls les athées peuvent parler des religions de manière
calme, paisible et neutre. Résumons : les religions ne nous disent évidemment
rien sur les Dieux qui n'existent pas. Mais elles nous disent beaucoup sur
nous-mêmes, sur ce que nous avons cherché à mettre dans d'autres personnages
que ceux que nous sommes, sur d'autres entités, sur d'autres dimensions, dans
d'autres féeries.
Figurez-vous qu’avec La Voie Lactée de Luis
Buñuel, je suis devenu un spécialiste des hérésies de la religion
chrétienne. J'ai même été jusqu’à donner des conférences dans de grands
séminaires. J’ai classé ces hérésies en fonction des six grands mystères de la
religion chrétienne. Et tout cela à été publié dans la revue Études. C’est dire si je ne peux pas être suspecté
de côtoyer le Malin. La Controverse de Valladolid tourne
aussi autour de ces questions.
Aussi ai-je été très
frappé par l'annonce de la création d’un califat islamique. J’y ai aussitôt vu
un phénomène que nous n'avions pas vu depuis trois siècles.
Jean-Yves Nau
: Quel phénomène ?
Jean-Claude Carrière : Mais tout
simplement la religion prise comme un flambeau de guerre. Nous n'avions pas vu
ça depuis les Camisards. Tout à coup un groupe humain décide, au nom
de la religion, qu'on va tuer les incroyants, les infidèles. Ni Napoléon, cette
fausse gloire par excellence, ni Hitler ni (à plus forte raison) Staline n'ont
eu besoin d'invoquer la religion comme drapeau.
Et là, avec le califat, des gens veulent et viennent nous tuer non pas
pour ce que nous faisons, mais pour ce que nous sommes. C'est ainsi que j'en
suis venu à me pencher sur la notion de croyance en sachant bien que la suite
concernerait la guerre et la paix. Mes deux livres se répondent, n'en font
qu'un.
Quand on lance une
aventure guerrière pour conquérir le bien des autres, pour conquérir leur
terre, leurs butins, (voire leur femme comme avec les Sabines), cela peut à la rigueur se comprendre.
Cela pourrait vous arriver à vous comme à moi. Mais se battre pour l'imaginaire
d'un autre, se tuer et s’entre-tuer pour une croyance… Voilà qui est pour moi le
phénomène le plus mystérieux du comportement humain.
Résumons : parce que je
sais que j'ai inventé tel ou tel dieu, j'en arrive à croire à sa réalité. Vous
voyez cette torsion de l’esprit : je crois à cette irréalité que je sais avoir inventée. Je finis par y croire.
Que des milliers
d'individus soient allés marcher sur Rome pour se faire manger par les fauves
dans la certitude d'aller au paradis chrétien. Quel étonnement... Les bras m'en
tombent.
Jean-Yves Nau
: Y-a-t-il eu des exceptions, des espaces de temps où les croyances ne
nourrissaient pas de violence ?
Jean-Claude Carrière : Très peu. Au IIe siècle après Jésus-Christ, tout est
pacifique, tous les Dieux sont admis dans l'Empire romain. On trouve même, à
Rome, un temple élevé aux dieux inconnus… S’ils passent par-là, ils ont un
temple, sont les bienvenus. Tout alors va très bien, on peut adorer les dieux
égyptiens, les dieux grecs et romains, et le chrétien.
Deux siècles plus
tard, Théodose Ier décide que la religion de
l'Empire romain sera le christianisme et uniquement le christianisme. Tous les
peuples, de l'Écosse à la Jordanie devront croire à l'acte de foi chrétien.
Sinon, c'est la mort. Or, c'est très précisément à partir de ce moment-là que
commence la décadence de l'Empire romain.
Ceci est tout particulièrement
intéressant pour nous aujourd'hui, c'est quand on tente d'unifier à tout prix
que l'on déchire.
Nous avions rêvé avec Buñuel Bunuel de faire un film. Nous
aurions été en Égypte, vers le Soudan. Là, une famille s'occupe d'un temple
vieux de 4.000 ans. Soudain quelqu’un arrive et dit :
« C’est
fini, vous devez renoncer, un nouveau dieu est arrivé, le vrai Dieu.
- Qui
est-ce ?
- C'est
un Juif.
- Un
juif ? Qu’est-ce ? »
L'un d'entre eux va
alors jusqu'à Alexandrie pour se renseigner sur ce vrai Dieu. Nous avions à
nouveau prévu une scène très intéressante de discussion sur le thème
Controverse de Valladolid. Puis l'homme rentrait chez lui et déclarait : « C’est un ordre impérial, nous devons nous y soumettre.» La
famille creusait alors le désert, couchaient dans le sable les différentes
statues, rendaient un dernier hommage, célébraient un dernier culte,
recouvraient le tout de sable… Dans l’attente des siècles et des archéologues. Voilà
encore un film que nous n'avons jamais fait, il aurait coûté beaucoup trop
cher.
Jean-Yves Nau
: Vous avez beaucoup de projets de films de ce type restés dans les
cartons ?
Jean-Claude Carrière : Quelques-uns. Je
me souviens d'astronautes aventureux qui se perdaient dans l'espace. Leur
vaisseau spatial égaré va se poser sur une planète inconnue, quelque part très
loin dans l’univers. Ils ouvrent et à leur grande surprise, l'air est
respirable, un peu comme sur la Terre. Le paysage est désertique, presque sec.
Soudain ils entendent des cris, ils avancent, montent sur une colline, regardent,
voient alors une ville, une foule, un chemin qui monte et, en tête de cette
foule, un homme qui porte une croix. Alors les astronautes crient : « Non… Surtout pas ça. De grâce. Vous êtes fous. Vous ne savez pas
ce que vous faites. »
Jean-Yves Nau : À
lire Croyance et La Paix, on a la perception
d’un double mouvement de balancier : la régression des croyances correspondant
à la progression de la quête scientifique, de la raison, des Lumières. Que
s’est-il passé pour que ce mouvement commence à s’inverser ?
Jean-Claude Carrière : Plus
précisément, nous avons un moment cru que la quête de la connaissance nous
débarrasserait de telle ou telle croyance, cette « certitude sans preuve ». Voire même nous
débarrasserait de toutes. Or, nous prenons soudain conscience que ce n’est
nullement le cas : elles sont toujours là, toujours avec nous. Et ce qui est
vraiment nouveau, pour nous, c’est que cette croyance revient armée – armée et
assassine.
Trois siècles d’absence et, soudain, le retour : une guerre qui
prend la religion comme étendard. Les progrès de la science ne nous ont pas
protégé contre le retour de la guerre des croyances.
Jean-Yves Nau
: Où est la faille de la cuirasse ? En quoi la quête de la
connaissance n’a-t-elle pas permis de prévenir ce retour ?
Jean-Claude Carrière : Je dis,
précisément, que personne ne peut nous le dire, nous l’expliquer. C’est la
grande question. Est-ce temporaire ? Est-ce que cela va durer ? Pour l’heure,
nous en sommes réduit à observer les réactions, violentes et militaires, qui
consiste à exterminer ces croyants-là par d’autres croyants – c’est ce qui se
passe par exemple actuellement à Mossoul.
Jean-Yves Nau
: Les combats de Mossoul ne sont donc pas ceux de la raison contre la
religion ?
Jean-Claude Carrière : Non. Ce serait
plutôt le contraire. On peut le dire autrement. Nous rêvons encore à Condorcet
et à l’hypothèse selon laquelle les progrès des connaissances scientifiques
entraîneraient automatiquement un progrès de l’esprit humain. Eh bien, c’est
faux. Ou en tout cas pas partout dans le monde. Ce que nous appelions autrefois
les superstitions n’a pas disparu. Bien au contraire. Elles reviennent et elles
sont redoutables.
Les croyances, qui
sont par définition irréelles, veulent soudains s’imposer par des moyens
concrets : les armes. Personne ne peut l’expliquer. On connaît les explications
et les théories traditionnelles : le désir de surnaturel, l’absence du
merveilleux, la persistance de l’enfance. Non, rien ne fonctionne aujourd’hui.
Comme d’autres j’arrive à une impasse, à un trou noir, quelque chose qu’on
n’explique pas.
Jean-Yves Nau
: Ce n’est pas, du point de vue de la connaissance, particulièrement
rassurant ?
Jean-Claude Carrière : Je ne vous le
fais pas dire. Il faut pour autant ne pas oublier le passé. La Révolution
française, par exemple, a eu un impact considérable sur nos institutions, sur
nos lois, sur nos manières de vivre. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais pas
pour tout le monde. Et après ce que nous observons dans le monde musulman, nous
voyons que le monde chrétien commence lui-aussi à se radicaliser. C’est là un
échange de mauvais procédés.
Jean-Yves Nau
: Est-ce dire que vous faites une croix sur notre universalisme ?
Jean-Claude Carrière : Je n’y ai jamais
vraiment cru, pour tout dire, à cet universalisme. Je suis plutôt partisan de
la diversité. J’insiste : la paix de l’Empire romain n’a duré que parce que les
empereurs acceptaient tous les cultes.
Jean-Yves Nau
: Et que penser de Freud quand il assurait à Jung que l’Occident était
menacé par l’occultisme ?
Jean-Claude Carrière : Freud, ici, est
allé trop loin. L’occultisme n’a certes pas disparu mais il n’a jamais pesé sur
la marche du monde. L’appel à des forces occultes, la sorcellerie etc. sont des
phénomènes anecdotiques. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des phénomènes
d’une toute autre ampleur…
Jean-Yves Nau
: Pour finir, votre travail vous conduira-t-il à formuler des conseils aux
responsables politiques qui semblent perdre prise sur le réel ?
Jean-Claude Carrière : Je ne suis en
rien compétent. Je me bornerai à souligner le vrai problème, selon moi, de la
politique. Nous l’avions observé quand, avec Wajda,
nous écrivions notre Danton. Avec la Révolution
française, des hommes, pour la première fois, étaient élus, étaient légitimes
pour faire des lois universelles. Ce fut la seule fois dans l’histoire du
monde. Déjà, à cet instant-là, des personnes comme Danton, Desmoulins,
Robespierre et tant d’autres se sentaient investis d’un pouvoir parfaitement
légitime. Des lits de camp avaient été installés dans les couloirs de la
Convention sur lesquels ils ne dormaient que quelques heures de temps en temps
tellement ils étaient persuadés d’être dans l’urgence et la bonne direction.
Or, déjà à ce moment-là, ils doutent de la légitimité de leur
pouvoir. Des lettres de Danton en témoignent. Ils sentent que quelque chose
leur échappe dans le comportement du peuple – ce peuple dont ils se réclament et
dont ils veulent le bien.
C’est sur la notion
même de pouvoir sur laquelle il nous faudrait, aujourd’hui réfléchir. Qu’est-ce
qu’un pouvoir politique ? On dit par exemple que le quinquennat de François
Hollande est un désastre. Du strict point de vue économique ce n’est pas vrai.
Si c’était un film on parlerait de miscast… des gaffes
en série, des erreurs, de la pluie à répétions… Et, pour l’heure les
émissions télévisées qui précèdent les élections des primaires ne sont rien
d’autre qu’un défilé chez le producteur. Voilà pour le
spectacle.
Reste la question aujourd’hui centrale : où est passé le
pouvoir politique ?
* Historien, traducteur,
écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène… Il résume ses innombrables
facettes sous l’appellation de « conteur ». Il vient de publier deux ouvrages
majeurs inspirés par le « califat » de l’État islamique. Retour sur les résonances
entre la situation contemporaine et les expériences passées, entre croyance,
guerre et paix.
Mao avait bien raison en fin de compte
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