L’écrivain
et journaliste français Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, livre son témoignage* sur le processus qui a mené à
l’émancipation de la Tunisie. Intime de Pierre Mendès France et d’Habib
Bourguiba, il a eu le privilège d’assister au développement de la rencontre
entre ces deux hommes, dont l’entente permit à la Tunisie d’accéder, presque
pacifiquement, à l’indépendance.
J’ai commencé à fréquenter
Habib Bourguiba au début des années 1950, quand il venait encore à Paris –
c’était avant son arrestation et son exil à La Galite. J’ai aussi eu l’occasion
de rencontrer, une seule fois, le syndicaliste Farhat Hached (assassiné en
décembre 1952 par les terroristes de la Main Rouge). Cet homme m’avait fait
forte impression. Son cœur était dénué de toute haine et il exécrait la
démagogie. C’était un combattant, mais il refusait de faire des promesses qu’il
ne pouvait tenir. Chose rare à son époque, qui le rapproche d’ailleurs de
Bourguiba. C’est une évidence, mais il est bon de la rappeler, le nationalisme
néo-destourien et le syndicalisme ont agi de concert pour la libération de la
Tunisie. Sans l’UGTT, la marche à l’indépendance tunisienne aurait été bien
différente et Bourguiba n’aurait peut-être pas pu prendre l’ascendant sur son
rival Salah Ben Youssef. J’ai aussi rencontré ce dernier, mais une seule fois,
juste avant qu’il n’aille à la conférence des non-alignés à Bandung, en avril
1955. Revenons à Bourguiba. J’étais encore un jeune journaliste lorsque je l’ai
vu pour la première fois et j’ai fait de lui un portrait ébloui. Il
s’approchait de vous, vous fixait de son regard bleu acier, il parlait avec
passion, voulait convaincre son interlocuteur.
C’était très flatteur
pour moi qui étais un jeune journaliste. J’étais naïf ! Je découvrirai par la
suite qu’il était toujours dans cette disposition avec les politiques et les
journalistes… Mais ce qui était surtout remarquable, c’était son sens
politique. Bourguiba avait son plan en tête. Il voulait séduire par la
négociation, pendant que Ben Youssef clamait la violence. Il avait une sorte de
confiance inébranlable, il maîtrisait la politique française comme le plus
affûté des journalistes parlementaires, il savait exactement qui pouvait
évoluer, qui était susceptible d’être convaincu, qui serait inflexible. Il
avait son idée, il pensait qu’en dépit de toutes les rebuffades et les brimades
qu’elle lui avait fait subir, on pouvait négocier avec la France. A l’époque,
cette intuition était révolutionnaire et presque blasphématoire. Les militants
anticolonialistes ne juraient que par la lutte armée. Et puis il y avait Mendès
France, que j’ai eu le privilège de croiser souvent, quand il a accédé à la
présidence du Conseil, en avril 1954. L’indépendance de la Tunisie et les
conditions relativement apaisées dans lesquelles celle-ci s’est déroulée sont
le produit d’un miracle, du miracle d’une rencontre entre Bourguiba et Mendès
France. Je peux dire humblement que j’ai eu le privilège extraordinaire
d’assister aux débuts de la réalisation de ce miracle.
Parlez-nous de cette relation si spéciale qui unissait Bourguiba et Mendès
France…
Ils avaient beaucoup de
choses en commun, à commencer par leur formation juridique d’avocat, leur
volonté de concevoir la pensée politique comme toujours liée à l’action et
jamais au rêve, la méthode des étapes, ce « gramscisme décolonisateur » si cher
à Bourguiba qu’il tenta, vainement, de transposer au conflit israélo-arabe lors
de son fameux discours de Jéricho, en 1965. Bourguiba et Mendès étaient tous
deux pour le Progrès, et aucun des deux n’était très religieux. Ce qui m’avait
frappé, c’est qu’ils avaient la même façon de parler l’un de l’autre, même
quand ils ne se connaissaient pas encore !
L’autre point commun, c’est
évidemment qu’ils étaient haïs par leur camp. Leur position était fragile, ils
pouvaient tomber à tout moment, victimes d’une conjuration des leurs. Ce qui
finit d’ailleurs par arriver à Mendès France. Chaque fois que l’un me parlait
de l’autre, c’était pour s’en inquiéter – « Etes-vous bien sûr qu’il réussira à
tenir ? Ce Salah Ben Youssef, il ne va pas nous le prendre ? ».
Il a pu y avoir
des mésententes sur le timing ou la façon de faire, mais l’un et l’autre se
voulaient au-dessus des contingences de la négociation et laissaient faire
leurs ministres.
Un hasard incroyable du destin a fait ces deux hommes se
rencontrer. Sans eux, la Tunisie aurait certainement fini par devenir
indépendante, mais pas si vite, pas dans ces conditions. La guerre d’Algérie
aurait pu tout compromettre, a failli tout compromettre. Car Mendès, qui se
savait attendu au tournant par la droite et par l’armée française, était obligé
de proclamer bruyamment que l’Algérie c’était la France, et de masquer ses
desseins véritables pour la Tunisie. Mais son discours de Carthage, du 31
juillet 1954, promettant l’autonomie à la Tunisie, restera comme le premier
acte de décolonisation de tout l’Empire français.
Cette indépendance tunisienne a-t-elle tenu toutes ses promesses ?
Non, bien sûr. Mais
aucune des grandes libérations, des grandes révolutions, à commencer par la
Révolution française, n’ont pu tenir leurs promesses. Bourguiba avait ses
clartés et aussi ses défauts, c’était un despote éclairé. Avant cela, c’était
un libérateur audacieux. Le libérateur de son pays, bien entendu, le libérateur
des femmes, le libérateur de la jeunesse, par l’instruction. Il ne faut pas
oublier l’autre libération, la libération des travailleurs, par le
syndicalisme. Ces ruptures sont considérables, n’ont pas eu lieu dans les
autres pays décolonisés et elles façonnent désormais le caractère propre des
Tunisiens.
J’ajoute, pour poursuivre dans cette idée, que Bourguiba était
fasciné par l’Amérique, une admiration presque naïve, car l’Amérique
représentait à ses yeux la liberté, comme la France pouvait représenter les
Lumières de la pensée. C’est une clé de compréhension importante.
Bourguiba se
considérait intimement comme le représentant de la liberté, devant la
domination coloniale comme devant le traditionalisme, les superstitions et
l’esprit théologien, qui asservissaient les mentalités de ses compatriotes.
Mais ce n’était pas un démocrate. Il avait le goût de l’autorité personnelle.
Il avait tendance à surestimer la nocivité de ses ennemis et à sous-estimer les
talents de ses collaborateurs.
Avec la vieillesse, il a fini par devenir le
jouet de son entourage.
On connaît la suite…
* Propos recueillis par Samy Ghorbal
CES HOMMES D'ETAT QUI MANQUENT A LEURS PAYS EN CES TEMPS DE CRISES : Comme Mendes France et son ami Habib Bourguiba !
RépondreSupprimerÀ l'approche du quarantième anniversaire du décès de Pierre Mendès France, « il ne fait aucun doute » que celui-ci « jugerait sévèrement les mœurs politiques actuelles », dénonce Frédéric Potier, préfet et essayiste, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, qui appelle à retrouver « l’esprit civique » de l'homme d'État.
https://www.lejdd.fr/Politique/tribune-quarante-ans-apres-sa-mort-pierre-mendes-manque-a-la-france-4140955?fbclid=IwAR1UAmrtoNk6ai9q0b42xYJEA1CwuCgxHUUBxJcekg22w4SSw2gpB4ndbPk