jeudi 4 juin 2020

Si la démocratie est née à Athènes, la laïcité est née en Salonique ...

L'Agora où naquit la démocratie athénienne.

Curieux cheminement vers la laïcité dans le dédale des religions à une époque où elles gouvernaient le monde. S'il a fallu tant de subterfuges pour en arriver au rejet des religions et opter pour celle de l'humanisme, n'est-il pas temps pour les peuples de s'émanciper des religions et d'adopter la laïcité, seule voie possible pour le progrès ? Si la France est le berceau de la laïcité, c'est en Grèce qu'elle prend ses racines. 
R.B
Sandrine Szwarc

Il était une fois les Deumnès – ces « musulmans » pratiquant le judaïsme en secret

Apparus au XVIIe siècle, les derniers représentants ont disparu au début du XXIe siècle. Une histoire passionnante que l’on vous raconte

Quel étrange mot que celui de « Deumnès » ! La réalité n’en est pas moins mystérieuse puisqu’il s’agit d’une communauté oubliée, de musulmans pratiquant le judaïsme en secret. Apparus au XVIIe siècle, les derniers représentants ont disparu au début du XXIe siècle. Une histoire passionnante que l’on vous raconte.

L’histoire des Deumnès se confond avec celle des Juifs de l’Empire ottoman, et notamment de Salonique. Un peu d’histoire est nécessaire pour comprendre l’apparition de cette communauté judéo-musulmane. La Jérusalem des Balkans a été durant de longues années un phare du judaïsme, accueillant des rabbins et des érudits parmi les plus prestigieux.

La présence des Juifs en Grèce, les Romaniotes, remonte au premier siècle avant l’ère commune. Puis, quand l’Empire ottoman succède à l’Empire byzantin, les minorités sont encouragées à s’installer sur leur territoire pour fortifier l’économie de l’Empire, dont des populations ashkénazes et des Juifs expulsés d’Espagne. La ville portuaire de Salonique comme Istanbul ou Izmir, les accueillera à tel point que le castillan que parlent ces derniers devient celui de tous les juifs, mais aussi des chrétiens et des musulmans. Les Juifs constituent alors une véritable élite, ouverte aux idées progressistes et aux connaissances profanes.

En 1523, Salonique obtient la Charte de Libération et devient, de fait, une République quasi autonome, avantageuse pour la population juive, car dotée d’une souveraineté interne. Elle est alors majoritaire. Un Conseil des Rabbins collecte l’impôt pour l’Empire et fixe à chacun le montant de son dû et, fait important, il dispose également d’un droit de justice interne. De sorte que jusqu’à la fin du XVIIe siècle, Salonique émerge comme un carrefour culturel ainsi que le centre le plus important de draperie tenu par des juifs où convergent les marranes lettrés issus des universités espagnoles et portugaises.

Pourtant, la décadence économique de Salonique guette suite à l’effondrement de Venise, après la prise de Candie par les Turcs, en 1669. Cet événement s’accompagne d’un dépérissement culturel d’une société juive devenue plus superstitieuse que religieuse. L’épisode du faux messie Sabbataï Zvi en est la dramatique conséquence. En septembre 1666, ce fauteur de troubles — un kabbaliste, qui affirmait connaître l’imprononçable formule réservée à Dieu avant de s’identifier à Lui — est convoqué devant le sultan qui souhaite mettre fin au désordre. Il est sommé de choisir entre le turban, c’est-à-dire la conversion à l’islam ou la perte de sa tête. Pour sauver sa peau, Sabbataï Zvi choisit le turban.

Il entraîne avec lui ses disciples. Parmi eux, des familles juives parmi les plus influentes des beaux quartiers de Salonique continuent à le suivre, entraînant un séisme au sein du judaïsme local. On les appellera les deumnés, un terme tiré du turc signifiant « renégats », c’est-à-dire des juifs qui accepteront de se convertir à l’islam, tout en préservant secrètement des rituels juifs. En quelques mois, près de cinq cents familles sépharades souvent originaires de Livourne, soit deux mille juifs deviennent des Deumnès. Certaines du salut prochain, ils pensent ainsi obéir au vœu de celui qui est resté leur messie, continuant de le vénérer en accomplissant ses desseins secrets. Parti de Salonique, le mouvement de conversion s’étend à Andrinople, Constantinople, Smyrne et jusque dans les moindres villes de l’Empire ottoman comme Castoria, Serrès ou Sofia.

Cette communauté judéo-musulmane restera solidaire à travers les siècles. Ils forment des congrégations mystérieuses, hésitantes et indécises, à mi-chemin entre la foi d’hier et celle du présent, pratiquant dans l’ombre le culte kabbalistique de Sabbataï.

Pointés du doigt, tenus en méfiance à la fois par les musulmans et les Juifs, la plupart préfèrent d’abord quitter subrepticement les lieux qu’ils habitent pour aller s’établir dans d’autres où on ne les connaît pas, reprenant une apparence de musulmans pour pratiquer sans grand risque une vie juive dans l’enceinte de leurs demeures.

Quand ces apostats sont repérés par les rabbins, on ne se montre pas particulièrement sévères pour leur égarement passager. Loin de les condamner, les sages juifs les prennent en pitié et les aident à se cacher des Turcs qui pourraient leur trancher la tête comme le veut la loi du Coran. Ils les excusent même, alléguant l’exemple de Rabbi Akiba, et tentent même de régulariser leur situation religieuse. Les Deumnès mènent néanmoins une existence de réprouvés. Ils se tiennent en marge des autres juifs, en perpétuels pénitents. Ceux qui avaient affiché trop visiblement leur qualité de musulmans ne peuvent reculer sans danger.

Ces crypto-sabbatéens s’organisent en une secte à part, pourtant divisée. Certains créent des synagogues sabbatéennes, d’autres continuent de s’afficher comme musulmans, les derniers rejoignent discrètement les rangs du judaïsme.

Il n’en demeure pas moins que ces judéo-musulmans qui se nomment eux-mêmes « maamanim » (croyants), que les musulmans appellent avec mépris « Deumnès » (apostats), et que les juifs qualifient de l’épithète injurieuse de « minim » (mécréants), divisent. L’arrivée de nouvelles familles juives livournaises au cours du XVIIIe siècle à Salonique, est vécue comme un apaisement. Après cet épisode fratricide, le judaïsme éclairé qu’ils pratiquent, réveille les lumières de la ville en sommeil. Ils accompagnent aussi l’essor des activités économiques de la ville. Très italianisés, ils font pénétrer l’Occident moderne dans la Salonique séfarade orientalisée. Fondateurs d’industries créatrices d’emplois et de prospérité pour toute la ville ainsi que des banques modernes, ils fondent et encouragent la création d’écoles et de journaux. Le français qu’ils pratiquent avec l’italien se répand comme la langue commerciale et surtout de la culture revivifiée avec la création de l’Alliance israélite universelle, des écoles pour les filles et les garçons. Parmi eux, la Maison Allatini est l’exemple le plus louable de cette réussite.

Les judéo-musulmans ont continué de former la secte la plus secrète du judaïsme. À tel point qu’on les a oubliés. Même si les pratiques religieuses ont quasiment disparu, il est resté quelques descendants de Deumnès à Thessalonique, Istanbul et à Smyrne jusqu’au XXe siècle. Ils sont restés encore très divisés : les Yacoubites, les Karaches et les Kapandjis.

Mise à part la croyance originelle en la messianité de Sabbataï Zvi, les conceptions religieuses ont divergé très sérieusement. Pendant des siècles, ils ont contracté des mariages endogames à l’intérieur de ses trois groupes. Souvent, ces musulmans n’ont appris qu’à l’adolescence leurs origines juives, voire jamais. L’opprobre jeté sur eux n’a jamais totalement disparu. Les milieux d’extrême droite les ont dénoncés comme de faux musulmans et les anti-kémalistes souhaitant revenir à l’orthodoxie coranique les ont pointés du doigt comme des libéraux et des francs-maçons.

Les Deumnès ont continué de se cacher. Devenus athées, ils ont quasiment disparu et seuls leurs noms de famille portent le témoignage de leur histoire mystérieuse.

Ainsi la journaliste Françoise Giroud qui nous a quittés en 2016, confiait descendre des Gourdji issus d’une famille de « Deumnès ». Un généalogiste qui avait fait des recherches sur sa famille avait en effet découvert que le membre le plus ancien dont il ait retrouvé la trace, au XVIIIe siècle, était drugman, c’est à dire interprète du Palais à Salonique.

Dans son livre Vidal et ses frères, on apprend également que le sociologue Egdar Morin de son vrai nom Nahoum, descend de Deumnès, actifs et riches, qui ont été les premiers dans le monde proprement turc à s’ouvrir aux idées laïques, libérales et nationales. Deux illustrations de personnalités qui ont « nié » leur judaïsme, ce que l’on peut maintenant comprendre à la lumière de siècles de vie juive pratiquée en secret.

Aujourd’hui, des historiens se penchent sur l’étude des crypto-sabbatéens, fascinés par leur histoire singulière.


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