Curieux cheminement vers la laïcité dans le dédale des religions à une époque où elles gouvernaient le monde. S'il a fallu tant de subterfuges pour en arriver au rejet des religions et opter pour celle de l'humanisme, n'est-il pas temps pour les peuples de s'émanciper des religions et d'adopter la laïcité, seule voie possible pour le progrès ? Si la France est le berceau de la laïcité, c'est en Grèce qu'elle prend ses racines.
R.B
Il était une fois les Deumnès
– ces « musulmans » pratiquant le judaïsme en secret
Apparus au XVIIe siècle, les
derniers représentants ont disparu au début du XXIe siècle. Une histoire
passionnante que l’on vous raconte
Quel étrange mot que celui de « Deumnès » ! La
réalité n’en est pas moins mystérieuse puisqu’il s’agit d’une communauté
oubliée, de musulmans pratiquant le judaïsme en secret. Apparus au XVIIe
siècle, les derniers représentants ont disparu au début du XXIe siècle. Une
histoire passionnante que l’on vous raconte.
L’histoire des Deumnès se confond avec celle des
Juifs de l’Empire ottoman, et notamment de Salonique. Un peu d’histoire est
nécessaire pour comprendre l’apparition de cette communauté judéo-musulmane. La
Jérusalem des Balkans a été durant de longues années un phare du judaïsme,
accueillant des rabbins et des érudits parmi les plus prestigieux.
La présence des Juifs en Grèce, les
Romaniotes, remonte au premier siècle avant l’ère commune. Puis, quand l’Empire
ottoman succède à l’Empire byzantin, les minorités sont encouragées à
s’installer sur leur territoire pour fortifier l’économie de l’Empire, dont des
populations ashkénazes et des Juifs expulsés d’Espagne. La ville portuaire de
Salonique comme Istanbul ou Izmir, les accueillera à tel point que le castillan
que parlent ces derniers devient celui de tous les juifs, mais aussi des
chrétiens et des musulmans. Les Juifs constituent alors une véritable élite,
ouverte aux idées progressistes et aux connaissances profanes.
En 1523, Salonique obtient la Charte
de Libération et devient, de fait, une République quasi autonome, avantageuse
pour la population juive, car dotée d’une souveraineté interne. Elle est alors
majoritaire. Un Conseil des Rabbins collecte l’impôt pour l’Empire et fixe à
chacun le montant de son dû et, fait important, il dispose également d’un droit
de justice interne. De sorte que jusqu’à la fin du XVIIe siècle, Salonique
émerge comme un carrefour culturel ainsi que le centre le plus important de
draperie tenu par des juifs où convergent les marranes lettrés issus des
universités espagnoles et portugaises.
Pourtant, la décadence économique de Salonique guette
suite à l’effondrement de Venise, après la prise de Candie par les Turcs, en
1669. Cet événement s’accompagne d’un dépérissement culturel d’une société
juive devenue plus superstitieuse que religieuse. L’épisode du faux messie
Sabbataï Zvi en est la dramatique conséquence. En septembre 1666, ce fauteur de
troubles — un kabbaliste, qui affirmait connaître l’imprononçable formule
réservée à Dieu avant de s’identifier à Lui — est convoqué devant le sultan qui
souhaite mettre fin au désordre. Il est sommé de choisir entre le turban,
c’est-à-dire la conversion à l’islam ou la perte de sa tête. Pour sauver sa
peau, Sabbataï Zvi choisit le turban.
Il entraîne avec lui ses disciples. Parmi eux, des
familles juives parmi les plus influentes des beaux quartiers de Salonique
continuent à le suivre, entraînant un séisme au sein du judaïsme local. On les
appellera les deumnés, un terme tiré du turc signifiant « renégats »,
c’est-à-dire des juifs qui accepteront de se convertir à l’islam, tout en
préservant secrètement des rituels juifs. En quelques mois, près de cinq cents
familles sépharades souvent originaires de Livourne, soit deux mille juifs
deviennent des Deumnès. Certaines du salut prochain, ils pensent ainsi obéir au
vœu de celui qui est resté leur messie, continuant de le vénérer en
accomplissant ses desseins secrets. Parti de Salonique, le mouvement de
conversion s’étend à Andrinople, Constantinople, Smyrne et jusque dans les
moindres villes de l’Empire ottoman comme Castoria, Serrès ou Sofia.
Cette communauté judéo-musulmane restera solidaire à
travers les siècles. Ils forment des congrégations mystérieuses, hésitantes et
indécises, à mi-chemin entre la foi d’hier et celle du présent, pratiquant dans
l’ombre le culte kabbalistique de Sabbataï.
Pointés du doigt, tenus en méfiance à la fois par les
musulmans et les Juifs, la plupart préfèrent d’abord quitter subrepticement les
lieux qu’ils habitent pour aller s’établir dans d’autres où on ne les connaît
pas, reprenant une apparence de musulmans pour pratiquer sans grand risque une
vie juive dans l’enceinte de leurs demeures.
Quand ces apostats sont repérés par les rabbins, on
ne se montre pas particulièrement sévères pour leur égarement passager. Loin de
les condamner, les sages juifs les prennent en pitié et les aident à se cacher
des Turcs qui pourraient leur trancher la tête comme le veut la loi du Coran.
Ils les excusent même, alléguant l’exemple de Rabbi Akiba, et tentent même de
régulariser leur situation religieuse. Les Deumnès mènent néanmoins une
existence de réprouvés. Ils se tiennent en marge des autres juifs, en
perpétuels pénitents. Ceux qui avaient affiché trop visiblement leur qualité de
musulmans ne peuvent reculer sans danger.
Ces crypto-sabbatéens s’organisent en une secte à
part, pourtant divisée. Certains créent des synagogues sabbatéennes, d’autres
continuent de s’afficher comme musulmans, les derniers rejoignent discrètement
les rangs du judaïsme.
Il n’en demeure pas moins que ces judéo-musulmans qui
se nomment eux-mêmes « maamanim » (croyants), que les musulmans appellent avec
mépris « Deumnès » (apostats), et que les juifs qualifient de l’épithète
injurieuse de « minim » (mécréants), divisent. L’arrivée de nouvelles familles
juives livournaises au cours du XVIIIe siècle à Salonique, est vécue comme un
apaisement. Après cet épisode fratricide, le judaïsme éclairé qu’ils
pratiquent, réveille les lumières de la ville en sommeil. Ils accompagnent
aussi l’essor des activités économiques de la ville. Très italianisés, ils font
pénétrer l’Occident moderne dans la Salonique séfarade orientalisée. Fondateurs
d’industries créatrices d’emplois et de prospérité pour toute la ville ainsi
que des banques modernes, ils fondent et encouragent la création d’écoles et de
journaux. Le français qu’ils pratiquent avec l’italien se répand comme la
langue commerciale et surtout de la culture revivifiée avec la création de
l’Alliance israélite universelle, des écoles pour les filles et les garçons.
Parmi eux, la Maison Allatini est l’exemple le plus louable de cette réussite.
Les judéo-musulmans ont continué de former la secte
la plus secrète du judaïsme. À tel point qu’on les a oubliés. Même si les
pratiques religieuses ont quasiment disparu, il est resté quelques descendants
de Deumnès à Thessalonique, Istanbul et à Smyrne jusqu’au XXe siècle. Ils sont
restés encore très divisés : les Yacoubites, les Karaches et les Kapandjis.
Mise à part la croyance originelle en la messianité
de Sabbataï Zvi, les conceptions religieuses ont divergé très sérieusement.
Pendant des siècles, ils ont contracté des mariages endogames à l’intérieur de
ses trois groupes. Souvent, ces musulmans n’ont appris qu’à l’adolescence leurs
origines juives, voire jamais. L’opprobre jeté sur eux n’a jamais totalement
disparu. Les milieux d’extrême droite les ont dénoncés comme de faux musulmans
et les anti-kémalistes souhaitant revenir à l’orthodoxie coranique les ont
pointés du doigt comme des libéraux et des francs-maçons.
Les Deumnès ont continué de se cacher. Devenus
athées, ils ont quasiment disparu et seuls leurs noms de famille portent le
témoignage de leur histoire mystérieuse.
Ainsi la journaliste Françoise Giroud qui nous a
quittés en 2016, confiait descendre des Gourdji issus d’une famille de « Deumnès ».
Un généalogiste qui avait fait des recherches sur sa famille avait en effet
découvert que le membre le plus ancien dont il ait retrouvé la trace, au XVIIIe
siècle, était drugman, c’est à dire interprète du Palais à Salonique.
Dans son livre Vidal et ses frères, on apprend
également que le sociologue Egdar Morin de son vrai nom Nahoum, descend de
Deumnès, actifs et riches, qui ont été les premiers dans le monde proprement
turc à s’ouvrir aux idées laïques, libérales et nationales. Deux illustrations
de personnalités qui ont « nié » leur judaïsme, ce que l’on peut maintenant
comprendre à la lumière de siècles de vie juive pratiquée en secret.
Aujourd’hui, des historiens se penchent sur l’étude
des crypto-sabbatéens, fascinés par leur histoire singulière.
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