mercredi 9 septembre 2020

Les leçons politiques d'Albert Camus

Camus par  Federica Masini

" Il est des vérités qui valent qu’on meure pour elles,
mais aucune qui vaille qu’on tue en leur nom."
Albert Camus
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Je suis déjà intervenu pour parler d’Albert Camus et la justice, et c’était déjà une façon d’aborder son intérêt pour la chose publique, pour la politique, à travers son action dans le journalisme notamment. Je voudrais, ici, m’appesantir davantage sur ce que l’on peut attendre et ce que l’on peut avoir comme leçon sur le plan de la politique, dans la vie et l’œuvre d’Albert Camus.

Alors il y a une première chose qui serait une erreur, c'est de considérer Albert Camus comme un très grand auteur classique, ce qu'il est au demeurant, en oubliant que c’est un auteur d'une très grande actualité. C'est un des auteurs les plus lu dans le monde entier.
Son théâtre est toujours joué, là encore, dans le monde entier et ce qu'il a écrit en matière politique a beaucoup servi, a beaucoup été utilisé dans des pays et par des peuples qui voulaient se révolter contre un ordre souvent dictatorial.
L'histoire a montré maintenant, que, par exemple, dans tous les combats très longs qui ont eu lieu dans le bloc de l'Est pour parvenir à sa libération, pour parvenir à la chute du mur de Berlin, comme on dit, les populations lisaient Camus, utilisaient Camus et prenaient chez lui un certain nombre d'arguments utiles pour leur combat ; et beaucoup parmi ces peuples, ont manifesté leur reconnaissance à Albert Camus.

Mais, il y a même plus récent, par exemple, dans les manifestations qui ont eu lieu à Hong Kong, on a vu des pancartes produites par la population qui se révolte là aussi, des pancartes sur lesquelles des phrases de Camus étaient affichées.

Enfin, je voudrais dire qu'en ce qui me concerne, j’ai utilisé, comme grille de lecture, des mouvements (Harak) qui ont eu lieu en Algérie pendant plus d'une année, qui n'ont été interrompus d'ailleurs que par la Covid-19 et qui peut être reprendront, j'ai utilisé la lecture de « L'Homme révolté » car, il me semble, qu'il y a dans l'attitude des algériens, je me rappelle qu'il s'agissait de manifestations très importantes en nombre mais dont une des caractéristiques était le côté tout à fait pacifique et j'ajouterais même le côté joyeux.

Il y avait dans ces manifestations un sentiment de révolte tel que le définit Albert Camus dans « L'Homme révolté » où il dit en gros, en substance : « La révolte c'est quand on arrive à un stade que jusque-là on pouvait l'accepter. C’était condamnable, mais on pouvait l'accepter. Maintenant la borne est dépassée, on ne peut plus l'accepter ». Et en Algérie, la borne dépassée, c'était de vouloir faire élire Bouteflika pour un énième mandant, quelqu'un de grabataire, quelqu'un qui était incapable de diriger le pays et dont la population n'en voulait pas. Ça a été le point qui a entraîné la révolte.

Là où il y a une petite difficulté en Algérie sur cette idée de révolte telle que la présente Camus, c'est que Camus dit très bien que dans la révolte, il y a d'abord un refus très net, mais qu'il y a un aspect positif aussi. « Nous ne voulons plus cela, mais nous avons des exigences, nous voulons telle ou telle chose ». Or malheureusement, et c'est le drame de l'Algérie et d'autres pays du Maghreb, je pense notamment à la Tunisie, l'Algérie n'est pas capable et n'a pas été capable, et je crains qu'elle ne soit pas capable de trancher entre deux grands courants qui la déchirent, qui sont totalement opposés et qui rendent une action positive, une volonté positive difficile, je veux dire par là qu'il y a une division quasiment de civilisation entre des gens qui veulent aller vers les droits universelles, vers les Lumières, vers ce qu'on appelle des valeurs européennes qui, en réalité, sont des valeurs universelles et une partie importante de la population qui est dans le conservatisme et plus grave encore dans une régression religieuse, dans une idéologie religieuse qui est totalement opposée  au droit de l'homme et aux valeurs des Lumières.

Ces pays ne progresseront pas tant qu'ils n'auront pas tranché, d'une manière claire sur cette ligne, car il n'est pas possible de faire des accommodements entre ces deux tendances. Pour l'Algérie c'est une révolte, mais c'est une révolte incomplète au sens Camusien du terme, car elle n'a pas le côté positif que demande la révolte chez Camus.

Allons plus loin maintenant et demandons-nous ce que peut apporter Camus aujourd'hui, puisque je viens de démontrer qu'il est d'une actualité par moment brûlante.

On va d'abord se poser la question du positionnement de Camus. La question s'est posée : est-il de droite, est-il de gauche et de quelle gauche ? La réponse n'est pas toujours simple à donner. Il a d'ailleurs dit dans une phrase qu'il convient à la fois de méditer et d'étudier : « Si la vérité était de droite, je serais à droite ». Autrement dit, c'est l'homme de la complexité, c'est l'homme de la nuance, c'est l'homme qui refuse absolument de raisonner sous forme de slogans, sous forme d'idée toute faite et complète et qui dans le fond, nous verrons tout à l'heure, plus en détail, se refuse aux idéologies fermées.

C'est si vrai que la droite et la gauche ont essayé, surtout de nos jours, de le rattraper, de se l'accaparer. Il a d'abord, dans un premier temps sur lequel on reviendra, été exclu par la gauche. C'est toute l'affaire de l'homme révolté, sur lequel je reviendrais. C'est le combat des sartriens, le combat dans lequel, je le dirais très clairement, les sartriens n'ont pas le beau rôle quand ils ont voulu placer Camus à droite, le rejeter de la famille de la gauche. Mais, ça c'est déjà un peu ancien. Et récemment, il est récupéré par tout le monde, la droite évidemment. On sait que Sarkozy a voulu qu'il aille au Panthéon. Quelle horreur ! Il est beaucoup mieux dans sa tombe à Lourmarin, sous le soleil de Provence, entouré de lavande, que dans ce lieu qui est, certes solennel et important, mais un peu sinistre qu'est le Panthéon. Sa famille n'a pas voulu. Tant mieux. Mais tout ça pour dire que la droite veut se l'accaparer.

On l’a vu aussi au moment des célébrations de l'Algérie, car d'une certaine manière, même les anciens partisans de la colonisation, les nostalgiques de l'Algérie française, essaient de le récupérer. Tout ça parce que clairement il n'a pas été, on reviendra plus en détail, pour l'indépendance du pays. Ils oublient simplement que Camus est avant tout un anticolonialiste de la première heure et un anticolonialiste qui argumente puissamment, qui écrit puissamment ; et par conséquent, il est difficile de le rattacher à des anciens colonialistes.

Tout ça pour dire qu'il est assez complexe d'une certaine manière, mais je crois qu'on doit pouvoir conclure sur ce positionnement en disant qu'il est indiscutablement un homme de gauche. Lui-même d'ailleurs dans une phrase également assez significative a écrit, je cite de mémoire : « Je mourrai à gauche, malgré elle, malgré moi ». Là aussi, c'est dans la nuance, mais ça veut dire qu'il se considère comme homme de gauche malgré elle, parce que la gauche a quand même beaucoup commis d'erreur ; et je pense notamment au parti socialiste en Algérie qui s’est fourvoyé et qui ne suivait d'ailleurs pas les analyses anticolonialistes de Camus. Et malgré lui, parce que bien que Camus ait commis des erreurs, il pense que les valeurs de gauche sont quand même des valeurs qui sont tout à fait respectables.

On sait qu'il a été aussi un moment au parti communiste en Algérie, mais là il faut être très clair, je crois qu'il n'a jamais adhéré au parti communiste en adhérant à la conviction communiste, à la théorie communiste. Mais il y a adhéré en Algérie parce que c'était le seul parti qui dans le fond combattait pour améliorer la situation des algériens, pour faire évoluer la situation. Et lorsque sur ordre de Moscou, le parti communiste algérien a renoncé à son combat pour l'évolution des algériens, il a été amené à quitter le parti communiste. Il y a des livres très approfondis sur cette question, on se demande s'il en a été exclu ou s'il est parti. Le fait est, s'il en a été exclu, il a tout fait pour l'être. Il n'admettait pas ce revirement imposé par Moscou sur un thème qui lui tenait à cœur : la défense des algériens. Ensuite, il a complètement condamné le communisme, c'est toute l'affaire de l'homme révolté. J'y reviendrais.

On a aussi, quelques fois dit qu'il était de cette gauche libertaire, qu’il n’était pas loin des théories anarchistes. Il y là d'importants livres de Michel Onfray, dont vous savez qu'il est aujourd'hui discuté et particulièrement discutable à mon point de vue, mais il a fait un livre qui est extrêmement intéressant où il veut tirer Camus vers l'idée de la gauche libertaire. Je n'ai pas été totalement convaincu par ça, même si la revendication de liberté totale chez Camus est évidente, je ne crois pas qu’il ait pensé qu'une société pouvait se passer de règles et d'un pouvoir minimum pour organiser la société. Je pense qu'il n'a jamais cru qu'une société livrée à elle-même et avec ce qu'il connaissait des passions humaines, pouvait se gérer et s'auto-gérer librement. Ça lui paraîtrait, je pense là encore, une idéologie utopique.

Alors, voilà un peu situé Camus sur le plan politique.

J'en viens de manière plus précise aux grandes idées politiques qui vont marquer : évidemment la première, c'est le refus absolu et cela a été son combat de toute sa vie, le refus des totalitarismes et de manière encore plus large des idéologies. Je répète qu'il n'accepte pas les systèmes tout faits ; et en politique pas plus qu'ailleurs. Il a d'ailleurs dit : « Je ne suis pas un philosophe, parce que je ne sais pas créer des systèmes de pensée. Je ne crois pas au système de pensée », et il ne croit pas du tout aux idéologies et les a combattues. Ça, c'est l'affaire qui est née avec l'homme révolté.

L'homme révolté est un livre qui a fait énormément de bruit quand il est paru, dans lequel Camus étudiait, on l'a vu, le sentiment de révolte dans tous les domaines, dans l'histoire et en politique. Mais dans l'homme révolté, il produit une condamnation argumentée complète de l'idéologie communiste. Il montre que cette idéologie, pour des résultats futurs tout à fait hypothétiques, est prête à sacrifier la liberté et même la vie des contemporains. Et ça Camus ne peut pas l'accepter. L'homme révolté est un combat contre cette idée que pour améliorer la justice d'une société, il faudrait passer par la suppression des libertés et par le meurtre. Ce qu’il condamne de façon absolue. Lorsqu'il prononce cette condamnation extrêmement motivée, on est à une époque, on l'a un peu oublié et il faut se la rappeler, où l'intelligencia en France, les élites, sont pratiquement toutes acoquinées aux idées communistes. Il y a très peu, parmi les intellectuels, de gens qui ne sont pas soit au parti communiste, soit ce qu'on appelle des amis, ces compagnons de route du parti communiste.

Cette élite, ainsi que le parti communiste, vont véritablement mettre en branle une action déterminée, la plupart du temps déloyale, pour condamner la thèse de Camus. On lira avec intérêt, pour ceux qui s'intéressent à la chose, aux échanges qui ont eu lieu entre l'équipe de Sartre, parce que Sartre au début n'a pas voulu prendre la plume, la laissant à un directeur de sa revue pour attaquer férocement Camus ; et Camus en répondant, s'est adressé directement à Sartre qu'il savait derrière cette attaque. Dans cet échange très violent sur le plan intellectuel, on va échanger les argumentations.

Je dois dire ici, parce que je le dis qu'à chaque fois que je parle de cette époque, que les sartriens et cette élite communiste de l'époque ou compagnons des communistes, a été à l'égard de Camus absolument odieuse, utilisant tous les moyens, des mensonges, des exagérations et la force qu'avait cet ensemble de personnes intellectuelles à l'époque. Camus en a beaucoup souffert, il en a été beaucoup peiné. Même s'il répond. Et il répond fermement.

Soyons clair, c'est Camus qui a triomphé. Il est clair que les thèses des sartriens et des communistes ont été passées à la poubelle de l'histoire. Personne de sérieux aujourd'hui ne peut accepter les thèses de l'époque ni le fait que ces intellectuels aient fermé les yeux sur les crimes innombrables et graves des communistes. Par conséquent, aujourd'hui, Camus a triomphé et sur ce terrain, il a battu évidemment, Sartre et toute cette équipe. Mais, il en a, évidemment, beaucoup souffert. 

Il n'a pas été le seul à lutter contre cette idéologie, ce totalitarisme. Il faut rappeler que déjà André Gides à l'époque avait fait une sorte de scandale, avait été également attaqué, comme l'a été Camus lorsqu'il a écrit « Retour d'URSS » ou « Nouveau retour d'URSS ». Il y avait également Raymond Aron, il y avait d'autres écrivains qui avaient levé le voile sur les crimes communistes que ne voulaient pas voir les sartriens aux prétextes, nous disaient-ils avec une imbécillité sans nom, qu'il « ne fallait pas désespérer Billancourt ». On voit l’imbécillité de la formule.

Bref, Camus nous donne une leçon et une leçon extrêmement intéressante qui est l'opposition à cette idéologie totalitaire.

Mais il n'a pas combattu que le communisme, il a également combattu de manière très importante le fascisme, car Camus a été un résistant. Il a combattu les thèses fascistes notamment dans un ouvrage qui s'appelle : « Lettre à un ami allemand », où il s'adresse aux allemands car il ne combat pas le peuple allemand, il condamne l'idéologie nazie.

Alors, ce qu'il a écrit sur les idéologies peut nous servir aujourd'hui encore de garde-fou, d'éléments de référence. Il est très certain que c'est toujours difficile de faire parler les morts. Evidemment et il vaut mieux en général l'éviter. Mais je suis absolument certain que Camus aurait, aujourd'hui, mené un combat absolument acharné contre l'idéologie islamiste qui est également un totalitarisme évidente et une idéologie mortelle. Il aurait été contre cette utilisation de la violence et j'y reviendrais là-dessus.

La grande leçon c'est d'être assez ouvert et de ne jamais succomber aux idées totalitaires, de préférer la liberté et d'écarter la violence. Dans le fond, il est assez proche, d’Hannah Arendt et de sa théorie du fait que l'on succombe à ces idéologies, ces scripts de bureau. D’ailleurs il y a une anecdote à ce propos : quand Hannah Arendt est venue en France, on lui a demandé si elle voulait rencontrer des personnalités littéraires. Elle a demandé si elle pouvait rencontrer Camus. On lui a demandé si elle voulait également rencontrer Sartre. Elle a répondu que Sartre n'aurait rien à lui apprendre et qu’elle souhaite rencontrer Camus. C'est tout dire sur ce point.

La seconde idée force de Camus, mais qui est dans un lien étroit avec cette condamnation des idéologies et du totalitarisme, c'est qu'il est convaincu que la politique, l'action politique, l'histoire comme il dit souvent, ça n'est pas tout. Camus veut dire l'histoire, la politique c'est important, mais il y a beaucoup d'autres choses dans l'humanité. La beauté du monde, la joie de vivre, l'amour … Il pense, au fond de lui-même, que les politiques ne sont pas chargés de faire le bonheur des peuples ; et que ceux qui prétendent faire le bonheur des peuples, comme ça a été le cas de ces idéologies, sont des gens dangereux. Ils sont dangereux parce qu'ils menacent les peuples de désintégration.

Et ce qui est très intéressant, c'est qu'on retrouve cette même idée que la politique a ses limites et qu'il faut les lui laisser.

Dans un texte d'un autre grand écrivain, que personnellement j'admire beaucoup, Marguerite Yourcenar, dans son roman très célèbre, qui l’a fait connaître, sont « Les mémoires d'Adrien » ; dans lesquels, se mettant à la place de l'empereur Adrien, elle écrit une sorte de mémoire dans une lettre qu'écrit Adrien à son successeur Marc Aurel. L'empereur Adrien réfléchit à ses pouvoirs d'empereur, à ce qu'est la politique, à ce qu'elle peut être, à ce qu'il faut faire. Il est amené à insister sur les limites de la politique. Il y a cette très belle phrase de Marguerite Yourcenar que je vous lis entièrement et qui dit ceci : « Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires ; il restera toujours pour tenir en haleine les vertus héroïques de l'homme, la longue série des mots véritables : la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l'amour non partagé, l'amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d'une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes, tous les malheurs causés par la divine nature des choses. »

Camus est bien conscient que la politique doit se donner une limite et la limite c'est que l'homme doit pouvoir vivre sa vie, profiter de la beauté du monde, profiter de la joie de vivre et des richesses que donne le monde, même quelquefois dans la misère.

J'en viens à la troisième leçon, me semble-t-il politique, de Camus : c'est qu’évidemment il faut être attentif aux pauvres, à ceux qui souffrent et ceux que la politique se grandit en en améliorant le sort, l'éducation, la santé des plus humbles. C'est d'ailleurs en ce sens que l'on peut dire que Camus est de gauche. Il faut dire que lorsqu'il parle des pauvres, ce qu’il a d'ailleurs dit à Sartre, il sait de quoi il parle. Je pense que chacun connait un peu la vie de Camus. Enfin, il faut rappeler tout simplement qu'il vient d'une famille très pauvre en Algérie. Son père était maître de chais dans un commerce appartenant à un viticulteur, assez peu payé et surtout il meurt tout de suite à la guerre de 14. Il lui reste sa mère et sa grand-mère qui sont deux femmes très pauvres, ne savent pas lire, illettrées et gagnent très petitement leurs vies en faisant des ménages. Camus habite dans un endroit qu'il décrit dans le premier homme et dans d'autres de ces livres, qui est un endroit très pauvre. Il vient de la grande pauvreté et il sait de quoi il parle. Il a connu dans le fond la misère. D'ailleurs c'est un livre également sur la misère qui l'a amené à écrire. Il a toujours dit que c'était l'œuvre d'André de Richaud qui s'appelle « La douleur », c'est un livre sur la pauvreté qui l'a conduit à se dire : « On peut donc écrire sur les pauvres ». Il a ensuite été un très grand ami d'un autre grand écrivain, Louis Guilloux, un breton, issu lui aussi d'un père cordonnier dans la Bretagne pauvre. Ils savent tous ces gens de quoi ils parlent, quand ils parlent de pauvreté.

Il a analysé cette situation. Il était pauvre mais il a eu la chance à la fois d'être doué je crois pour le bonheur et de vivre en Algérie, au soleil, près de la mer, dans un pays qui lui a donné le bonheur. Il a cette phrase dans la préface de « L'envers et l'endroit », qui est extrêmement intéressante, parce qu'elle montre, assez clairement, sa position vis-à-vis de ceux qu'ils condamnent.
Voilà ce qu'il écrit, que je lis là aussi textuellement : « La pauvreté d'abord n'a jamais été un malheur pour moi. La lumière répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent, presque toujours je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. Il n'est pas sûr que mon cœur fût naturellement disposé à cette sorte d'amour mais les circonstances m'ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil.  La misère m'empêcha de croire que tout est bien sous le soleil. Et dans l'histoire, le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout. Changer la vie, oui mais sur le monde mais non le monde dont je faisais ma divinité. »

On retrouve ici l'idée qu'il faut faire progresser, aide et améliorer le sort des pauvres mais pas en leur supprimant les possibilités de liberté et de bonheur. L'histoire n'est pas tout. On y revient.

Et donc là il y a une grande leçon que nous donne Camus. C'est peut-être grâce à la leçon qu'il a reçue de ce merveilleux instituteur, genre hussard de la république comme j'en ai connu moi-même dans ma jeunesse, qu’était Louis Germain.

Louis Germain à qui il a dédié son discours de prix Nobel de littérature et auquel il a adressé une lettre, à ce moment-là. Une lettre que je conseille de lire, que je ne lis jamais sans être ému aux larmes. Lettre où il rend hommage à cet instituteur qui lui a permis de s'élever. Donc de cela aussi, il nous donne une leçon.

Enfin, il y a chez Camus, une réflexion essentielle d'une très grande actualité sur la violence en politique. Il a abordé cette question de la violence dans beaucoup d'ouvrages, bien sûr dans l'homme révolté, mais également dans son théâtre et notamment dans sa pièce « Les Justes ».

Dans « Les Justes », il oppose un certain nombre de personnes notamment à propos du terrorisme, à propos d'un acte terroriste qui consiste à jeter une bombe dans la calèche du tsar de Russie. Il y a deux théories : l'une dit qu'on doit faire cette violence quel que soit les situations et l'autre plaide, milite, argumente pour dire non, parce qu’il va y avoir dans la calèche du tsar, le prince un jeune enfant innocent et nous ne pouvons pas lancer cette bombe. Il y a tout un débat dans cette pièce de théâtre sur ce dilemme de la violence.

Camus sait que la violence est parfois nécessaire. Il ne la rejette pas totalement. Il sait qu'elle est inévitable. Il sait que le monde est tragique. Il connait l'histoire, la situation de son époque. L'histoire est tragique. Elle a toujours été et elle le restera. Mais, il a des valeurs et il a surtout une règle parfaitement arrêtée, qui est qu'on ne peut pas utiliser la violence contre des innocents et de le faire sciemment, de le faire volontairement, ça c'est la limite qu'il n'accepte pas de franchir.

Il est très clair dans cette analyse et c'est d'ailleurs le sens de sa réponse lorsqu'il est questionné par des étudiants à Stockholm, sur le sens de cette fameuse phrase, que les sartriens, là encore avec une mauvaise foi très grande lui ont opposée, où analysant la violence en Algérie, il condamne le terrorisme dans lequel, dit-il, sa mère innocente complètement, cette pauvre femme, pourrait être prise. Il a cette phrase, qui a fait beaucoup parler : « Si j'avais à choisir entre la justice et ma mère, je choisirais ma mère ». On le lui a beaucoup reproché sans en analyser ni le contexte, ni à mon avis, le sens exact. Mais le sens était en fait cette volonté absolue de refuser la violence touchant les innocents. Qu'il y ait des violences entre les armées, qu'il y ait de la violence entre éventuellement les responsables politiques, il n'en est pas très chaud mais enfin il pourrait l'accepter. La violence touchant les innocents, ça il ne l'accepte pas et il le dit à un moment, et je partage assez cet avis, que des peuples ou des organisations qui utilisent la violence contre des innocents, quel que soit la justesse de leur cause, quel que soit la justesse de leur but, le corrompt. 
Je crois qu'il y a là une phrase qui mérite d'être analysée et beaucoup de ces organisations qui ont utilisé la violence, y compris contre les innocents sous prétexte que c'était leur seule arme, ont montré par la suite qu'elles étaient des organisations criminelles. Suivez mon regard en cette matière. 
Mais je crois que Camus avait parfaitement raison sur ce point et donc il y a à voir encore ses analyses sur la violence, parfaitement d'actualité quand on voit la violence à laquelle se livrent les islamistes.

D'ailleurs, incidemment sur cette analyse de la violence dans le premier homme, Camus rappelle un incident qu'a connu son père lorsqu'il faisait des manœuvres militaires au Maroc où il a assisté au fait qu'on ait tué là des soldats, mais avec une cruauté tout à fait abominable. Son père avait dit à ce moment-là, cette phrase qu'avait utilisée Camus : « Un homme, ça s'empêche ». Une phrase qui est importante : un homme ça s'empêche. Et ça s'empêche de faire l'horreur, le mal absolu. On est amené quelquefois à utiliser la violence mais on s'empêche que ça dégénère. Je signale d'ailleurs qu’il est paru il y deux jours dans le blog tenu par Philippe Bilger l'ancien avocat général, une analyse de cette expression de Camus : un homme ça s'empêche, qu’on peut lire sur son blog.

Il y a aussi dans Camus, mais je n'y reviens pas car c'était l'objet de ma dernière intervention, beaucoup d'analyses sur ce que devrait être la presse et notamment la presse politique.

Je terminerais en posant la dernière question sur ces leçons politiques : ce sont l'analyse des rapports de Camus avec la religion et avec la foi, puisque c'est un problème qui reste toujours d'actualité.

On sait que Camus ne croit pas, il n'a pas la foi. Il ne croit pas qu'il y ait quoi que ce soit au-delà de la mort. C'est ce qui en fait d'ailleurs, pour lui, la base du mécanisme de l'absurde car il y a une vie qui se fait comme le mythe de Sisyphe qui monte son caillou qui redescend ; et à la fin il y a la mort qui débouche sur strictement rien. Il n'a pas la foi et ça gouverne évidemment toute son œuvre, toute sa philosophie.

Mais, ce qu'il y a à dire, c'est qu'il respecte les gens qui ont la foi. Il dit, d'une certaine manière, qu'il n'a pas pu entrer dans la foi, qu'il y a une forme de regret d'une certaine manière ; mais qu'il admet et qu'il comprend ceux qui ont cette foi. Il respecte donc les croyants. D'ailleurs, son mémoire d'étude en philosophie à Alger, était consacré au rapport de Saint Augustin un père de l'église avec Plotin, donc déjà une préoccupation sur ces problèmes. Il y a une réunion extrêmement intéressante qu'il a eu avec des moines dominicains à Paris, je crois, dans un couvent Boulevard de la Tour Beaubourg, où il a eu une discussion avec eux, où il leur dit très clairement : « Je ne crois pas mais je vous respecte ». Il y a une phrase qu'il prononce et qui est extrêmement intéressante à propos de l'attitude de Pie XII pendant le nazisme.

On sait qu'il y a eu une discussion importante à propos de Pie XII qui consiste à savoir s'il n'aurait pas pu et du faire autre chose que ce qu'il a fait. Car certes il a aidé à sauver un certain nombre de juifs à titre individuel, mais on n'a pas entendu de condamnation ferme du nazisme. Les dominicains lui disent : « Oui mais il a pourtant condamné le nazisme dans les termes de la papauté, dans les termes des anticycliques » ; et Camus leur répond : « Mais ne voyez-vous pas qu'il est là le problème ». « La condamnation, dit-il, aurait été portée dans les termes des anticycliques, mais nul ne l'aurait entendue ? Alors que j'ai longtemps attendu qu'une voix s'élève au niveau de la papauté, avec l'autorité du pape, pour condamner et appeler tous les chrétiens à lutter contre le nazisme ». Et dit à ces dominicains : « Voilà le problème, vous avez porté des condamnations mais dans des termes à la fois diplomatiques mais que personne n'a entendus. Alors qu'il fallait qu'il y ait un cri ! ». Tout cela pour dire que non seulement il respecte mais qu'il pense que le pape peut avoir une autorité.

Voilà l'ensemble de ce que l'on peut dire de Camus et des Leçons politiques.

Je rappelle qu'il a beaucoup écrit. Je vous signale un livre dans la collection Folio, recueil des conférences et des discours de Camus, où l'on retrouve plus avant, tout ce que je viens de résumer.

Par conséquent, je crois qu'il faut relire et relire Camus, d'abord parce que c'est un style magnifique et que l'on y apprend des choses qui peuvent servir de nos jours, à réfléchir comme lui, dans la complexité, dans la nuance, sans slogans et en combattant de toutes nos forces les idéologies qui veulent, comme elles le disent quelquefois, créer un homme nouveau.

NON, il n'y a pas d'homme nouveau !

Il y a une humanité avec ses grandeurs et ses faiblesses. Il faut lui laisser la liberté et la laisser vivre.

Voilà la grande leçon d'Albert Camus.




4 commentaires:

  1. Jean-Pierre Ryf

    Il y a 40 ans, le 2 décembre 1980, Romain Gary mettait fin à ses jours. En la mémoire de ce grand romancier du XXème siècle, voici un extrait de sa préface à une édition américaine de "La Peste", écrite en 1962, qui en dit long sur l'amitié profonde et pourtant méconnue qui liait les deux hommes :

    " Il est très difficile, curieusement, de se rappeler les paroles d’amis disparus ; c’est qu’on ne fait pas trop attention quand ils sont présents. Je me souviens du sourire de Camus et de la gravité de son visage – les deux expressions se succédaient parfois en quelques secondes – bien mieux que de sa conversation. Je n’ai jamais fait grand cas des paroles, de toute façon.

    " Mais maintenant que sa voix s’est tue, les mots ne me font que mieux sentir à quel point elle me manque. Il me semble toutefois me rappeler qu’il disait … non en fait, rien de bien important. Juste qu’il est des vérités qui valent qu’on meure pour elles, mais aucune qui vaille qu’on tue en leur nom.
    C’est alors qu’il écrivit La Peste ".

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  2. Tout le drame algérien vient de cette loi de l'indigénat, mettant tout un peuple à part sous un label unique mais faux d' "arabe" ! Ce qui en dit long sur le mépris par une majorité de français, pour les arabes; et que Camus illustre bien dans son livre "l'étranger", en désignant son personnage central par ce terme vague d'arabe. Ce que relève par ailleurs Feroun dans sa lettre :

    Lettre de Mouloud Feraoun à Albert Camus

    Cher Monsieur,

    Je viens de recevoir ici, à Taourirt-Moussa, la visite de mon ami Roblès. Il m’a dit tout le bien que vous pensez de mon petit ouvrage et m’a donné votre adresse que je désirais connaître depuis longtemps. L’hiver dernier j’avais demandé à Pierre Martin du S.C.I de vous faire parvenir un exemplaire du “Fils du Pauvre”. Lui aussi pouvait me communiquer votre adresse mais je n’avais osé vous écrire.

    Je suis très heureux d’avoir réussi à vous intéresser parce que je vous connais depuis longtemps. Je vous ai vu en 1937 à Tizi-Ouzou. Nous étions alors bien jeunes. Vous écriviez des articles sur la Kabylie dans Alger républicain qui était notre journal, puis j’ai lu la Peste et j’ai eu l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres; J’avais regretté que parmi tous ces personnages il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à vos yeux qu’une banale préfecture française.

    Oh ! ce n’est pas un reproche. J’ai pensé simplement que, s’il n’y avait pas ce fossé entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous vous seriez senti capable de parler de nous avec la même générosité dont bénéficient tous les autres. Je regrette toujours, de tout mon cœur, que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et que nous n’ayons personne pour nous comprendre, nous faire comprendre et nous aider à nous connaître nous-mêmes.
    J’ai l’intention d’écrire, de parler de nos compatriotes tels que je les vois mais j’ai pas d’illusions. Ma vue sera forcement trop courte et mes moyens trop réduits car il n’est pas vrai que le bon sens soit si bien partagé qu’on le dit. Si je parvenais à un jour à m’exprimer sereinement, je le devrais à votre livre – à vos livres qui m’ont appris à me connaître puis à découvrir les autres, et à me constater qu’ils me ressemblent.

    Ne puis-je donc pas me payer ce ridicule : tenter à mon tour d’expliquer les kabyles et montrer qu’ils ressemblent à tout le monde ? À tous les Algériens, par exemple ? Ce fossé qui s’élargit stupidement, ne faudrait-il pas essayer de le combler ? Bien entendu, il ne m’en coûtera pas d’échouer. Je suis un bon maître d’école; j’ai beaucoup d’élèves; j’aime ma classe. Je ne demande rien et je rêve à mon aise. J’ai réussi à attirer sur nous l’attention de Audisiau, Camus, Roblès. Le résultat est magnifique. Vous êtes Algériens tous trois et vous n’avez pas à nous ignorer …

    J’aurai besoin de votre indulgence pour cette longue lettre. Peut-être trouverez-vous que je prends trop de liberté à vous parler ainsi. Ce sera la preuve que mes paroles n’arrivent pas à dire ma pensée et que j’ai eu tort de vouloir écrire.

    Ne retenez de tout ceci que mes vifs remerciement par les encouragements précieux que Roblès me rapporte de Paris.

    M. Feraoun
    Taourirt-Moussa, le 27 Mai 1951

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  3. SARTRE - CAMUS : DEUX INTELLECTUELS QUE LE COMMUNISME VA SEPARER !

    Les deux étant comme beaucoup d'intellectuels de l'époque communistes, très vite Camus va condamner le stalinisme et le communisme qu'il juge totalitaire; contrairement à Sartre subjugué par Staline, il fermera les yeux sur ses crimes ... comme tant d'autres intellectuels !

    https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/aujourd-hui-l-histoire/segments/entrevue/18643/histo-sartre-camus-ecrivain-dispute-jocelyn-maclure?fbclid=IwAR0r9RfjayRHAS15-adyvdWb01PiBZPW-jnpA028VHLpSlpY9-TXZ9Huf74

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  4. Albert Camus (I) (1/5) : L’homme

    https://www.youtube.com/watch?v=R79d4OhwPjU

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